Fiche Documentaire n° 1349

Titre De l’usage du vocable « cohésion sociale » dans les pratiques professionnelles

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Auteur(s) ZOUNGRANA Jean  
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

De l’usage du vocable « cohésion sociale » dans les pratiques professionnelles

Lien social, cohésion sociale, sont autant d’expressions qui émaillent le champ du travail social. De plus, la cohésion sociale comme vœux de réalisation du lien social semble dominer les politiques sociales devant les transformations des rapports sociaux liées à la mondialisation (cf. le plan Borloo sur la cohésion sociale en 2004). Postulons que cohésion sociale et lien social ont partie liée. On voudrait ici interroger l’usage de ce concept dans l’exercice pratique des travailleurs sociaux.

Quel est l’avenir de la solidarité à l’heure où la cohésion sociale s’impose comme horizon indépassable du travail social ?
L’insolidarité serait-elle si prégnante au sein de la société que seule la cohésion sociale apparaîtrait comme sa relève ? Comment faire société (et donc faire du lien social) au moment où les liens se défont, à l’heure où les liens se déchirent, se distendent et se délitent ?
Quelles représentations les travailleurs sociaux se font-ils de la cohésion sociale ?
Comment ce concept est-il utilisé en termes d’objectif dans les actions collectives (comme mode de présentation de la cohésion sociale)?
Quelle en est la traduction dans les pratiques professionnelles liées aux actions collectives?
L’intervention individuelle auprès des personnes a-t-elle vécu devant la promotion affirmée et appuyée de l’action collective?
Pour répondre à ces interrogations, notre étude prendra appui sur un travail d’enquête réalisée à partir de deux approches : d’une part, une observation participante, dans le cadre d’action collective menée par les conseillers en économie sociale familiale, dans les manifestations organisées par des structures d’animation de la vie locale : centre social et culturel, clubs et associations diverses, fêtes des quartiers et de façon informelle dans des espaces publics : parques, places, au pied des immeubles ; d’autre part des entretiens semi directifs menés auprès des conseillers en économie sociale familiale et auprès de bénéficiaires de leur action.
Si l’objectif du travail social est la (ré)création, le maintien, le développement du lien social avec son pendant la consolidation de la cohésion sociale, il semble que l’utilisation du vocable cohésion sociale ne permet pas aux acteurs sociaux du travail social d’être précis quant aux objectifs de leur action. L’indétermination qu’entraîne l’utilisation de la notion de cohésion sociale ne permet pas toujours d’énoncer clairement les orientations de leur travail, notamment dans leurs actions collectives. Sans doute que de meilleurs éclaircissements dans la définition de la cohésion sociale et surtout sa réelle réalisation (en termes d’objectif) dans les actions mises en place permettraient une classification pertinente des objectifs poursuivis par les conseillers en économie sociale familiale.

Bibliographie


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Présentation des auteurs


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Communication complète

L’usage du vocable cohésion sociale dans les pratiques professionnelles
Regard sur les pratiques des CESF
Jean Zoungrana
zoungrana@unistra.fr


Résumé :
La progression de l’individualisme dans une société de plus en plus atomisée va de pair avec l’émergence et l’interrogation sur l’Etat et le devenir du lien social aujourd’hui marqué par des ruptures multiples. L’actualité de cette question se présente donc comme le signe d’un malaise social ou l’indice d’un malaise de la société ou encore le symptôme d’un malaise dans la société : comment faire société et continuer à faire société afin d’assurer le bien-être de tous? Quelque chose de l’ordre de la cohésion sociale dysfonctionne et pose question, laquelle interrogation requiert l’attention de tous. Les travailleurs sociaux, qui se donnent à voir comme les professionnels du lien social, dans la mesure où ils agissent précisément là où le lien social se délite et se défait et donc partout où il est question de réparation du lien social, semblent les plus concernés par le surgissement de cette thématique du lien social. Alors comment font-ils face à cette question du lien social ? Comment l’intègrent-ils dans leurs pratiques à visée intégratrice ? Et si les actions collectives sont les outils idoines à l’intégration, quelle est la place du lien social dans les pratiques professionnelles ? Ces questions sont la musique de fond de ce travail d’investigation auprès des professionnels du social, plus précisément ici à travers l’exemple des conseillers en économie sociale familiale (CESF). Quel usage font-ils au juste du lien social dans leur pratique ?

