Fiche Documentaire n° 1601

Titre Initier à l'ethnographie et au journal de terrain pour développer la réflexivité/auto-réflexivité des praticiens en devenir : présentation et analyse de deux expériences d'enseignement

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Auteur(s) BOURDET Dany  
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

Initier à l'ethnographie et au journal de terrain pour développer la réflexivité/auto-réflexivité des praticiens en devenir : présentation et analyse de deux expériences d'enseignement

Dans cette communication, nous exposons, puis nous analysons deux expériences d'enseignement. La première prend place auprès des étudiants en 3ème année de la Licence Sciences et Métiers de l’Éducation et de la Formation (SMEF) parcours métiers du Travail Social et de l'Insertion Sociale (TSIS), dans le cadre du cours « Observation d'actions éducatives en travail social et insertion sociale ». Il s'agit ici pour l'essentiel d'étudiants en formation initiale souhaitant exercer une activité professionnelle dans le champ de l'intervention sociale, mais il y a aussi quelques professionnels en reprise d'études. La seconde concerne quant à elle les stagiaires préparant le Diplôme Universitaire de Formateur d'Adultes (DUFA), dans le cadre de l'UC1 « Organisation, pratique et conduite de projet de formation ». Le DUFA est un diplôme professionnel de niveau III qui prépare aux métiers de la formation, de l’accompagnement et de l’insertion ; pour la plupart d'entre eux, les stagiaires sont des demandeurs d'emploi en reconversion professionnelle, toutefois il y a également parmi eux quelques formateurs en exercice. Dans chacun de ces enseignements, nous abordons l'observation et l'analyse de situations et de pratiques éducatives ou de formation. Par rapport à cela, nous initions les étudiants et les stagiaires à la démarche ethnographique et à la tenue du journal de terrain comme modalité pour connaître et comprendre les pratiques des professionnels observées en situation. L'objectif est de les amener à mettre en œuvre une réflexivité/auto-réflexivité sur ces pratiques et ces situations. Une telle démarche implique l'analyse inductive des données produites (elle est abordée formellement avec les étudiants de Licence et elle est esquissée avec les étudiants du DUFA). Elle s'inspire par ailleurs très fortement de l'anthropologie interprétative de Clifford Geertz et plus récemment de l'ethnométhodologie. Nous présentons et nous explicitons donc ces deux expériences, avant d'en tirer un bilan et d'en dégager les principaux enjeux. Cela nous amène alors à faire le constat de la difficulté pour les étudiants comme pour les stagiaires à décentrer leur regard, c’est-à-dire à se distancier du point de vue du professionnel et à interroger celui-ci, et à tenir de manière rigoureuse un journal de terrain, cependant qu'il s'agit là d'une posture et d'une technique qui sont propices à l'élaboration de la professionnalité dans les domaines de l’intervention sociale et de la formation des adultes à travers la construction d'une connaissance et d'une réflexion objectivées sur les pratiques et les situations professionnelles.

Bibliographie

- Assayag Jackie, « Clifford Geertz (1926-2006). L’anthropologie interprétative souveraine », L’Homme, n°182, 2007, pp. 233-239.
- Blais Mireille, Martineau Stéphane, « L’analyse inductive générale : description d’une démarche visant à donner un sens à des données brutes », Recherches qualitatives, vol. 36, n°2, 2006, pp. 1-18.
- Deslaurier Jean-Pierre, Mayer Robert, « Chapitre 6. L'observation directe », in Mayer Robert et al., Méthodes de recherche en intervention sociale, Gaetan Morin Editeur, Montréal-Paris, 2000, pp. 135-157
- Geertz Clifford, « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », in Céfaï Daniel, L’enquête de terrain, MAUSS, La Découverte, Paris, 2003, pp. 208-233.
- Hess Rémi, « La pratique du journal, comme construction du moment interculturel », Paidagogika renmata sto aigaio, Teukos 2, 2006, pp. 68-82.
- Martineau Stéphane, « L’observation en situation : enjeux, possibilités et limites », Recherches qualitatives, hors série n°2, 2005, pp. 5-17
- Morvillers Jean-Manuel, « Le journal d’exploration », Revue européenne d'ethnographie de l'éducation, vol. 4, 2005, pp. 83-91.
- Ogien Albert, « À quoi sert l'ethnométhodologie ? », Critique, n°737, 2008, pp. 804-820.
- Parsons Talcott, « La théorie systématique », in Berthelot Jean-Michel, Sociologie : Épistémologie d’une discipline. Textes fondamentaux, De Boeck, Bruxelles, 2000, pp. 267-273.
- Payet Jean-Paul, « Moralisme et expertise : la double tentation de l’ethnographie », Éducation et Sociétés, n°16, 2005, pp. 167-175.

