SECHER Régis (France)

À une époque où la performance et la responsabilité individuelle sont érigées en culte, les parents dont les enfants sont placés dans le cadre d’une mesure de protection de l’enfance vivent une double disqualification : ils appartiennent majoritairement aux couches sociales défavorisées et sont considérés comme étant défaillants sur le plan éducatif. Dans ce contexte, pour comprendre comment ces personnes définissent leur situation, j'ai sollicité la collaboration d'une quarantaine d’entre eux. M'appuyant sur une méthodologie inductive, j'ai ensuite comparé leurs récits en associant deux approches distinctes : l'examen de contenu thématique d'abord puis l'analyse structurale des récits biographiques ensuite. Cette seconde approche me permit de mettre en lumière quatre façons différentes pour les parents de vivre le placement de leurs enfants : en la dénonçant comme injuste ou comme abusive, en s’y résignant ou en l’acceptant.

C’est à la lumière du paradigme de la reconnaissance, en m’appuyant notamment sur les travaux d’Axel Honneth et de Paul Ricœur, que j’ai étudié ces différentes façons de vivre le placement. Si la diversité des points de vue reflète en partie les différences en termes d’intégration sociale et de trajectoire personnelle, c’est les différents modes de reconnaissance qui, fondamentalement, donne sens à ces différents vécus. Mon hypothèse de recherche était formulée ainsi : “Pour que les parents d’enfants placés dans le cadre d’une mesure de protection de l’enfance puissent jouer un rôle constructif dans l’éducation de leurs enfants, il est nécessaire qu’ils soient socialement reconnus dignes d’exercer leur parentalité.” Celle-ci posait implicitement la question de l’éventualité d’un lien entre placement d’enfant et déficit de reconnaissance. A l'issue de ma recherche, cette piste semble pertinente : à écouter les parents que j’ai rencontrés, pour éduquer un enfant il faut, d’abord et avant tout, être reconnu et se reconnaître digne de le faire. Plus qu’une question de ressources ou de compétences, c’est bien d’estime dont le parent a absolument besoin pour éduquer son enfant. Cette estime est à la fois estime de soi et estime d’autrui, l’une et l’autre se nourrissant mutuellement. Éduquer un enfant nécessite en premier lieu l’autorisation morale et juridique que chacun se donne et qui lui est donné, de le faire.

Dans mon corpus, chacun des groupes définit de façon spécifique ses attentes de reconnaissance : les parents les plus démunis aspirent avant tout à préserver des liens d’attachement avec leurs proches ; ceux qui se pensent victimes d’une injustice, revendiquent d’être respectés dans leurs droits ; et enfin, ceux qui acceptent le bien-fondé de la mesure souhaitent pouvoir s’intégrer et bénéficier d’une certaine estime sociale. Sous des formes spécifiques, chacun des parents que j’ai rencontrés lutte à sa manière pour être reconnu.

Du fait de l’importance accordée aujourd’hui à l’éducation, devenir parent est un moyen privilégié de pouvoir être socialement reconnu pour les populations précarisées notamment. C’est parce qu’au regard des normes juridiques et morales en vigueur, exercer pleinement ses prérogatives parentales nécessite d’en être reconnu digne, la privation ou la limitation de celles-ci par une mesure de placement entraîne généralement une atteinte profonde, plus ou moins durable, de l’estime de soi. Même si l'aspiration à la reconnaissance des parents d'enfants placés se porte sur des sphères et à des niveaux différents, elle a une finalité commune : que leur dignité et celles de leurs enfants soient respectées. De ce point de vue, le droit d'être parent peut être considéré dans nos sociétés modernes comme un attribut fondamental de la dignité humaine.

Exclusion, Protection sociale, Pauvreté, Parentalité des populations précarisées