Objet :
Lien social, cohésion sociale, sont autant d’expressions qui émaillent le champ du travail social. De plus, la cohésion sociale comme vœu de réalisation du lien social semble dominer les politiques sociales devant les transformations des rapports sociaux liées à la mondialisation (cf. le plan Borloo sur la cohésion sociale en 2004) et surtout nombre d’institutions s’en réclament : par exemple, l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE) ou la Division pour le développement de la cohésion sociale du Conseil de l’Europe. Si cohésion sociale et lien social ont partie liée et sont, à bien des égards, synonymes voire interchangeables, c’est sans doute parce que toute problématique relative au lien social reste indissociable de la question du vivre ensemble. Serge Paugam (2008) ne dit pas autre chose dans son livre Le lien social : « L’expression lien social, souligne-t-il, est aujourd’hui employée pour désigner tout à la fois le désir de vivre ensemble, la volonté de relier les individus dispersés, l’ambition d’une cohésion plus profonde de la société dans son ensemble . » Nous voudrions interroger l’usage de ce concept dans l’exercice pratique des travailleurs sociaux, tant ceux-ci apparaissent comme les chevaliers modernes du lien social, œuvrant à la fois à son maintien et à sa sauvegarde. Il s’agit ici de questionner l’idée selon laquelle la problématique du lien social est prioritairement l’affaire des travailleurs sociaux. L’enjeu est de montrer que la lutte contre l’exclusion sociale ne peut s’opérer sans visée d’intégration .

Quel est l’avenir de la solidarité à l’heure où la cohésion sociale s’impose comme horizon indépassable du travail social ? L’insolidarité serait-elle si prégnante au sein de la société que seule la cohésion sociale apparaîtrait comme sa relève ? Comment faire du lien social afin de renouer avec cette volonté de vivre ensemble aujourd’hui fragilisée. Autrement dit, comment faire société (et donc faire du lien social) à une époque où il est partout question de délitement ou de déliaison du lien social ? Comment les professionnels du social travaillent-ils avec et pour le lien social ? Et ce dernier fait-il l’objet d’une explicitation ?

Quelles représentations les travailleurs sociaux se font-ils de la cohésion sociale, nouvel incontournable du travail social ? Comment ce concept est-il utilisé en termes d’objectif dans les actions collectives (comme mode de présentation de la cohésion sociale)? Quelle en est la traduction dans les pratiques professionnelles liées aux actions collectives? L’intervention individuelle auprès des personnes a-t-elle vécu devant la promotion affirmée et appuyée de l’action collective sensée favoriser l’expression des potentialités enfouies et refoulées des publics en danger de marginalisation sociale?

Méthode :
Pour répondre à ces interrogations, notre étude prendra appui sur un travail d’enquête réalisée à partir de deux approches : d’une part, une observation participante, dans le cadre d’action collective menée par les conseillers en économie sociale familiale, dans les manifestations organisées par des structures d’animation de la vie locale : centre social et culturel, clubs et associations diverses, fêtes des quartiers et de façon informelle dans des espaces publics : parcs, places, pied des immeubles ; d’autre part des entretiens semi directifs menés auprès de 22 conseillers en économie sociale familiale.
Si l’objectif du travail social est la (ré)création, le maintien, le développement du lien social avec son pendant, la consolidation de la cohésion sociale, il semble que l’utilisation du vocable cohésion sociale ne permet pas aux acteurs sociaux du travail social (ici les CESF) d’être précis quant aux objectifs de leur action. L’indétermination qu’entraîne l’utilisation de la notion de cohésion sociale ne permet pas toujours d’énoncer clairement les orientations de leur travail, notamment dans leurs actions collectives. Sans doute que de meilleurs éclaircissements dans la définition de la cohésion sociale et surtout sa réelle réalisation (en termes d’objectif) dans les actions mises en place permettraient une classification pertinente des objectifs poursuivis par les conseillers en économie sociale familiale.