Présentation des auteurs

Dany Bourdet est sociologue, professeur contractuel en Sciences de l’Éducation à l'Université Charles-de-Gaulle de Lille (Lille 3). Il s'intéresse à l'éducation et au changement social dans la société roumaine contemporaine, ainsi qu'à l'andragogie.

Communication complète

Dans cette communication, nous présenterons d’abord les deux cours dans lesquels ont été menées ces expériences d’initiation à l’ethnographie et au journal de terrain, en évoquant au préalable les formations auxquelles ils se rattachent. Nous expliciterons ensuite les fondements épistémologiques et théoriques de ces deux expériences en lien avec l’objet de ces cours : l’observation et l’analyse de situations et de pratiques éducatives ou de formation. Enfin, nous en ferons un bilan, pour relever ici les difficultés rencontrées et souligner les enjeux de cette initiation à l’ethnographie et au journal de terrain auprès de professionnels en devenir dans les champs de l’intervention sociale et de la formation d’adultes.

Des cours d’observation dans les domaines de l'éducation, de la formation et du travail social
Voyons pour commencer les caractéristiques des deux formations dans lesquelles nous enseignons l’observation. La Licence Sciences et Métiers de l’Éducation et de la Formation (SMEF), parcours métiers du Travail Social et de l'Insertion Sociale (TSIS), dispensée à l'Université Lille 3, vise à apporter des savoirs théoriques et des savoir-faire méthodologiques dans les champs de l'éducation et de la formation en général, et dans celui de l'intervention sociale en particulier. Le public est surtout composé d'étudiants en formation initiale s’orientant vers les concours et les métiers de l'intervention sociale. Il y a aussi quelques professionnels en reprise d’études pour approfondir leurs connaissances et acquérir de nouvelles compétences et/ou en vue d’évoluer dans leur emploi via une montée en qualification. Le Diplôme Universitaire de Formateur d'Adultes (DUFA), conjointement proposé par le service Formation Continue et Éducation Permanente (FCEP) de l'Université Lille 3 et par le Centre Université-Économie d’Éducation Permanente (CUEEP) de l'Université Lille 1, est un diplôme de niveau III préparant aux métiers de la formation, de l’accompagnement et de l’insertion. Le DUFA vise à fournir des savoirs théoriques et des savoir-faire méthodologiques et pratiques dans le champ de la formation d’adultes. Les publics adultes en situation d’illettrisme ou à faibles niveaux de qualification et la Formation Ouverte À Distance (FOAD) y sont spécifiquement abordés. Le DUFA se prépare en alternance, avec la réalisation d’un stage de 200 heures dans un organisme de formation ou faisant de la formation (OF), incluant au moins 30 heures de face-à-face pédagogique. Le public est constitué de demandeurs d'emploi en reconversion professionnelle, mais il y a parfois également des formateurs en exercice venant acquérir une qualification.
Dans le cadre de la Licence SMEF parcours TSIS, nous intervenons dans le cours annuel "Observation d'actions éducatives en travail social et insertion sociale". Les étudiants doivent y apprendre à élaborer et à mettre en œuvre un projet de recherche sur une action éducative relevant de l'intervention sociale, qui mobilise la méthode de l'observation in situ. Ainsi, après avoir élaboré un projet de recherche et avoir pour cela constitué et lu un corpus de textes scientifiques sur le sujet choisi, les étudiants ont à réaliser un stage de 30 heures minimum dans une institution ou une association pour y mener une enquête par observation. Dans ce cours, ils doivent aussi apprendre à exposer leur recherche et les résultats produits en respectant les exigences de l'écriture scientifique. Dans le DUFA, nous intervenons en UC1 "Organisation, pratique et conduite de projet de formation". Les stagiaires doivent y apprendre à s'informer à la fois sur l'environnement et sur le fonctionnement de l’OF où ils font leur stage, à rechercher et/ou à produire des données sur le dispositif de formation qui les concerne, ainsi qu'à observer, rendre compte et analyser les situations et les pratiques y prenant place ; cela doit les amener à poser un questionnement professionnel et à dégager une piste d'action de formation qui seront ensuite développés en UC2, où ils apprendront à préparer, réaliser et évaluer une action de formation. Malgré des objectifs différents, ces deux cours sont centrés sur l'observation et l'analyse de situations et de pratiques éducatives/de formation.

