Fiche Documentaire n° 1605

Titre La recherche-action collaborative ou comment produire des connaissances composites

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l'auteur principal

Auteur(s) DOUCET Marie-Chantal
DUMAIS Lucie
 
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

La recherche-action collaborative ou comment produire des connaissances composites

Cette communication présentera quelques pistes théoriques et méthodologiques autour des pratiques de recherches-actions collaboratives (RAC) en mettant en relief la problématique de la construction sociale de la connaissance. Deux recherches engageant des types d’acteurs distincts seront examinées à titre d’illustrations pour ces mises en questionnement. Une recherche dite « recherche en partenariat » s’est faite avec des leaders d’organisations d’un quartier et avait pour but de relire l’histoire de l’action communautaire locale et d’évaluer ses retombées actuelles sur l’amélioration des conditions de vie des immigrants. Une autre recherche sur les pratiques d’intervention sociale en déficience visuelle poursuivait l’objectif de définir la place et la spécificité du service social d’un institut de réadaptation. Ces types de travaux portant sur les savoirs des praticiens, militants d’une part et professionnels d’autre part, engagent deux registres de réflexions sur l’action : un premier niveau s’intéresse à la construction des savoirs pour l’action et porte donc sur le développement des agirs en fonction d’une transformation organisationnelle ou sociale ; tandis que le second, interrogeant la recherche prise pour elle-même, se concentre sur la construction des savoirs au sens large et pose un certains nombres de problèmes d’ordre épistémologique.

Nous nous pencherons sur ce deuxième point mettant ainsi l’accent sur les questions 3 et 4 de l’appel de propositions. Notre réflexion ne fera toutefois pas complètement l’impasse sur les deux autres questions puisque seront exposées les méthodes mises en œuvre dans ces recherches et en seront présentés les acteurs, dont les logiques d’action ne sont pas forcément les mêmes. Suite à une brève description des deux cas concrets, nous nous engagerons dans un dialogue réflexif sur la recherche.

La RAC interpelle directement les acteurs de terrain en considérant la distinction fondamentale entre savoir théorique et savoir pratique mais aussi la complémentarité de ces formes de savoir. Cependant, cette complémentarité n’exclut pas certaines interrogations qui concernent précisément la mise en relation de ces zones de savoir.

Une réflexion épistémologique sur la RAC permettra de se prémunir contre certains extrémismes, qu’ils se situent du côté du rationalisme comme du côté de la pensée contextualiste. En effet, le savoir théorique qui s’inscrit dans le rationalisme est susceptible d’universalisation mais il y a risque de tant se détacher de ses objets qu’il en perd sa capacité d’usage. Par ailleurs, le savoir pratique contribue aux connaissances en produisant un savoir local et contextualisé. Sa limite cette fois sera justement de manquer de vue d’ensemble en se situant dans le cas par cas, se privant par là des possibilités d’une montée en généralisation dont on puisse faire usage dans d’autres situations. Nous avançons tout de même que ce qui fait problème aujourd’hui ne se trouve pas dans l’excès théorique mais bien plutôt dans une multitude de gestes, de décisions et de pratiques sans théorisation. Si nous prenons nos distances par rapport aux grands récits théoriques, il ne s’agirait pas pour nous de poser le savoir pratique en nouveau savoir idéal. Si les sciences sociales veulent se rapprocher de la recherche appliquée, elles doivent se retrouver une place adéquate entre universalité et contextualité, entre le général et le particulier, et recomposer les connaissances entre le savoir théorique et le savoir pratique. C’est pourquoi, il n’est pas question de rejeter ce qu’une vue d’ensemble apporte à la connaissance tout comme il est nécessaire de reconnaître la pratique en tant que savoir. Nous situant d’emblée du point de vue de la connaissance, nous chercherons à saisir comment peuvent s’établir les liens entre ces deux zones de savoir et comment la RAC contribue à la construction de la connaissance.

Bibliographie

Abbott, Andrew (2006) « Le chaos des disciplines », in Qu’est ce qu’une discipline? (dir. Boutier Jean, Passeron Jean-Claude, Revel, Jacques) Paris, EHESS.

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Wieviorka. Michel, 2008, Neuf leçons de sociologie, Paris, Robert Laffont, 226 p.