Émergence contemporaine de la question du lien social chez les CESF :
L’utilisation du vocable lien social est apparue il y a une vingtaine d’années chez les CESF. Les éléments d’explication peuvent se trouver dans l’argumentation suivante :
La mise en place du RMI et surtout du contrat d’insertion le caractérisant ont permis de distinguer insertion sociale et insertion professionnelle. Même si l’insertion professionnelle est le pivot essentiel d’intégration dans une société de marché, il n’en reste pas moins que la société reconnaît qu’une partie de la population n’est pas en mesure d’accéder à l’emploi et qu’il convient donc d’en comprendre les raisons. En effet, l’accès à l’emploi se détermine par une conjonction de facteurs y participant : la formation, le marché de l’emploi, la capacité de l’individu à décrocher et à garder son emploi. Les professionnels ont donc travaillé sur les trois items, mais se sont vite aperçus que pour deux d’entre eux (le marché de l’emploi et la capacité de l’individu à décrocher un emploi et à le garder), leurs interventions comportaient des limites. En effet, ceux-ci n’ont que peu d’influence sur l’augmentation des offres d’emploi et chaque fois qu’il a été possible, les travailleurs sociaux ont su faire preuve d’imagination et d’initiative afin de créer une alternative à cet état de fait. On peut citer, pour exemple, la création des associations intermédiaires et des entreprises d’insertion. Ces exemples ont permis d’investir de nouveaux secteurs d’emploi non couverts par les entreprises de droit commun et, également, de travailler avec les bénéficiaires du RMI une meilleure adaptation au monde du travail et donc aux exigences que cela comporte : respect des horaires, respect de la hiérarchie, exigence de qualité, droit de travail… Cependant, malgré la mise en place de divers dispositifs d’insertion professionnelle, une partie de la population reste inemployable : ce sont, par exemple, les personnes que l’on qualifie d’éloignées de l’emploi parce que leur situation cumule un ensemble de difficultés qui empêchent une insertion professionnelle (personnes sans qualification avec des problèmes de santé physique ou psychologique, sans logement stable, personnes souffrant de conduites addictives, d’isolement…). Celles-ci ont souvent fait l’expérience d’un (ou plusieurs) travail ou essai d’insertion professionnelle, malheureusement en vain. Elles font donc l’objet d’un travail d’insertion sociale ayant pour finalité le lien social.
On peut donc penser que de par leur expertise de la vie quotidienne, les CESF ont joué un rôle non négligeable dans le dispositif RMI ; ils sont même des acteurs identifiés de cette insertion sociale puisque l’expertise de la vie quotidienne semble reconnue comme participant à un double objectif : résoudre les problèmes de vie quotidienne des bénéficiaires et créer, recréer ou développer le lien social rompu.
Aujourd’hui, on peut comprendre qu’insertion sociale et insertion professionnelle ne sont pas deux entités à séparer, notamment pour les personnes dites en capacité d’intégrer un emploi. En effet, nous voyons que même les personnes dites en capacité de trouver un emploi sont fragilisées par l’étiolement des liens sociaux et que de ce fait, elles ne sont pas toujours en capacité de garder leur emploi.
Fort de ces observations, les CESF sont conscients que leurs actions collectives participent au lien social car, en effet, tous les professionnels interrogés pensent que la création ou le développement du lien social est bien un des objectifs de leurs actions. Mais alors, comment cette notion est-elle investie dans leur pratique professionnelle ? Avant de répondre à cette question, il convient de voir d’abord quelle représentation, quelle définition se font-ils du lien social avant sa transcription dans les pratiques professionnelles.


