RUDAZ Danielle (Suisse)
ROZMUSKI Stanislaw (Suisse)

Incertitudes, crises, surprises, restrictions,…. comment durer dans les métiers du social en tant que professionnel confronté à la «misère du monde» pour reprendre un titre de Bourdieu. Face à la mondialisation et au tout consommatoire, il est essentiel de revenir à la proximité, la vraie présence, à soi et aux autres. Sans toutefois nier les opportunités et réalisations du développement, mais en les scrutant de manière critique.
Durer comme professionnel, c’est permettre aux usagers de trouver/retrouver des ressources dont souvent ils se sentent orphelins.
Il ne s’agit pas d’envisager la durabilité comme une valeur figée; elle est à penser dans son lien avec les capacités anthropologiques de l’humain : épistémophilie, désir, faculté à renaître, résilier, créer. Le bagage est là, mais avec des pièces égarées au fil des histoires de vie. L’une des tâches du travailleur social est de favoriser la «récupération» de ces pièces maîtresses. En promouvant sans cesse le potentiel humain, les professionnels contribuent, même modestement, à soutenir l’Autre. Et par conséquent, la planète. Car lorsque créativité, proximité et solidarités existent, la planète en sort gagnante elle aussi.
Ainsi, ce n’est pas d’abord, même performante, la «solution» qui doit être durable, car elle vaut surtout pour l’ici-maintenant du problème. Doivent êtres vivifiés le questionnement, la compétence humaine à «faire avec» et les cheminements dans les marges des systèmes. Ceci n’est pas un refus borné de la stratégie et de l’organisé, mais la quête d’une ouverture, d'un jeu (« marge » ou ludus). C’est aussi l’accueil de la Métis, qualité empruntée il y a longtemps à la déesse grecque éponyme, qui relevait l’art des navigateurs se dirigeant aux vents et aux tumultes de l’océan. Métis s’oppose à Thémis : l’ordre et le quadrillage.

Toute institution tend à rendre pérenne l’efficience de son action, ce qui, en un sens, est son job. Rappelons aussi que la quête d’«ordre établi» fait partie des besoins anthropologiques, comme celui de se libérer des contraintes. Nous oscillons toujours entre ordre et désordre, acquis et changement, réassurance et risque.
Dans son essai «Du nomadisme», Michel Maffesoli fait une brillante démonstration multiculturelle de cette alternance, parlant du «va-et-vient constant entre clôture et ouverture» (92). Pour Edgar Morin, adepte du doute et de l’incertitude comme moteur de nos vies : «La recherche, la découverte s’avancent dans la béance de l’incertitude et de «l’indécidabilité.» (65). Ils balisent, avec d’autres penseurs, le champ de nos réflexions.
A travers Créattitude, expérience menée durant plus de 20 ans avec divers publics, étudiants et professionnels, nous avons mis en œuvre les principes et valeurs évoqués.
Comme on le pressent dans le néologisme, Créattitude privilégie l’attitude créative dans la réception et l’observation du monde, dans les actions menées au quotidien. Il s’agit donc d’un rapport au monde, une posture impliquant une attention à la fois pointue et flottante aux événements.

Nous avons conçu des journées d’immersion dans la créativité, via des dizaines de propositions/impulsions, offrant aux participants un terrain au jeu du lâcher prise, à la cession de barrières intérieures, à la quête de ressources immergées.
Peinture, collage, écriture, mime, rythmes, situations problèmes et autres jeux de l’esprit et du corps balisent les journées ; le cadre, dans lequel sont vécues expériences singulières et collectives, favorise l’expression tout en protégeant. Il frustre parfois, mais ouvre de nouvelles perspectives : faire avec, au-delà des manques ou résistances, «…s’arranger avec les moyens du bord» (26), c’est la jouissance du «Bricolage» au sens noble qu’en donne Claude Lévi-Strauss.
Le dispositif Créattitude est opérant. 20 ans de travail nous en ont convaincu !

Complexité, Durabilité sociale, Quête du sens, Créativité, rapport sensible au monde, savoir faire avec l'incertitude et le doute.