Présentation des auteurs

Lucie Dumais est professeure à l’Université du Québec à Montréal et codirectrice du Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales. Sociologue ayant une longue expérience de recherche universitaire en interdisciplinarité (sociologie, santé au travail, ergonomie, travail social) et en partenariat (avec les entreprises, syndicats, organismes communautaires et publics).

Marie-Chantal Doucet est docteure en sociologie et professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. La sociologie des métiers relationnels; les questions relatives à l’individu contemporain; le champ de la santé mentale sont les grands axes de la recherche et de l’enseignement auxquels elle contribue. Elle dirige présentement une recherche sur les savoirs implicites des intervenants de première ligne en santé mentale.

Communication complète

Communication
Lucie Dumais
Marie-Chantal Doucet
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La recherche-action collaborative : ou comment produire des connaissances composites

Cette communication présentera quelques pistes théoriques et méthodologiques autour des pratiques de recherche-action collaborative (RAC) en mettant en relief la problématique de la construction sociale de la connaissance. Partant de deux exemples concrets, portant sur les savoirs de praticiens militants d’une part et de praticiens professionnels d’autre part, nous nous engagerons sur deux registres de réflexions sur la connaissance et l’action, de manière à répondre aux questions 3 et 4 du colloque relatives aux résultats et effets tangibles de la RAC et à l’explicitation de son rôle particulier dans l’évolution des savoirs. Le premier niveau de notre réflexion s’intéresse à la construction des savoirs pour l’action et porte donc sur le développement des agirs en fonction d’une transformation sociale ou organisationnelle. Tandis que le second, interrogeant la recherche comme production de connaissance scientifique, se concentre sur la distinction fondamentale entre savoir théorique et savoir pratique mais aussi sur la complémentarité de ces formes de savoir dans une zone commune de recomposition. Mais pour bien camper nos deux mises en questionnement, répondons d’abord aux questions 1 et 2 du colloque sur les acteurs et les méthodes par une description abrégée de deux exemples concrets de recherche que nous avons menées séparément.

1. Les acteurs et les méthodes : deux exemples de RAC

Une recherche dite « recherche en partenariat » s’est faite avec des leaders d’organisations sans but lucratif dans un quartier multiethnique de la métropole montréalaise, sur une période de 5 ans et en deux phases (2004-2009). Cette recherche était issue d’une demande d’acteurs sur le terrain, en fait d’un « organisateur communautaire » réputé dans le quartier, visant à redynamiser l’action communautaire locale. Mais cette demande n’était pas forcément consensuelle, des groupes locaux considérant leurs orientations et stratégies adéquates, d’autres voulant au contraire du changement. La demi-douzaine de leaders locaux qui sont devenus nos partenaires siégeaient tous au conseil communautaire et y oeuvraient depuis de nombreuses années et reflétaient une certaine diversité d’opinions. Les chercheurs, vers qui l’initiateur de la recherche s’était tourné, avaient été ciblés en raison de leur engagement habituel avec les acteurs terrain et de leur habileté à œuvrer dans des partenariats.

Un comité pilote d’une dizaine de personnes s’est constitué dès le début de la recherche, avalisant l’objectif d’une 1ere phase de RAC : le but fut de relire l’histoire de l’action communautaire locale. Il m’apparaît dès ici nécessaire de reposer la question des buts de recherche : dans quels intérêts de connaissance ? Pour la connaissance ou une reconnaissance ? La connaissance (dans la mesure où elle est en fait « connue » mais non consensuelle) sert de levier stratégique aux leaders et est nourri par la reconnaissance envers l’ensemble des troupes et à certains individus. Basé sur la méthode des récits collectifs, le corpus de données consistait en 5 histoires d’organismes (recueillie par focus groups et par entrevues individuelles) ainsi que d’entretiens d’informateurs clés. Le choix des informateurs d’abord a suscité des moments de désaccords et de contre-argumentations tant entre chercheurs qu’entre acteurs locaux. À l’évidence, certains récits ou leaders étaient identifiés comme ayant une lecture reconnue et d’autres moins; la discussion s’est faite ouvertement en comité. Le choix final des répondants a donc été un compromis acceptable politiquement et méthodologiquement. L’analyse des récits collectifs a été faite par l’équipe de recherche, tout en informant le comité étapes par étapes : ici aussi, des discussions ont eu lieu, des critiques sont venues des partenaires, des retours sur les objectifs furent de mise, des modifications dans certains segments du rapport de recherche ont été demandées. Quoiqu’il en soit, le rapport n’a pas produit de grandes surprises, car il rapportait les épisodes de grandes difficultés, les « bons coups » des acteurs, les nouveaux défis de l’accueil d’immigrants (défis propres à tout le Québec mais que les organismes du quartier étaient les premiers à confronter; et en fin de compte, les partenaires disaient « se reconnaître » dans cette histoire. En revanche, nous avons appris qu’une autre histoire de l’action communautaire était en préparation ailleurs, aussi commandée par le Conseil du quartier. Celle-ci avait, au final, peu de notes discordantes avec nos propres contenus, seule la forme variait un peu car la seconde lecture en appelait davantage à « une histoire de luttes ».