Alors comment les CESF définissent-ils le lien social ?
Nous choisissons de laisser ici la parole aux CESF.
« Le lien social est un concept faisant référence à la notion de solidarité entre les individus. Au-delà de simples rencontres et échanges, c’est maintenir un fil entre les individus eux-mêmes, et les individus avec leur environnement social. » F. CESF depuis 5 ans dans une association intermédiaire.
« Le lien social est un contact, une relation qui a un effet bénéfique. Pour un public en difficulté, le collectif sert à créer du lien social. Il apporte à ceux qui participent, autant grâce à ce qu’ils peuvent donner, transmettre, que grâce à ce qu’ils peuvent recevoir. » C. CESF depuis 13 ans à l’UDAF au service Accompagnement au quotidien RMI.
« Le lien social est le sentiment d’être entouré, d’avoir des repères en terme de personnes, de ne pas se sentir isolé. Ce n’est pas obligatoirement le fait d’appartenir à un groupe, mais le fait de ne pas être coupé du monde. Pour moi, les institutions et associations peuvent être vecteur de lien social et prendre le relais par rapport à certains liens brisés (familiaux ou animaux…) ». J. CESF depuis 3 ans en Centre socioculturel.
« C’est une expression que je considère comme générique, et qui définit selon moi la relation qui lie nécessairement un individu à un système, à un groupe, un environnement familial, amical, scolaire, professionnel… pour lui permettre d’exister. Si je prends l’exemple d’une fleur : elle a bien en elle les possibilités d’exister en tant que fleur. Mais cette possibilité qui lui est propre est cependant totalement inhérente aux liens qu’elle pourra établir avec son environnement. Il lui faudra se nourrir des nutriments de la terre qui l’aura accueillie en tant que graine, il lui faudra de l’eau et du soleil pour grandir et éclore, et enfin lorsque le temps sera venu, c’est le vent ou quelques insectes ou oiseaux qui lui donneront la possibilité de se reproduire. Quant à elle, après s’être fanée, elle se décomposera et participera avec d’autres éléments de son environnement à nourrir à son tour la terre qui s’est appauvrie, pour peut-être, à la nouvelle saison, renaître à nouveau. Mais la vie n’est pas toujours simple. Et la fleur comme l’être humain doivent quelquefois faire face à un environnement qui, loin d’être toujours totalement bénéfique pour lui, le met face à des difficultés plus ou moins importantes. Ainsi pour reprendre ma métaphore : ce fut peut-être une année de sécheresse, la terre a manqué d’eau, elle a pu également être contaminée par des produits chimiques, il y a eu une invasion d’insectes, les pas lourds de promeneurs irrespectueux l’ont écrasée, ou enfin cueillie par un admirateur, elle va finir plus rapidement sa vie au creux d’un vase. » V. CESF depuis 9 ans en CHRS.
« Pour moi, le lien social est la capacité à ne pas tomber. Le travail, le voisinage, la famille représentent des composants indispensables du lien social. Il s’agit de permettre à des personnes de sortir de leur isolement en tissant des liens avec d’autres autour d’un ou de plusieurs centres d’intérêt.
Malgré toutes les nouvelles technologies, la communication verbale devra prédominer car elle permet de maintenir les liens avec d’autres. Pour moi, parler, échanger sont des facteurs en faveur du lien social » T. CESF depuis 11 ans à la CAF.
« Je pense que c’est un terme impliquant, comme une chaîne où tout le monde devrait être accroché (le lien quoi !). Tout le monde fait partie de cette chaîne qui doit être ouverte pour que tout un chacun puisse s’y accrocher. Individus, familles, groupes, institutions doivent être ouverts, accueillants et dynamisants. » B. CESF Depuis 25 ans en CMS.
« Le lien social c’est ce qui va permettre d’accueillir les demandeurs d’asile. Il faut qu’ils sentent dans la mesure du possible que nous sommes là pour qu’ils trouvent une place dans la société française. C’est difficile mais ça commence par nous, les premiers interlocuteurs. Ils ne peuvent pas travailler, alors il faut qu’ils puissent déjà comprendre la société ici. Au-delà de ça, nous essayons de créer des solidarités entre eux. Ils n’ont plus leur famille et sont loin de chez eux. Le lien social, c’est la relation qu’ils ont avec les institutions, avec nous, avec les autres demandeurs d’asile, avec les représentants de leur pays d’origine. » M.-P. CESF depuis 7 ans en CADA.
« Pour moi le lien social est vraiment ce qui permet à l’individu de se sentir inclus dans la société : les personnes entretiennent des relations avec d’autres individus dans leur famille, dans leur cercle d’amis, dans leur club de foot, dans leur quartier… C’est ça qui leur permet de dire «, ‘ j’existe !». Si ces relations n’existent plus, on s’isole, jusqu’à ne plus sortir de chez soi. Le lien social doit être maintenu pour avoir le sentiment d’être quelqu’un. » L. CESF depuis 15 ans en Centre social.
« Le lien social, c’est comme la dernière bouée de sauvetage. Les personnes que je vois n’ont plus de travail, certains plus de relations avec leur famille. Ils ne parlent pas à grand monde. Le dernier lien qu’il leur reste c’est de venir voir l’assistante sociale ou moi-même. Ce n’est pas un tableau noir, mais même quand ils vont acheter leur baguette de pain, c’est « bonjour, bonsoir ». Il faut qu’ils puissent retrouver des relations avec les autres, discuter. Pour moi, c’est ça le lien social ». A.-M. CESF depuis 5 ans dans une association œuvrant dans le domaine de l’accès au logement.
« Je pense que le lien social c’est ce qui nous unit aux autres. On dit social parce que les autres et moi-même, c’est la société en fait. On a besoin d’être lié à des personnes. Ce lien est de type familial, amical, d’entraide… on ne peut pas vivre seul sans personne. Les ermites le font mais même eux savent qu’ailleurs il y a les autres. Si tous les liens sont rompus on ne peut plus s’insérer dans la société. » G. CESF depuis 8 ans en CCAS.
« Quand on dit lien social, moi ça me fait penser au grand, au suprême objectif du travail social. (…) Malgré tout, la deuxième chose que j’aimerais dire, c’est quand même la définition du social au sens sociere, faire lien, faire du lien si je ne me trompe pas c’est la définition, donc c’est malgré tout, çà. » E. CESF depuis 32 ans en activité bénévole.

