Les réalités de l’immigration sont porteuses de défis spécifiques voire de dilemmes éthiques pour les travailleurs sociaux, confrontés par exemple dans la période récente aux contradictions de l’action publique dans l’accompagnement des mineurs isolés. Les professionnels du travail social se retrouvent en première ligne pour l’accueil et l’intégration des migrants et ne peuvent échapper aux tensions politiques particulièrement vives sur ces questions. Face aux enjeux du vivre ensemble, ils occupent donc une place spécifique, souvent exposée. Comprendre le phénomène migratoire, mieux connaitre les populations immigrées, contribuent à la formation et la montée en compétences des travailleurs sociaux.
Pour appréhender plus finement la façon dont la recherche en travail social appréhende les multiples facettes de l’immigration en France, la base Thesis constitue un outil précieux. Créée et alimentée par un groupe de travail réunissant documentalistes et chercheurs, cette base recense en effet l’ensemble des thèses francophones soutenues en France depuis 2000 dans différentes disciplines de sciences sociales et susceptibles d’intéresser les chercheurs, les étudiants et les professionnels du champ du travail social. Les codages par domaine et par mots-clés permettent de suivre avec précision l’évolution des recherches au regard des différents thèmes traités. A partir d’une analyse du corpus Thesis , nous nous proposons donc de mettre en évidence quelques caractéristiques et évolutions majeures des travaux menés entre 2000 et 2012 et intéressant le travail social sur la question de l’immigration.
Tout d’abord, et ce résultat est en accord avec l’état des lieux réalisé par le Musée national de l’histoire de l’immigration, on observe une augmentation significative du nombre de thèses relatives à l’immigration et cette augmentation est plus rapide que l’évolution globale des thèses intéressant le travail social. A la différence du corpus global, la sociologie est la discipline dominante, devant la psychologie. La science politique et l’ethnologie sont aussi surreprésentées, ce qui correspond aux travaux sur les politiques publiques d’une part, sur l’intégration des migrants d’autre part (cf. infra).
On relève un nombre conséquent de thèses « géographiquement spécialisées », au sens où elles sont consacrées à l’intégration de tel ou tel groupe de migrants dans un territoire donné. Il peut s’agir d’un groupe spécifique de migrants sur l’ensemble du territoire national, ou de l’ensemble des migrants sur un territoire délimité. Mais le plus souvent, la recherche croise origine ethnique de la migration et territoire d’implantation, de façon parfois très délimitée. La vie quotidienne, les questions d’ethnicité et d’identité culturelle, les stratégies d’intégration sont manifestement au cœur de ces thèses, basées sur des observations très localisées, voire sur une connaissance intime par appartenance aux groupes concernés. Ce qui peut apparaître comme le gage d’une connaissance intime de l’objet mais interroge sur un risque de morcellement dans la production des savoirs. L’analyse des mots-clé les plus fréquents confirme la prédominance des questions d’ « identité culturelle », d’intégration et d’acculturation.
On relève par ailleurs une spectaculaire montée en puissance des recherches consacrées aux femmes migrantes et plus généralement des travaux qui prennent en compte la question du genre dans l’analyse des migrations. Le mot-clé « femme » apparaît dans trente-neuf thèses, parmi lesquelles dix seulement de 2000 à 2006 et 29 de 2007 à 2012. Ce résultat corrobore les conclusions du rapport rédigé par le Musée national de l’histoire de l’immigration (Stora, 2017), constatant que, si les migrations féminines ont longtemps été un angle mort de l’histoire de l’immigration, « confortant l’ancienne dichotomie entre hommes en mouvement et femmes sédentaires » (Green, 2012), la situation évolue depuis quelques années (Lillo et Rygiel, 2006).
Le choix de porter l’attention sur les femmes n’est pas exclusif d’une spécialisation ethnique et territoriale de la recherche. Néanmoins, d’autres thématiques surgissent avec la question des femmes : expérience particulière des femmes dans les migrations, abordée sous l’angle de la mobilité et en lien avec l’histoire familiale ; mutilations sexuelles dont elles sont victimes et formes de réparation qui peuvent leur être proposées ; situation des jeunes filles, descendantes de migrants, au regard de la famille et de la religion, etc.
Sans grande surprise, on constate la forte présence des femmes parmi les auteurs de thèses consacrées aux migrantes. De même que pour les recherches spécialisées d’un point de vue ethnique et géographique, on observe donc une véritable segmentation dans la production des connaissances, le choix des sujets de thèse reflétant largement des préoccupations biographiques liées à des identités ethniques ou de genre.