L’objectif de la 2e phase de la recherche visait à évaluer les retombées au présent de l’action communautaire locale sur l’amélioration des conditions de vie des immigrants. Il n’a pas été aussi facile de rallier le comité à cet objectif. Pour plusieurs acteurs locaux, l’évaluation constitue une menace, mais moins pour d’autres. Néanmoins, l’idée de procéder à une « évaluation en partenariat » a gagné. À cette époque sévissait alors au Québec « la crise des accommodements raisonnables ». Aussi, les partenaires ont opté pour fixer l’objectif suivant : « Faisons-nous l’intégration de la bonne façon? ». Les questions de méthodes et d’échantillonnage se sont toutefois avérées porteuses de débats. Le comité a finalement opté pour un corpus d’études de cas d’organismes incluant des entretiens avec les publics immigrants, complétée par une enquête par questionnaire avec des immigrants inscrits dans le centre local de francisation. La sélection des quatre monographies d’organismes n’a pas été facile; ni l’accès aux répondants ni, au final, la restitution des résultats. (Il ne m’est jamais sorti de l’esprit depuis que, dans la recherche en partenariat, les questions de méthodes ressortent comme des munitions de réserve pour les partenaires au moment où sortent les résultats, selon que ceux-ci leur plaisent ou ne vont pas dans le sens attendu.) Des rencontres spéciales ont dû être fixées afin de réconcilier les points de vue. Dans les rapports finals, les conclusions ont insisté, ici encore, sur les « bons coups » des organismes locaux et, particulièrement, sur leur fonction de liant social et de soutien relationnel aux plus démunis, et plus souvent sur les défis de l’ensemble du Québec que sur les impacts de l’action locale comme tels.

Une autre recherche collaborative, portant sur les pratiques d’intervention sociale en déficience visuelle, est le fruit d’une requête adressée à l’université par le service social d’un institut de réadaptation en déficience visuelle de la région de Montréal. Il s’agissait d’identifier les spécificités de l’intervention sociale en déficience visuelle menée par les travailleurs sociaux à l’intérieur de l’œuvre globale de l’institut. Au moment de cette recherche, le service social est nouveau dans l’institut et les travailleurs sociaux ont pu bénéficier à leur demande d’un budget de recherche afin de clarifier leur rôle. En fait, dans le contexte de nouveauté du service social à l’institut, les préoccupations des travailleurs sociaux tournaient autour des enjeux de reconnaissance. Dans le cadre de travaux où le champ de l’intervention sociale en contexte institutionnel est réinterrogé, j’ai proposé un projet à partir d’une méthode de groupe qui porterait sur un état des savoirs impliqués dans l’intervention. Quelle est la connaissance des intervenants du champ de leur pratique? Et comment en parlent-ils?

Cette pratique de recherche en institution s’est caractérisée par l’établissement d’un dispositif permettant une démarche réflexive et dialogique entre chercheur et praticiens où en principe, savoirs académiques et pratiques devaient être en relation circulaire. Le dispositif de recherche auquel furent associés les professionnels était aussi pensé simultanément comme un dispositif de réflexivité et d’étayage de l’activité professionnelle. Il s’établit généralement dans le contexte institutionnel de liens entre l’université et les lieux d’intervention (CSSS, centre d’accueil, institut de réadaptation, réseau communautaire) (Rhéaume, 2009) dans un cadre où chercheurs et praticiens sont impliqués dans la production de connaissances. Celle-ci doit passer par le discours de l’intervenant sur son activité. Ainsi, nous partions du point de vue que la pratique de l’intervention constitue en soi, un espace social producteur de savoir.

