Les politiques de l’État face à l’itinérance en Moldavie après l’effondrement de l’URSS : entre « main droite » et « main gauche »
Année : 2017
Thème : Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...
Type : Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...
Auteur(s) :
NEGURA Petru (Moldavie) – petru.negura@gmail.com
Résumé :
Cette présentation tâche de comprendre la manière dont les politiques de l’État ont évolué à l’égard du sans-abrisme en Moldavie (ancienne république soviétique) au cours de la dernière décennie. La présentation se focalise sur une étude de cas: le Centre d’hébergement et d’orientation pour les sans-abri de Chisinau, seule institution de ce type dans la ville. Fondé en 2004, le Centre concrétise une approche binaire de l’État par rapport aux personnes marginalisées, en l’occurrence les sans-abri. D’une part, le Centre (et, mutatis mutandis, l’État) assume la tâche de fournir de l’assistance sociale et médicale et des conditions de vie décentes, tâche qui correspond à la « main gauche » des institutions étatiques (Bourdieu, 1993 ; Wacquant, 2009). D’ailleurs, cette approche « douce » est représentée dans le Centre par des employées de sexe féminin. D’autre part, un certain nombre d’employés de sexe masculin (en particulier le directeur et les administrateurs de nuit) incarnent la ligne « dure » du Centre – et la « main droite » de l’Etat –, à savoir l’imposition de la discipline. Il n’est pas fortuit en ce sens que la majorité des employés de sexe masculin sont d’anciens officiers de police.
Cette approche binaire de l’institution et de l’État envers ce groupe de personnes marginalisées correspond à deux fonctions du système des services publics par rapport à ces groupes de « parias » sociaux, notamment, en termes de Bauman, le « recyclage » et l’« élimination » (des « déchets humains »). Le « recyclage » est entendu par le personnel de l’institution comme une approche individualisée, dans laquelle le statut du « sans-abri » est considéré comme une conséquence presque exclusive d’un processus individuel de dégradation morale et sociale à la suite de divers vices personnels (alcoolisme, paresse, déviance, criminalité, etc.). Aussi, le « recyclage » des bénéficiaires est-il appliqué à travers une approche exclusivement individualisée – médicale et / ou psycho-sociale – et moins selon une perspective systémique.
Le Centre d’hébergement lui-même est socialement stratifié selon deux principaux groupes de bénéficiaires. Au premier étage de l’immeuble sont situées les chambres réservées aux usagers auxquels on reconnaît une capacité accrue d’autonomie et d’adaptation. D’autre part, deux chambres au rez-de-chaussée sont réservées aux usagers considérés comme « irrécupérables » : personnes souffrant de handicaps physiques et mentaux, alcooliques, etc. Ainsi, le Centre opère tacitement une division du travail social à l’égard de ces deux catégories d’usagers : réhabilitation (ou « recyclage ») déclarée au premier niveau, pour les bénéficiaires considérés comme récupérables, et intervention de maintien (et, en même temps, « élimination » de l’espace public urbain) au rez-de-chaussée de l’institution.
Après l’écroulement du système soviétique (qui criminalisait le « vagabondage »), les autorités de la Moldavie ont déplacé l’accent par rapport à l’itinérance de la répression vers l’assistance. Au cours de la dernière décennie, les deux approches – de « la main gauche » et de « la main droite » – sont devenues complémentaires. Au jour le jour et sur le long terme, les politiques du Centre à l’égard des usagers sont négociées entre le personnel représentant la « ligne douce » de l’institution (assistantes sociales, psychologue) et les employés incarnant la « ligne dure ».
Les deux approches, répressive et assistantielle, appliquées par le Centre et par l’Etat à l’itinérance retrouvent des correspondants presque symétriques au niveau sociétal, dans la vie de tous les jours et à travers des actions concertées. Ainsi, l’approche répressive se reflète dans les attitudes et le comportement discriminatoires d’une certaine partie de la population à l’égard des sans-abri. D’autre part, la fonction protectrice de l’État est continuée par des initiatives d’aide, promues par des organisations au profil humanitaire. Néanmoins, ces campagnes sociales n’ont pas d’incidence réelle sur les mécanismes sociaux et économiques qui (re)produisent de la marginalisation et de la vulnérabilité sociale, alors que l’aide humanitaire se substitue à une solidarité réelle, seule à même d’empêcher le développement de ce phénomène.
Cette présentation s’appuie sur les résultats préliminaires d’une recherche réalisée sur deux plans : qualitatif (en particulier, une enquête ethnographique et l’analyse d’entrevues avec 70 sujets) et quantitatif (l’analyse d’environ 600 fiches biographiques).
Mots clés :
Individualisation des problèmes sociaux…, Usager, Protection sociale, Itinérance
← Retour à la liste des articles