Prendre en compte les savoirs d’expérience des personnes en situation de pauvreté : une pratique émergeante en réponse à un contexte de crise ?

Année : 2023

Thème : Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...

Type : Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...

Auteur(s) :

GUERRY Sophie (Suisse) – sophie.guerry@hefr.ch – Chercheur
REYNAUD CAROLINE (Suisse) – caroline.reynaud@hefr.ch

Résumé :

Comment le mentionne l’appel d’offre du Congrès en référence à Morin (2021), la signification du terme « crise » est floue : ce terme exprime le fait que quelque chose dysfonctionne et met en exergue le manque de savoir lié à une réalité sociale définie comme « en crise ». Les publics du travail social vivraient « une crise silencieuse » face à des procédures et normes qui évoluent constamment, particulièrement dans un contexte social perturbé. Afin de ne pas les laisser dans un statut de victime et d’impuissance, la question est de savoir comment ajuster les pratiques du travail social ou créer une « rupture avec l’existant » afin de produire des changements de manière durable (HCTS 2021).
Une piste pourrait être de recomposer le champ du travail social, au sens de Jaeger (2013), en permettant aux publics du travail social et à leurs savoirs expérientiels (Godrie, 2021 ; Godrie, 2017) de véritablement prendre part et contribuer (Zask, 2011) à l’élaboration des décisions qui les concernent, que ce soit au niveau des politiques publiques, des fonctionnements institutionnels, mais également dans la recherche et la formation en travail social. Mais les institutions sont-elles prêtes à laisser entrer ces savoirs dans leurs murs et, surtout, à se laisser modifier par ceux-ci ?
Nous proposons de réfléchir à ces enjeux à partir du projet Pauvreté-Identité-Société, mené en Suisse entre 2019 et 2023. Ce projet d’ampleur nationale a été initié par le mouvement ATD Quart Monde Suisse, suite aux excuses prononcées en 2013 par le Gouvernement pour les violences infligées jusqu’en 1981 aux victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance. L’objectif était de permettre à des personnes en situation de pauvreté, des professionnel-le-s et des scientifiques d’élaborer ensemble un nouveau savoir sur ce qui se joue au cœur des rapports entre personnes touchées par la pauvreté et institutions.
Les résultats de cette démarche de croisement de savoirs ont été co-écrits par une partie des différent-e-s acteur-trice-s impliqué-e-s, puis mis en dialogue dans différents champs sociétaux (politique, formation en travail social, aide sociale ou protection de l’enfance notamment). L’objectif de cette étape était d’imaginer des changements possibles à partir des résultats.
Ces résultats font état d’une situation de crise en démontrant la persistance d’une expérience de violence dans le rapport entre personnes concernées et institutions : la pauvreté n’est pas connue, reconnue ni comprise par une grande partie de la société ; les droits et possibilités d’action des personnes en situation de pauvreté sont limités ; les prestations sociales ne sont octroyées que sur la base d’un contrôle administratif fortement restrictif ; les personnes directement concernées ne sont pas associées à l’élaboration des lois et des dispositifs institutionnels qui les accompagnent.
Ce projet a ainsi révélé un déficit de prise en compte du savoir d’expérience dans les politiques actuelles de lutte contre la pauvreté et dans les décisions institutionnelles. La méthodologie mobilisée (croisement de savoirs) ainsi que les résultats produits ouvrent alors un espace de réflexion pour davantage de reconnaissance des savoirs d’expérience dans le champ institutionnel.
En effet, les avantages d’une co-construction sur la durée entre des savoirs distincts sont apparus avec force au cours du projet : modification des rapports entre personnes concernées, professionnel-le-s et scientifiques ; évolution des représentations mutuelles ; transformation des postures et redéfinition des zones de pouvoir. La question qui se pose alors est de savoir jusqu’où et à quelles conditions ce type de projet peut fonctionner comme source d’inspiration pour modifier de manière plus générale les rapports entre les publics du travail social et les institutions. La modification de ces rapports pourrait-elle constituer une solution pour agir face à une réalité sociale définie comme en crise ?

Mots clés :

Participation, Pauvreté, Politique sociale, Savoirs d'expérience

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