Huit entretiens de groupe ont été réalisés avec le collectif de recherche formé des travailleurs sociaux de l’institut entre janvier et août 2010. Deux d’entre eux avaient été préalablement délégués comme étant les représentants du groupe. Deux rencontres avaient eu lieu avec eux en tout début de processus pour bien cerner les questions de la recherche, puis une dernière à la fin des rencontres afin de clore le processus. La première rencontre de groupe exposait le projet que j’avais préparé en vue de vérifier avec eux si le programme couvrait bien leurs préoccupations. J’avais proposé des thèmes de recherche inspirés de la littérature sur la question du travail relationnel, notamment les travaux de Rhéaume et Sévigny en sociologie clinique des organisations. Les entretiens étaient semi-dirigés, c’est à dire que le guide d’entretien auquel je référais devait nous aider à couvrir les thèmes. Un thème par rencontre devait être travaillé. Par exemple : connaissance du champ de la déficience visuelle. Des catégories de connaissance allaient en ressortir.

Quelques réflexions peuvent être émises sur l’ensemble du processus. D’abord, les savoirs produits furent largement conditionnés par les dynamiques relationnelles du groupe de praticiens qui était relativement nouveau au moment de la recherche. Chacun a cherché à construire une présentation de soi favorisant une insertion individuelle dans le groupe. De façon consciente aussi, le groupe cherchait à se positionner lui-même avantageusement à l’institut. Il fallait donc aussi soigner l’image professionnelle; on se rappelle qu’il s’agissait du premier objectif d’une telle recherche. La recherche est commandée de l’intérieur et reçoit l’assentiment de l’administration. Une adjointe à la direction des services professionnels est d’ailleurs présente à la moitié des rencontres. Il faut donc tenir compte d’un contexte où la relation est relativement positive entre l’administration et ses professionnels. Il faut user de diplomatie, laissant de côté certains thèmes et appuyant sur d’autres afin de répondre aux objectifs prévus qui se rapportent avant tout à l’utilité et l’usage organisationnel d’une telle démarche.

Pourtant, la demande sous-tend quelques problèmes d’ajustement. À la base, les travailleurs sociaux cherchent à prendre une place qui ne leur semble pas donnée d’emblée, c’est à dire en rapport avec ce qu’ils considèrent être leur personnalité professionnelle. Par exemple, les travailleurs sociaux doivent s’insérer dans le formulaire général d’évaluation fonctionnelle de l’institut. Cependant, cette grille ne tient pas compte des éléments qui composent l’évaluation en travail social et qu’ils nommeront : l’évaluation psychosociale. De fait, l’examen des entretiens révèle un pluralisme explicatif qui croise ces trois schèmes logico-cognitifs: 1) un schème fonctionnel lié aux objectifs de l’organisation et faisant appel à l’ajustement du sujet à sa situation, par exemple par la voie du développement de l’employabilité; 2) un schème interprétatif amenant à la considération de la subjectivité des sujets et à l’analyse de sens fondé sur les récits d’épreuve; 3) un schème interactionnel se rattachant aux liens établis entre les sujets et les autruis significatifs. L’apport compositionnel de ces trois schèmes forme ce que j’ai appelé un genre relationnel confrontant implicitement l’organisation du travail de l’institut qui prescrit une vision strictement fonctionnelle et adaptative de la relation d’aide.