A l’opposé des travaux focalisés sur tel ou tel groupe ethnique, on peut identifier un ensemble de thèses, principalement en droit et en sciences politiques, portant sur les politiques publiques et les institutions à échelle nationale voire européenne. Certains de ces travaux s’inscrivent dans une perspective socio-historique. D’autres optent plutôt pour une démarche comparative. La question de la représentation des immigrés déborde le champ politique et inspire aussi des travaux sur la production artistique ou médiatique. Ces thèses s’inscrivent dans une tradition déjà ancienne de recherche sur les manières de voir « l’étranger » dans la société française (Schor, 1985).
Le rapport à la politique des immigrés et de leurs descendants et les mobilisations de migrants font aussi l’objet de quelques travaux, analysant les formes d’action collective, que ce soit contre le racisme ou pour l’accès aux droits et à la citoyenneté.
Nous rejoignons à nouveau les conclusions de l’état des lieux fait par le Musée national de l’histoire de l’immigration pour observer l’émergence de nouvelles approches en termes de mobilités internationales, atténuant ainsi la domination des problématiques focalisées sur l’acculturation et l’intégration dans le pays d’accueil. Si l’on regarde le corpus de façon chronologique, les notions de « parcours migratoire », de « cheminement migratoire », de trajectoire, de mobilité transnationale, progressent dans les intitulés et les mots-clé. Migrations et histoires familiales s’entremêlent. Cette évolution témoigne de la diffusion, encore timide en France, des approches globales et de l’histoire connectée dont le but est de « briser les compartimentages », ceux des histoires nationales comme ceux des « aires culturelles », pour faire émerger les modes d’interaction entre le local et régional d’une part et le supra-régional d’autre part (Douki et Minard, 2007). C’est bien d’un changement d’échelle qu’il s’agit et aussi de l’émergence d’un nouveau lexique qui met à l’honneur les circulations, les mobilités et les diasporas.
En somme, nos premières constatations corroborent un certain nombre de tendances mises en évidence par le Musée national de l’histoire de l’immigration, en particulier la montée des travaux prenant en compte la question du genre et le développement d’approches en termes de mobilités transnationales. Mais les réalités de l’immigration sont aussi porteuses de défis spécifiques pour les travailleurs sociaux. Qu’en est-il de la recherche portant plus spécifiquement sur les pratiques d’intervention sociale dans notre corpus de thèses ? Force est de constater la quasi-absence de travaux consacrés à la question des tensions éthiques vécues par les travailleurs sociaux.
Deux modalités d’intervention sociale font néanmoins l’objet d’investigations : la protection des mineurs isolés et la question de la santé mentale des migrants, en particulier les pratiques d’ethnopsychiatrie ou de psychothérapie transculturelle.
Ainsi, l’analyse du corpus de thèses nous a permis d’établir un certain nombre de résultats. Elle montre tout d’abord la forte expansion de la recherche sur l’immigration et souligne la domination, sur la période 2000-2012, de travaux portant sur l’intégration et les identités culturelles de groupes de migrants selon leur origine et leur territoire d’implantation. Elle met ensuite en évidence le développement d’un champ de recherches portant plus spécifiquement sur les femmes et leur rôle dans les trajectoires de migrations. Pour l’ensemble de ces travaux circonscrits à des groupes définis selon l’origine et le genre, on relève une sur-représentation, parmi les auteurs de thèses, de celles et ceux appartenant au groupe qui fait l’objet de leur recherche. Ce qui interroge sur un risque de morcellement dans la production des savoirs : comment construire un vivre ensemble, s’accorder sur l’écriture d’une histoire partagée et imaginer un destin commun si le savoir reste balkanisé ? Un autre ensemble de travaux, relevant plus souvent du droit ou des sciences politiques, analyse les catégories administratives, politiques ou médiatiques mobilisées dans la représentation des migrants et la définition de l’action publique à leur égard. Ces travaux mettent en exergue le poids des représentations véhiculées sur les différentes groupes sociaux dans la construction du vivre ensemble. Quelques recherches portent par ailleurs sur l’expression politique des migrants dans l’espace public. Le développement récent d’approches en termes de circulation transnationale permet aussi de « désenclaver », de décentrer un peu le regard porté en France sur le phénomène migratoire. En ce qui concerne l’intervention sociale en revanche, on relève un déficit de travaux concernant les pratiques professionnelles à l’égard des migrants, à deux exceptions près : la protection des mineurs et la prise en charge en santé mentale.
La version pdf complète de cet article a été publiée dans la revue Forum n° 157, 2019.
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