La prostitution étudiante comme analyseur d'un processus de précarisation
Année : 2014
Thème : Enjeux pour l'intervention sociale
Type : Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...
Auteur(s) :
MAES Renaud (Belgique) – rmaes@ulb.ac.be
Résumé :
La question de la prostitution étudiante connaît un intérêt politique et médiatique très important, un peu partout en Europe, depuis le milieu de la décennie précédente. Les reportages s’enchaînent, transcrivant des témoignages d’étudiant-e-s prostitué-e-s décrivant tantôt « l’absolue normalité » de l’activité prostitutionnelle, tantôt son caractère forcé et ses « conséquences dévastatrices ». Pour autant, relativement peu de travaux abordent cette question de manière rigoureuse, la plupart des sources disponibles étant des autobiographies romancées ou des recueils de témoignages (Clouet 2007) manquant cruellement de perspective analytique.
En d’autres termes, la prostitution étudiante est souvent considérée comme une forme d’objet déconnecté de toute réalité sociale, comme si le « choix de la prostitution » (antienne inhérente à l’évocation de toute activité prostitutionnelle – Pheterson 2001) était posé par les individus hors de leur réalité sociale et matérielle. On ne manque d’ailleurs pas de prises de parole publiques de responsables de services sociaux d’établissements d’enseignement supérieur, de porte-parole de CROUS, etc. suggérant que les étudiant-e-s pouvant tout à fait survivre sans avoir recours à la prostitution, il s’agit finalement d’un choix délibéré des étudiant-e-s concerné-e-s. Ce discours s’ancre par ailleurs dans un ensemble de représentations collectives liées à la figure mythique de l’étudiant-e : sexualité « badine », vie « de bohème », etc.
Comme le note A.-F. Dequiré (2011), on ne peut pourtant pas isoler l’impression d’une augmentation du nombre d’étudiant-e-s prostitué-e-s (objectivée uniquement au Royaume-Uni - Roberts et al., 2007), d’un contexte général de précarisation d’une frange de plus en plus importante de la population étudiante.
Notre communication, qui se fonde sur une étude de la prostitution étudiante en Région bruxelloise menée depuis 2013, a pour but de contribuer à une reconsidération de ce phénomène en tant que véritable « fait social » – au sens qu’en donnait Durkheim, c’est-à-dire en tant que phénomène collectif, en cours de diffusion et exerçant une forme de coercition sur les individus. En nous fondant sur une vingtaine de témoignages d’étudiant-e-s prostitué-e-s recueillis sous forme d’entretiens compréhensifs, nous procédons dans une 1ère partie à une « mythoclastie », à une déconstruction soigneuse de mythes sur à la prostitution étudiante.
Dans un 2ème temps, nous montrons que la prostitution étudiante peut, a contrario de sa mythification, être considérée comme un révélateur des mécanismes de précarisation et de « rupture du lien social » induite. Ainsi, les témoignages des étudiant-e-s prostitué-e-s montrent bien l’étanchéité des réalités des étudiants précarisés et des étudiants plus aisés au sein d’une même institution d’enseignement supérieur (Maes 2014), l’inadaptation croissante des structures institutionnelles aux réalités des étudiants précarisés, et les mécanismes de renforcement des dominations de classe, d’ethnotype, de sexe, d’âge… dans ces structures (Maes et al. 2013).
Ceci nous amène à discuter de l’affiliation à la prostitution et de ses conséquences en termes d’un « clivage d’habitus » (Bourdieu 1997) : les étudiant-e-s prostitué-e-s connaissent deux socialisations contradictoires, entre leur réalité étudiante et leur activité prostitutionnelle, qui aboutit en une forme de « dissociation identitaire ». Ce clivage doit nécessairement est mis en perspective de ce que certains nomment la « décorporalisation », notion ambiguë dont une relecture sociologique s'impose pour pouvoir déceler, par exemple lors d’un entretien avec un travailleur social, comment le discours des personnes prostituées sur elles-mêmes fait sens.
Pour conclure, nous suggérons quelques pistes pour une reconceptualisation de l’intervention sociale vis-à-vis des étudiant-e-s prostitué-e-s, passant par la réconciliation de leurs « habitus clivés », de leurs « identités antagonistes ».
Mots clés :
Intervention sociale et travail social, Enjeux, Lien social, Prostitution
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