2. La RAC dans l’évolution des savoirs
Dans la foulée de ces exemples, nous en arrivons aux questions 3 et 4 du colloque, relatives aux résultats de la RAC et à l’explicitation de son rôle dans l’évolution des savoirs. Penchons-nous donc à présent sur les deux registres de réflexion proposés dans notre introduction soit : a) la construction des savoirs en vue d’une transformation organisationnelle ou sociale; b) la construction des savoirs au sens large qui met en jeu la distinction complémentaire entre savoir théorique et savoir pratique.


a) la construction des savoirs pour l’action en fonction d’une transformation organisationnelle ou sociale

Afin de réfléchir à la question de la construction des savoirs pour l’action en fonction d’une transformation organisationnelle ou sociale, nous allons revenir sur les recherches précédemment exposées. Il ne s’agit pas ici de présenter des recherches particulièrement réussies à ce niveau mais bien parce qu’elles posent d’une part certaines interrogations sur la question de l’utilité et l’usage de la recherche collaborative en contexte organisationnel et d’autre part, permettent de faire ressortir deux particularités : la RAC en tant que enjeux de pouvoir et la RAC comme enjeux de reconnaissance.

- L’utilité et l’usage : la recherche sur les praticiens professionnels
Au cours de la recherche, j’ai fait le constat que l’objectif de reconnaissance professionnelle sera constamment fractionnée entre deux visées difficilement conciliables : a) présenter une image professionnelle positive envers l’organisation; b) affirmer ce qui se rapporte au genre professionnel. Comment plaire tout en demeurant soi-même, compte tenu des divergences entre la catégorisation des tâches provenant de l’institut et la trilogie du genre relationnel mis en action et en discours par les travailleurs sociaux. Au sens où l’entend Goffman (1974), comment préserver la face de tous (professionnels, organisation, chercheur) ? Cette démarche met en jeu une série de questions liées : à quoi sert une analyse de savoirs dans un contexte institutionnel? Quelle sera l’utilité des savoirs restitués? Quel usage les intervenants en feront-ils? Il est permis de se demander plus largement : quelle est la destination du discours produit par la recherche et finalement, quelle en est la réception? Le problème se pose plus précisément à savoir, s’il est possible de conjoindre utilités organisationnelle; praxéologique et académique.

La RAC part avec la prémisse suivante : la connaissance est construite socialement. Il s’agirait d’un processus circulaire jamais terminé; il faudrait donc raisonner en termes de processus. Il ne s’agirait pas de tester des hypothèses comme le prescrit la recherche classique mais plutôt de composer à partir de ce que le chercheur apprend du côté des sujets et ses efforts pour donner sens à ses découvertes. Il y aurait mise en relation entre différents acteurs (praticiens, clientèle, encadrement organisationnel, contextes sociaux, etc.) et le processus de transformation de la connaissance. D’après cette perspective, la connaissance serait considérée comme étant également construite dans la pratique. La recherche devient conversation au sens ou l’entend Mead (2006) c’est-à-dire, une conversation de significations. La connaissance émergerait donc de l’ajustement des acteurs impliqués et le rôle du chercheur serait d’en restituer un sens. C’est pourquoi, l’idée que la recherche conduise nécessairement à des actions concrètes qui découleraient directement de ses résultats est une idée naïve qui s’inscrit dans le linéarisme causal tant décrié. Poser la recherche en termes d’utilité et d’usage comporte certains risques, dont celui de son instrumentalisation. Se voulant proche de l’expérience des acteurs, la recherche collaborative n’a pas pour fonction de se conformer à l’horizon d’attente de ces mêmes acteurs.

La recherche collaborative puise à la source des consciences pour comprendre le fonctionnement social ou organisationnel. Elle doit donc chaque fois inventer sa méthode en l’adaptant au contexte; par ailleurs, il est possible d’en tirer une pensée plus générale : la recherche collaborative tant auprès des professionnels que des militants, puisant à la conscience des acteurs, s’adresse dans sa restitution à cette même conscience qui, à son tour transforme ce qui est donné. C’est à se niveau que s’effectue ce que l’on nomme le changement. C’est pourquoi l’action concrète ou manifeste n’est pas forcément l’aboutissement logique de la recherche. Dans le cas qui nous occupe, j’avais pris soin de m’éloigner des théories ergonomiques qui se concentrent sur la résolution de problèmes précis dans l’organisation pour défendre plutôt une approche clinique du travail des praticiens. La recherche collaborative revient à saisir des processus en train de se faire et restituant ce qu’elle en saisit entre dans une conversation déjà en train de se dérouler, en apportant un éclairage nouveau. Cette nouvelle lecture et sa réception, fait tout l’intérêt d’une réflexion épistémologique sur la recherche collaborative. En effet, le rôle de cette recherche n’est pas tant de répondre aux attentes effectives de l’organisation et de ses acteurs comme autant de questions dont les réponses seraient connues d’avance mais de restituer un nouvel éclairage qui pourrait potentiellement transformer les horizons. Par ailleurs, l’action d’investir un langage ou de s’immerger dans une nouvelle pensée prend du temps. Les acteurs ne peuvent éviter de se confronter à eux-mêmes dans ce processus. Enfin, le rôle de la recherche réside non dans le reflet mais justement dans celui de ne pas refléter fidèlement. Si la recherche fait œuvre de transformation, les demandeurs et le chercheur lui-même doivent s’attendre à une transformation de leurs propres jugements.

