GAGNON Dominique (Canada) – Dominique.gagnon2@uqat.ca

L’activité de professionnels comme les travailleurs sociaux (TS) se caractérise par une marge d’incertitude irréductible et permanente face aux interventions qu’ils mènent. Cette marge est attribuable à leur capacité décisionnelle (Lipsky, 1980), car l’application de principes généraux à une situation clinique particulière est toujours assujettie à la singularité et à la complexité de chaque situation clinique (Champy, 2009). Le caractère conjectural constitutif de la pratique du travail social (Falzon, 2004) conduit donc à une nécessité permanente de délibération entre le singulier et le général, ce qui amène Champy à qualifier cette action d’« activité prudentielle » (2009). Pour ce faire, le professionnel doit pondérer l’ensemble des composantes d’une situation clinique donnée et par nature singulière en s’appuyant à la fois sur ses connaissances et ses savoirs d’expérience plus ou moins explicites et sur des prescriptions normatives et procédurales qui encadrent, au sens où elles peuvent tout à la fois prescrire et guider son action. Or, c’est bien ce type de délibération qui est au cœur du jugement professionnel, ce dernier constituant la pierre angulaire de l’agir professionnel, car il est au cœur de la prise de décision (Meunier, 2005).
Or, il arrive que ce processus de prise de décision dérape (ou semble déraper), comme c’est le cas lorsque des plaintes sont déposées par des usagères/usagers ou d’autres instances, auprès de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (l’OPTSQ) et que ces plaintes cheminent jusqu’à son Conseil de discipline (l’OPTSQ, 2022) et que des mesures disciplinaires sont imposées.
Cette communication a pour objectif d’explorer les limites et les enjeux relatifs au déploiement du jugement professionnel sous l’angle spécifique du traitement des plaintes par le Conseil de discipline de l’OPTSQ.
Dans le cadre d’une démarche exploratoire, une analyse de contenu de l’ensemble de plus de 230 jugements produits par ce conseil de discipline de 2009 à 2021 a été réalisée afin de documenter l’évolution du nombre annuel de plaintes et la nature des fautes sanctionnées. En outre, une analyse thématique a été réalisée afin de documenter les principaux éléments de contexte (humains, organisationnels, professionnels) relatifs à ces plaintes. L’évolution du volume de plainte en travail social a été comparée à celui d’autres métiers de la santé et des services sociaux. Cette analyse comparative nous a permis de dégager certaines particularités du travail social de même que les dimensions plus transversales à plusieurs métiers.
Les résultats ont montré une augmentation notable du nombre de plaintes annuelles. Au premier abord, cette augmentation est préoccupante, mais elle constitue également un observatoire du travail social actuel et des conditions de son évolution. Ce mouvement traduit-il des faiblesses dans la capacité des TS à exercer leur jugement professionnel ? Est-il la résultante de changements des conditions de pratiques rendant son exercice de plus en plus périlleux ? Traduit-il le renforcement d’une posture consumériste chez les « usagers » ou plutôt le légitime renforcement de la parole desdits usagers-experts ». Par ailleurs, ces résultats s’inscrivent dans un mouvement plus vaste de reconnaissance de la voix des usagères et des usagers, considérés comme des partenaires avec la mise en œuvre du Cadre de référence de l’approche de partenariat entre les usagers, leurs proches et les acteurs en santé et en services sociaux du MSSS (2018).
En discussion, les logiques d’action à l’œuvre seront relevées afin de dégager des pistes de réflexion sur l’avenir de la formation en travail social et les orientations de recherche qui pourraient au mieux alimenter l’exercice du jugement professionnel.

Jugement professionnel; travail social; mesures disciplinaires