Quelle synthèse ?
De toutes ces affirmations, il ressort que le lien social est défini en termes de contacts mais aussi et surtout en termes de relation aux autres. Ces relations s’établissent dans le cadre de la famille, des amis, du voisinage, d’un groupe indéfini, des institutions (ici celles composant le réseau de l’action sociale).
Il satisfait ainsi un triple but :
- participer à la construction de l’identité : « sentiment d’être quelqu’un », « pour lui permettre d’exister », « pour exister »,
- participer à la rupture de l’isolement : « ne pas tomber dans la solitude », « sortir de l’isolement », « ne pas se sentir isolé », « ne pas être coupé du monde »,
- participer à la notion d’insertion : « accueillir l’autre », « se sentir inclus dans la société », « être inséré ».
Tout se passe comme si les relations devaient être créées, développées afin de « maintenir un fil », « une dernière bouée de sauvetage », « tisser des liens », « faire lien », « être lié », « être uni aux autres ». Ces relations peuvent être facteur de « solidarité ».
Elles permettent de donner et de recevoir : « il apporte à ceux qui participent, autant grâce à ce qu’ils peuvent donner, transmettre, que grâce à ce qu’ils peuvent recevoir » ; la métaphore de la fleur semble explicite à ce propos.
Les moyens relevés comme caractéristiques de ces relations sont la parole, l’échange, les discussions.
Pour cela, les composantes du lien social (individu, famille, groupe, institution) doivent être « ouverts, accueillants, dynamisants ».

On peut toutefois remarquer l’absence du cadre de travail de la part des professionnels. De sorte qu’on peut dire que les CESF semblent avoir une vision partielle du lien social, même si les relations aux autres sont toujours énoncées ou évoquées.

En résumé, pour les CESF, le lien social représente les relations qu’entretiennent les individus avec leur famille, leurs amis, les institutions, les groupes dans le but de se définir comme individu faisant partie de la société.

À partir de ces représentations, on est fondé à interroger l’utilisation du vocable lien social chez les CESF.

L’analyse des entretiens montre que presque tous les CESF disent ne pas utiliser le terme « lien social » dans leur pratique professionnelle. Mais il convient d’analyser plus finement ce qui est dit. En effet, si le terme n’est pas utilisé dans sa formulation entière, nombre d’entre eux parlent de leurs actions collectives comme « créant du lien », « renforçant le lien », « développement du lien ». Cependant très peu d’entre eux inscrivent ce « lien » et encore moins le « lien social » comme finalité ou objectif énoncé dans leur écrits ou projet d’action collective. Pour certains, c’est « un concept nouveau », « une expression qui fait typiquement partie du jargon social ». Une CESF remarque : « Je trouve que cette expression est trop souvent utilisée par les travailleurs sociaux pour de nombreux publics : elle fait même partie du langage courant (on veut créer des liens sociaux entre les personnes) et ne veut pas forcément dire grand-chose. On parlera de lien social entre deux usagers ou entre un usager et un travailleur social. Quand des personnes se rencontrent dans une association ou dans un club de sport, je doute fort que l’on parle de lien social. »
Pour d’autres : « parler de lien social, c’est tendance, être dans l’air du temps », « je doute cependant que chacun soit réellement conscient du sens profond qu’il contient ».
Certains ajoutent : « J’ai envie de dire, on n’a rien inventé ». « Je trouve triste que l’on en parle peut-être de plus en plus. Dans cette société où l’on dit progresser, comment a-t-on pu laisser s’abîmer certaines choses essentielles comme les relations, ce qui nous unit… », « Quand on a dit ça, on a tout dit, on a tout dit et on n’a rien dit en fait. »