Les organismes subventionnaires de la recherche au Canada ont à présent orienté l’architecture de leurs programmes en fonction de l’utilité et éventuellement de l’usage des connaissances produites et prescrivent dorénavant la nécessité d’indiquer clairement les retombées des projets de recherche en vue d’une action. La RAC devra nécessairement prendre ses distances face à ce type d’orientation et définir clairement ce qu’elle entend par la construction des savoirs pour l’action.

- Enjeux de pouvoir et enjeux de reconnaissance : les leaders d’organisme locaux
Pour revenir maintenant au partenariat de recherche avec des leaders d’organismes locaux, deux angles d’analyse nous conduisent à examiner les effets de la RAC, dont le second vient reprendre au bond la réflexion sur notre cas en déficience visuelle : le premier angle est celui de l’examen des enjeux du partenariat (politique, social, idéologique, professionnel, scientifique) d’abord (Dumais 2011), le second angle propose une lecture par l’approche « de la traduction » (Audoux et Gillet 2011). La RAC étant une coconstruction sociale de connaissances, elle constitue donc une séquence d’épreuves au sein d’un système d’interactions à propos de laquelle le premier angle d’analyse insiste sur les relations de pouvoir et le second, sur la recherche de reconnaissance au sein du système. On pourrait en fait penser que certains types de recherches se caractérisent par le rôle central des jeux de pouvoir tandis que les secondes s’inscrivent plutôt dans la recherche de reconnaissance.

Le partenariat que nous avons illustré a dès son origine constitué une épreuve très politisée : les acteurs étaient préoccupés par les rapports de pouvoir entre organismes, par l’orientation idéologique du conseil local et par leurs rapports avec les pouvoirs publics régionaux d’orientation et de financement. Il ne fait pas de doute ici que les acteurs du terrain (des leaders militants) et que les questions de recherche (la dynamique des organisations locales et ses impacts sur la population) ont pesé différemment sur la politisation des enjeux – par comparaison avec notre exemple précédent avec des professionnels spécialisés. Une méfiance certaine vis-à-vis des chercheurs était même palpable. En somme, la volonté de connaître et, surtout, de mettre au jour, de révéler, n’était pas tout-à-fait partagée. Certes, toute RAC comporte ce genre d’épreuves; mais encore faut-il que les objectifs de connaissance ne soit pas réduits à peau de chagrin ! Dans l’exemple, les rapports de pouvoir ont donc pesé lourdement et cela a donné comme résultat un « partenariat de recherche » aux résultats mineurs, mais en même temps un « partenariat stratégique » stable et d’une grande longévité en raison du consentement de tous à l’instrumentaliser à cette fin. (Cette caractérisation relativement conflictuelle de notre RAC a été validée dans une étude ultérieure faite par d’autres chercheurs qui portait sur divers dispositifs RAC.) Les épreuves suivantes, comme les discussions sur la méthode d’enquête, sur l’échantillonnage, en passant par l’analyse des données, ont donné lieu à autant d’autres difficultés : certaines portaient sur les bons choix d’études de cas, d’autres sur les résultats d’enquêtes par questionnaire, d’autres encore sur le champ d’analyse trop restreint pour évaluer l’ensemble des retombées et impacts des organisations locales. En rétrospective, quels ont été les effets sur l’action et le savoir pratique des partenaires ? Qu’ont fait les acteurs locaux avec les résultats de recherche, pour qui la RAC avait été mise en place, et qu’en ont retiré les chercheurs qui ont, bon an mal an, investi du temps dans le partenariat ? Il nous est difficile de répondre à cette question du point de vue des praticiens militants, outre le fait que les chercheurs ont leur concrètement offert de donner des conférences publiques et de participer à table-rondes locales. Du point de vue des chercheurs, il y a eu de rares communications en colloque et assez peu de publications. Et pour les fins de notre communication d’aujourd’hui sur les RAC, au-delà du simple rappel des aléas de l’expérience, quels sont les éléments généralisables ?