Enseigner l'observation in situ et initier à l’ethnographie et à la tenue du journal de terrain
Dans chacun de ces deux cours, il s'agit d'initier les apprenants à la méthode de l'observation in situ. Stéphane Martineau la définit comme "un outil de cueillette de données où le chercheur devient le témoin des comportements des individus et des pratiques au sein de groupes en séjournant sur les lieux même où ils se déroulent" (Martineau, 2005, p. 6). Nous préférons parler de "production et d'enregistrement" des données plutôt que de "cueillette" car les données ne pré-existent pas à l’œil du chercheur (Parsons, 2000). Nous enseignons donc ici ce qu’est concrètement l'observation in situ, ainsi que les différentes tâches qu'elle implique : l'intégration sur le terrain d'enquête ; le choix d'un rôle entre observation et participation selon la position du chercheur sur ce terrain, elle-même liée à son statut (étudiant, stagiaire en formation, professionnel, etc.), puis la réalisation de l'observation suivant ce choix ; l'enregistrement des données produites ; et enfin, la présentation, l'analyse et l'interprétation de ces données.
Par rapport à cet enseignement de la méthode de l'observation in situ appliquée à des situations et des pratiques éducatives/de formation, nous avons choisi d'initier les étudiants et les stagiaires à la démarche ethnographique et à la tenue du journal de terrain. La démarche ethnographique permet en effet de connaître de l'intérieur les situations et les pratiques étudiées et de restituer le sens que leur confèrent les divers acteurs y prenant part. Plus généralement, le recours à cette démarche dans les champs de l'éducation/formation et de l’intervention sociale permet d'appréhender de l’intérieur les institutions et les organisations pour en saisir le fonctionnement quotidien (Payet, 2005). L’intérêt heuristique de l'ethnographie est alors de donner à voir et à comprendre les situations et les pratiques étudiées dans toute leur complexité et en les rattachant aux différentes dimensions constitutives du contexte où elles prennent place (Ibid.).
Pour mener à bien un travail d'observation in situ mobilisant l'approche ethnographique, nous demandons aux étudiants et aux stagiaires de tenir un journal de terrain ou de recherche (Morvillers, 2005 ; Hess, 2006) pour y consigner les notes d'observation, les réflexions et les pistes d'analyse, etc. La tenue d’un tel journal permet en effet de prendre du recul par rapport aux situations et aux pratiques observées sur place et donc de les décrire à travers une écriture objectivante, mais aussi de conserver la trame de l'enquête de terrain, si ce n'est de la recherche tout entière. L'initiation à l'approche ethnographique et à la tenue du journal de terrain vise ainsi à développer la réflexivité des étudiants et des stagiaires sur les situations et les pratiques éducatives/de formation auxquelles ils sont confrontés, voire l’auto-réflexivité chez ceux qui sont déjà acteurs de ces situations. Il s'agit en outre de favoriser, chez ces professionnels en devenir de l’intervention sociale ou de la formation d'adultes, une posture d'auto-réflexivité et de leur fournir un outil pour pouvoir l’exercer.
L'analyse des données produites s'inspire de la démarche de l'analyse inductive générale (Blais et Martineau, 2006). Celle-ci est vue en détail avec les étudiants de Licence, tandis qu’elle n'est qu’esquissée avec les stagiaires du DUFA via la "pré-analyse des données" (Deslaurier et Mayer, 2000). La démarche de l'analyse inductive générale est abordée en évoquant l'anthropologie interprétative de Clifford Geertz (2003 ; Assayag, 2007) car toutes deux renvoient à une approche herméneutique, c'est-à-dire qu'elles s'attachent à restituer les significations et en élaborer une interprétation. De plus, c'est principalement l'anthropologie interprétative de Clifford Geertz qui sous-tend notre conception de l'ethnographie, à savoir que celle-ci doit fournir une "description dense" des situations et des pratiques étudiées en vue de rendre compte non seulement de ce qui se passe, mais aussi du sens que les acteurs donnent à ce qu'ils font et à ce qu'ils vivent.
Notre conception de l'ethnographie s'est récemment aussi inspirée quelque peu de l'ethnométhodologie puisque celle-ci cherche à connaitre et à comprendre les pratiques ordinaires observées en situation. Le but que lui a conféré son créateur, Harold Garfinkel, est en effet de "[…] fournir une description rigoureuse et détaillée des structures élémentaires de l’agir en commun" (Ogien, 2008, p. 809). À la différence toutefois de la "description dense" de Clifford Geertz, il s'agit ici de rendre compte de l'action en commun et de son déroulement dans son contexte social immédiat, local, en étant pour cela indifférent aux données historiques et macro-sociales, et donc sans s'intéresser la signification générale qu'elle revêt (Ibid.). Le recours à cette perspective nous a dès lors paru intéressante pour : d'une part, sensibiliser les étudiants et les stagiaires à la nécessité d'étudier les pratiques et leurs fondements en s'intéressant aux "allants de soi", ainsi qu’au caractère co-construit de toute situation sociale ; d'autre part, éviter toute forme de sur-interprétation des pratiques étudiées en situation.