Au total, nous pouvons dire que « le lien social » est un terme faisant partie du langage commun des travailleurs sociaux. Nous pouvons également observer que le vocable « lien social » n’est pas utilisé dans sa formulation entière mais plutôt en terme plus ramassé de « lien ». Nous pouvons ainsi nous demander si l’adjectif « social » n’est pas éliminé parce qu’il renvoie à quelque chose de par trop indéfini, globalisant (abstrait) . On trouve ici, quelque chose d’intéressant par rapport à ce qui est énoncé à propos des relations (cf. supra). En effet, et très exactement, les relations évoquées plus haut ne sont pas définies comme « relations sociales » mais bien comme relations entre individus dans des sphères différentes : famille, amis, institutions, groupes… Sans doute, est-ce quelque chose qui est lié au caractère très concret qui marque la profession de CESF.
En effet, si la référence au « lien » est faite, celle-ci se situe plus dans des formulations d’action : créer du lien, générer du lien, recréer le lien, développer le lien, renforcer le lien, éviter ou empêcher la rupture du lien.
La référence explicite au lien social se fait au sein des équipes de travailleurs sociaux ou avec les partenaires mais jamais avec le public :
« Lien social, c’est peut-être un mot dont on va parler entre travailleurs sociaux, mais en tout cas, si je veux générer du lien social avec des publics, je ne vais pas leur dire le mot là, donc ce n’est pas un mot pour les publics, c’est un mot qu’on va partager entre travailleurs sociaux », affirme une CESF ; « je l’utilise très peu, concède une autre CESF. Je dis souvent aux collègues que le collectif permet de créer des liens. Je ne l’utilise pas avec les bénéficiaires ».
On peut supposer qu’il est en effet difficile d’utiliser ce terme avec les bénéficiaires des actions collectives : non seulement parce qu’il ne se définit pas facilement, mais également parce qu’il se conçoit en terme de manque, en terme négatif.
Si aujourd’hui les difficultés de recherche d’emploi, de gestion de ressources même très limitées… renvoient encore, surtout dans notre société, à l’idée d’une responsabilité individuelle, l’isolement des individus, le manque de relations sociales, de liens sociaux font référence à une responsabilité collective : celle de la société vis-à-vis des membres qui la composent. Ainsi quelque chose comme l’individualisme est à interroger. Peut-être est-ce pour cette raison que le terme n’est pas employé avec les usagers.
Comme on le voit, l’utilisation du vocable se fait de manières biaisées, voire elliptiques. Cependant tous les CESF interrogés pensent que leurs actions collectives participent au lien social. Alors quels sont les objectifs mis en avant ? Quelque chose comme le lien social est-il contenu dans la définition et la présentation des objectifs ?

Le tableau ci-dessous synthétise certaines actions collectives menées par les CESF. Dans un premier temps, sont relevés les objectifs prioritaires ou secondaires relatifs au lien social, ensuite la façon dont les CESF traduisent ces objectifs dans leurs actions collectives, à la suite du tableau.



INTITULE DE L’ACTION

PUBLIC CONCERNE
OBJECTIFS PRINCIPAUX classés par ordre décroissant

Ateliers « échanges de savoirs »
Femmes bénéficiaires du RMI ou de minima sociaux
- Trouver un lieu d’écoute et d’échange
- Rompre l’isolement
- Acquérir un rôle actif dans le groupe
- Transmettre ses connaissances et ses compétences
- Valoriser ses potentialités
- Restaurer l’estime de soi, la confiance en soi


Le budget et l’accès au logement
Jeunes femmes mineures ou majeures enceintes ou accompagnées d’enfants de moins de 3 ans
- A travers l’utilisation d’un support permettant la rencontre et l’échange, autour d’une réalité commune, dans le cas présent l’accès et l’installation en appartement et les questions d’argent et de gestion de budget qui en découlent, favoriser l’établissement de liens entre des individus d’horizons divers.
- Permettre de découvrir et expérimenter pour beaucoup de nouveaux modes d’échange, autre que le rapport de force, la violence physique ou verbale, dans un cadre où sont garantis le respect des règles, et le respect de tout un chacun.
- A travers le choix d’un support et la gestion d’une dynamique de groupe, proposer un espace qui favorise, suscite et/ou du moins permette d’amorcer un éveil de curiosité, d’intérêt et/ou de sensibilisation au thème abordé.
- Proposer un espace ressource, leur offrant la possibilité d’accéder et/ou de s’approprier des informations, des renseignements, des conseils, des réponses.


Coopérative d’insertion
Bénéficiaires du RMI et de minima sociaux
Apporter une aide alimentaire visant à :
- l’autonomie de la personne
- le rétablissement de liens
- l’acquisition d’une meilleure hygiène de vie
- la notion d’éducation nutritionnelle et de gestion budgétaire


« 3, 2, 1…Bougez »
Bénéficiaires du RMI et de minima sociaux
- Reprendre confiance en soi en termes de savoir-faire et de savoir-être
- Rompre l’isolement

Groupe Vitasanté
Bénéficiaires du RMI et de minima sociaux
Former des parents relais à mener des activités concernant l’alimentation et l’hygiène bucco-dentaire des enfants


Premier départ en vacances
Familles d’un quartier ayant de très faibles revenus (minima sociaux)
- Permettre aux familles de sortir de leur environnement habituel
- Permettre aux familles de se poser, prendre du recul
- Permettre aux familles de se rencontrer
- Permettre une ouverture culturelle

Sorties familiales
Familles d’un quartier
Permettre aux familles :
- de sortir de leur quartier
- de se rencontrer
- de vivre des moments privilégiés