Les deux recherches présentées semblent se définir différemment, faisant ressortir les caractéristiques pour l’une, de la recherche de reconnaissance et pour la seconde, des relations de pouvoir. La démarche auprès des professionnels, dans un cadre de sociologie clinique du travail s’est située du côté de la recherche de reconnaissance dans la relation chercheur-professionnel-gestionnaire, en insistant sur le dialogue et une certaine conciliation, ce qui n’excluait pas bien sûr, les enjeux de pouvoir sous-jacents. La seconde, plutôt caractérisée par ses questionnements sur l’idéologie se conçoit plutôt du côté des relations de pouvoir à cause de son caractère conflictuel, ce qui n’empêchait pas les possibilités de reconnaissance mutuelle.

Parler de coconstruction de connaissances en termes de relations de pouvoir et de recherche de reconnaissance nous a éclairés sur les retombées de la RAC. Mais celle-ci a-t-elle vraiment permis d’agir différemment, rien n’est moins sûr car dans les deux cas, des actions concrètes n’en sont pas ressorties forcément. Comme si à l’issue de cette RAC, les connaissances produites étaient plus vastes pour chacune des parties que ce qu’elles ont bien voulu partager ou révéler publiquement. Mais chacun a découvert quelque chose, a acquis de nouvelles connaissances pertinentes à chacun. Quels types de savoirs, au juste ? Les deux démarches ont plutôt favorisé l’établissement d’une communication, dans un cas conciliante et dans l’autre, conflictuelle. De ce point de vue, la recherche n’est peut-être pas tant d’éclairer les possibilités d’actions concrètes en vue d’une émancipation ou d’une planification de programme qu’à soutenir les conditions de la discussion en participant directement à la recherche d’un sens dans l’espace social, quand ce ne serait que de reconnaitre l’existence du conflit.

b) La distinction fondamentale entre savoir théorique et savoir pratique mais aussi la complémentarité de ces formes de savoir dans une zone commune de recomposition.
Le savoir pratique, jusqu’ici insuffisamment interrogé révèlerait des réalités qui échappent aux rationalisations plus formelles. Pour Giddens : « Toute analyse de l’activité sociale qui ignorerait la conscience pratique est fondamentalement déficiente » (1987). Par ailleurs, il faut reconnaître que les débats sur ce qui vient en premier entre théorie et pratique n’ont pas conduit à plus de connaissance sur les activités humaines.

Notre réflexion épistémologique sur la RAC essaie de prémunir contre certains extrémismes, qu’ils se situent du côté du rationalisme comme du côté de la pensée contextualiste. Nous avançons tout de même que ce qui fait problème aujourd’hui ne se trouve pas dans l’excès théorique mais bien plutôt dans une multitude de gestes, de décisions et de pratiques sans théorisation. Si nous prenons nos distances par rapport aux grands récits théoriques, il ne s’agirait pas pour nous de poser le savoir pratique en nouveau savoir idéal.

Abbott (2006) propose un regard internaliste (culturel) par rapport à un regard externaliste (politique, voire foucaldien) qui lie savoir et pouvoir. Dans son article sur « Le chaos des disciplines », l’auteur insiste sur l’idée d’une interstitialité des sciences sociales à partir d’une distinction fondamentale entre ce qu’il nomme savoir et action. Le savoir théorique est susceptible d’universalisation mais il y a risque d’une rigidification des concepts qui finissent par se détacher de leur objet et donc de gagner en rigidité à mesure qu’ils s’éloignent de leur objet. Par ailleurs, le savoir pratique qui s’inscrit dans l’action produit un savoir local, contextualisé qui contribue aux connaissances avec le risque cette fois, de manquer de vue d’ensemble. Il faut reconnaître que la vérité n’est pas donnée entièrement si l’on se tient d’un côté plus que de l’autre puisque les deux positions peuvent légitimement saisir les phénomènes. Le problème réside dans la rigidification de l’une de ces tendances.