Vers une réflexivité/auto-réflexivité sur les situations et les pratiques : difficultés et enjeux
Initier à l'ethnographie et au journal de terrain dans deux cours centrés sur l'observation et l'analyse de situations et de pratiques éducatives/de formation a donc pour finalité de permettre aux étudiants et aux stagiaires de développer leur réflexivité/auto-réflexivité sur ces situations et ces pratiques. Néanmoins, nous nous confrontons à deux difficultés majeures. La première difficulté est celle d’amener les étudiants et les stagiaires à décentrer leur regard sur les situations et les pratiques étudiées, donc à ne pas les aborder du point de vue du professionnel et à ne pas considérer que celui-ci, mais au contraire à se distancier de ce point de vue et à l'interroger. Cette difficulté peut s'expliquer par la tendance des étudiants et des stagiaires à se projeter comme futurs professionnels et à chercher de ce fait à se socialiser avec les façons de voir et de faire des praticiens observés en situation. La nécessité de distanciation se heurte ainsi à la volonté d’identification. La seconde difficulté se rapporte, quant à elle, à la tenue rigoureuse du journal de terrain. En effet, il n'est pas facile pour les étudiants et les stagiaires de rédiger scrupuleusement un journal de terrain. Enfin, signalons que certains étudiants et stagiaires ne perçoivent pas l’intérêt de rédiger un tel journal ; et parmi eux, beaucoup ne comprennent d'ailleurs pas en quoi cet outil de recherche est tout aussi valable scientifiquement que d'autres outils comme le questionnaire ou l'entretien.
Malgré ces difficultés, il nous semble pertinent et important d'initier les étudiants et les stagiaires à la démarche ethnographique et à la tenue du journal de terrain car il s'agit là d'une posture et d'une technique favorisant la construction de la professionnalité dans les champs de l’intervention sociale et de la formation d’adultes par l’élaboration d'une connaissance et d'une réflexion objectivées sur les pratiques et les situations professionnelles. En effet, la connaissance et la compréhension, scientifiquement construites de l'intérieur, de situations et de pratiques éducatives/de formation peuvent être mobilisées par le futur professionnel ou par le professionnel en exercice pour mieux appréhender, avec plus de recul, les situations et les pratiques constitutives de son activité quotidienne.

Résumé en Anglais


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