Atelier Vie Sociale et Familiale
Usagers du CMS et de toute personne en difficulté ou intéressée
- Favoriser l’autonomie au quotidien
- Favoriser le bien-être au quotidien
- Favoriser la citoyenneté`
- Découverte et repérage de l’environnement


« Défi…ma cité sans déchets ! »
Les habitants d’un quartier
- Permettre aux familles de l’approprier leur environnement proche
- Permettre aux habitants de valoriser leur quartier pour mieux le respecter
- Permettre un mieux-être et un mieux-vivre ensemble


« La parole aux parents »
Adultes parents d’un quartier
Permettre aux parents
- d’échanger autour de leur rôle de parents
- d’être soutenu
- de rencontrer d’autres parents

Atelier cuisine
Femmes isolées, bénéficiaires du RMI et de l’API
- Rompre l’isolement
- Permettre la convivialité
- Rencontrer d’autres personnes et échanger
- Créer des solidarités
- Permettre l’expression des difficultés et puiser dans le dynamisme du groupe et l’expérience des participantes pour y trouver d’éventuelles réponses
- Développer des savoirs et savoir-faire en matière de techniques culinaires économiques




À travers ce tableau, on voit bien que les objectifs cités en premier lieu participent au lien social : on y retrouve l’établissement ou le rétablissement des liens, la rupture de l’isolement, l’échange et la confrontation des conditions de vie et de points de vue, l’ouverture aux autres et à son environnement, la recherche d’un mieux-vivre ensemble.
Les objectifs cités ensuite sont de l’ordre du bien-être, de l’autonomie, de la citoyenneté, de la valorisation des potentialités et, au-delà, du cadre de vie, de la restauration de l’estime de soi et de la confiance en soi pour, à terme, acquérir un rôle actif dans le groupe. Cependant ceux-ci sont peu développés et leur mode opératoire n’est pas indiquée.
Des objectifs plus techniques sont présentés en dernier lieu : acquisition de savoirs et de savoir-faire (alimentation, budget, logement…) On peut noter également que l’aide alimentaire peut être un objectif premier bien qu’elle soit ici directement couplée à des objectifs participants au lien social.

Mais comment ces objectifs, associés au lien social, sont-ils traduits dans les actions collectives citées ?
Prenons encore appui sur les discours des professionnels :
« On part de la demande des personnes et on les fait participer activement, oralement et physiquement. Par exemple, on organise ensemble une sortie et on se répartit les tâches. Une autre façon, c’est de rencontrer des professionnels en dehors des locaux, donc de sortir du cadre, de prendre le train, de voir d’autres personnes. » C.
« Chacun est invité à partager autour de la vie quotidienne. Une semaine de vacances en groupe crée des expériences communes, une découverte de l’autre au quotidien donc cela crée des liens forts. » J.
« On organise des journées détente où l’on apprend à faire connaissance avec son voisin et aussi avec des personnes vraiment différentes dans un contexte différent du quartier. Les personnes sont plus libres, dégagées des obligations et de leur environnement habituel ; ce qui leur permet d’aller au-delà dans leurs échanges, d’expérimenter. » F.
« Lors des fêtes de quartier, les personnes se rendent compte qu’il est possible de se sentir bien entre voisins. Le quartier est valorisé ; les gens qui s’impliquent le sont également. » V.
« Dans le travail collectif, les personnes sont des acteurs. Elles créent leurs propres outils d’animation ou participent activement à l’animation de l’action. » T.
« Dans les actions, je cherche à permettre aux personnes d’échanger sur des expériences vécues et ainsi, elles se rendent compte qu’elles ne sont pas seules à être confrontées aux difficultés. » B.
« J’amène les personnes à s’ouvrir notamment par la culture. » L.
« Je ne suis là que pour susciter la parole des usagers. Je les encourage à participer à la réalisation d’un projet, à les rendre acteurs de leur demande. » M.-P.

On voit bien que dans les actions collectives menées par les CESF, les objectifs liés au développement du lien social sont travaillés par la participation des bénéficiaires. Ceux-ci sont donc encouragés à se rencontrer, à parler, à prendre part également à l’organisation et au déroulement des collectifs. Les moyens utilisés sont divers : ils peuvent prendre la forme de rencontres autour de thèmes souvent liés à la vie quotidienne jusqu’aux fêtes de quartiers, sorties culturelles, vacances.
D’après cette étude, on peut dire que les CESF mettent en place des actions visant à développer les relations entre les individus. Le développement de ces relations ont pour finalité la création, le renforcement des liens sociaux et ceci parce que plus le réseau social est dense et de qualité, plus la personne sera capable d’affronter les difficultés de vie.