Les objets des sciences humaines se trouveraient entre universalité et contextualité, entre le général et le particulier, entre le savoir académique et l’action. C’est pourquoi, il n’est pas question de rejeter ce qu’une vue d’ensemble et l’utilisation de concepts plus vastes apportent à la connaissance. Si les sciences sociales veulent se rapprocher de la recherche appliquée, elles doivent se retrouver une place adéquate entre universalité et contextualité et recomposer les connaissances entre le savoir théorique et le savoir pratique. Mais dans la suite de nos expériences, nous éprouvons le besoin de revisiter la question du comment : comment peuvent s’établir les liens entre ces deux zones de savoir dans les conditions que lui offre la RAC ? Nous ne pouvons qu’en revenir à l’implication de la recherche dans le développement des consciences plutôt qu’un apport direct et par trop mécanique sur l’action concrète. La recherche apporte un nouvel éclairage; c’est dans la réception-transformation de ce nouvel éclairage que se produit le changement. Si le chercheur transforme des données, les destinataires à leur tour transforment les analyses proposées. Nous ne sommes pas certaines qu’il s’agisse bien là d’une « validation ». Par contre, il s’agit certainement d’un apport nouveau pour l’enrichissement théorique et méthodologique de la recherche. Si le savoir théorique était traditionnellement conçu comme devant trouver une application dans la pratique, il s’agit ici d’un mouvement plutôt circulaire où le savoir pratique, par un mouvement de retour nourrit la théorie.

En fait, la reconnaissance du savoir pratique et de sa complexité, du fait qu’il compose nécessairement avec les contingences du quotidien, oblige le chercheur à se départir d’une certaine condescendance que l’on peut retrouver à la fois dans l’expertise et la posture critique. Dans le premier cas, les savoirs produits servent aux décideurs en proposant des solutions ponctuelles, tandis que dans le second cas, où connaissance et indignation morale sont souvent confondues, les savoirs sont supposés amener l’émancipation. Le savoir pratique oblige en fait l’univers intellectuel à plus de modestie. Par ailleurs, la responsabilité du chercheur académique, dans son effort de coconstruction avec le savoir pratique issu des acteurs sera de favoriser une certaine prise de conscience des acteurs sur leurs représentations, dans le but d’en identifier les bases normatives. Dans son effectuation réciproque la RAC peut donc permettre de tendre vers une certaine recherche de vérité, les deux zones de savoir tantôt jouant de conciliation et à d’autres moments de conflits. Les zones de savoir doivent donc être envisagées en tant que domaines séparés et en tension.

3. Conclusion
La RAC constitue une forme de recherche pertinente et appropriée au monde actuel en faisant ressortir la pensée des acteurs. Néanmoins, deux constats peuvent être tirés de notre réflexion. Le premier nous pousse à la prudence car il ne faut pas présumer que la RAC débouche directement sur des savoirs pratiques pour l’action, bien que la prise de conscience qu’elle permet constitue une étape préalable plus ou moins longue à des actions. Le deuxième constat nous porte à penser qu’il faudrait également se prémunir contre une idéalisation du savoir pratique en laissant de côté la production théorique et la montée en généralisation.



















Notice biographique (décembre 2012)

Lucie Dumais est professeure à l’Université du Québec à Montréal et codirectrice du Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales. Sociologue ayant une longue expérience de recherche universitaire en interdisciplinarité (sociologie, santé au travail, ergonomie, travail social) et en partenariat (avec les entreprises, syndicats, organismes communautaires et publics).

Marie-Chantal Doucet est docteure en sociologie et professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. La sociologie des métiers relationnels; les questions relatives à l’individu contemporain; le champ de la santé mentale sont les grands axes de la recherche et de l’enseignement auxquels elle contribue. Elle dirige présentement une recherche sur les savoirs implicites des intervenants de première ligne en santé mentale.

Bibliographie
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Résumé en Anglais


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