Un préalable à la relation semble cependant indispensable à la mobilisation du public précaire : l’estime de soi. C’est ce que semblent percevoir les CESF interrogés. Car tout concourt à montrer que lorsque l’individu se trouve dans une situation de précarité, l’essentiel de sa vie est vécu comme un échec personnel. Dans ces conditions il peut être difficile pour lui de garder une image positive de soi-même, tant le sentiment de honte domine les attitudes et les comportements : repli sur soi, fuite, dépendance et violence en sont parfois les modes d’expression. De plus, cette dépréciation de l’estime de soi s’accompagne bien souvent d’une souffrance psychologique. Celle-ci se nourrit d’un sentiment d’infériorité, d’une baisse de confiance en soi, une incapacité à se projeter dans l’avenir, une attitude régressive, un repli généralisé, une méfiance vis-à-vis de l’autre, un isolement, un fatalisme. Ces éléments, constitutifs de la fragilité psychologique des individus en situation de précarité, engendrent une répétition du malheur, une auto-interdiction de l’accès au bonheur, au succès, au plaisir, une autopunition, une organisation de l’échec et donc une difficulté dans les relations.
Pour soulager cette souffrance et les effets qu’elle produit, les actions collectives initiées par les CESF n’ont pas uniquement pour objectif de développer les relations entre les individus ; elles s’attachent aussi à restaurer l’estime de soi, condition indispensable à toute entreprise de mise en relation avec autrui. C’est de cette façon que la finalité touchant au lien social pourra être approchée.

C’est pourquoi les professionnels portent une attention particulière aux actions collectives permettant la découverte de potentialités et facteurs de valorisation de soi. […]

Les actions collectives menées par les CESF ont donc bien souvent pour finalité le développement du lien social : « le lien social est le grand, le suprême objectif du travail social », disait une CESF lors de nos entretiens. Le but de ces actions collectives est de développer les relations entre les bénéficiaires et ceci à l’échelle d’un groupe défini ou indéfini, d’un quartier, etc. Ces relations peuvent se décrire comme un espace de socialisation visant l’apprentissage à la relation d’autrui. La situation de groupe peut favoriser le développement personnel de ses membres. Mais le groupe, comme espace social restreint, peut aussi favoriser un travail sur l’identité personnelle de chacun des membres. Cependant, nous avons été plus loin, en disant que si les actions collectives doivent favoriser les rencontres, elles ne doivent pas pour autant négliger les préalables nécessaires à celles-ci : la valorisation de l’individu et donc la restauration de l’estime de soi.
Le fait même d’engager une relation avec d’autres favorise l’estime de soi ; mais les objectifs permettant la valorisation de l’individu doivent être particulièrement travaillés par l’intermédiaire d’actions prouvant la valeur de l’individu et l’émergence de ses capacités. Elles doivent être à ce titre, un espace de ressourcement et de bien-être, permettant au bénéficiaire de s’autoriser du plaisir. C’est en étant en harmonie avec soi-même, qu’on peut penser être bien avec les autres et ainsi puiser dans le groupe les facteurs favorisant sa réinscription dans la vie sociale.

Il semble donc important de repenser les interventions dans leurs objectifs. La participation au développement du lien social est d’une manière générale entendue comme le développement des relations entre les individus. Il s’agit pour les CESF de travailler encore davantage les actions collectives ayant pour objectif la valorisation de l’individu et la restauration de l’estime de soi.

Au total, la prise en compte par les professionnels, de la notion de lien social dans sa globalité, ainsi que l’argumentation justifiant leurs objectifs d’action, permettront peut-être aux décideurs et aux financeurs des politiques d’action sociale, d’entendre la restauration de l’estime de soi comme tout aussi nécessaire et indispensable à l’insertion sociale des publics en situation de précarité, que le travail d’intervention aujourd’hui pensé autour des difficultés de ceux-ci.



Références bibliographiques :
Aballéa, F., Benjamin, I., Ménard, F. (2006). Le métier de conseiller (ère) en économie sociale familiale, nouvelle édition, Paris, La Découverte.
André, C., Leford, F. (1999). L’estime de soi, s’aimer pour mieux vivre avec les autres, Paris, Odile Jacob.
Bouvier, P. (2005). Le lien social, Paris, Gallimard.
Cornaton, M. (1999). Le lien social, L’interdisciplinaire, Limonest.
De Robertis, C., Pascal, H. (2001). L’intervention collective en travail social, Paris, Bayard.
Karsz. S. (2004). Pourquoi le travail social, Paris, Dunod.
Paugam, S. (2008). Le lien social, Paris, PUF.

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