Fiche Documentaire n° 1776

Titre Savoir et incertitude dans l'intervention face aux problèmes graves de santé mentale

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Auteur(s) POIREL Marie-Laurence  
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

Savoir et incertitude dans l'intervention face aux problèmes graves de santé mentale

Les débats jamais résolus sur les origines et le cours des problèmes graves de santé mentale qui ont jalonné l’histoire de la psychiatrie en Occident témoignent de l’importante part d’incertitude qui continue à marquer ce domaine. Par ailleurs, on observe aujourd’hui le renforcement d’un courant de pensée qui tente de surmonter cette incertitude ou d’en faire un moment contingent et en voie d’être dépassé de l’histoire du savoir. Un pan important, de plus en plus dominant, de la recherche et de la clinique psychiatriques contemporaines mettent ainsi de l’avant des théories sophistiquées sur les mécanismes neurobiologiques qui seraient en cause dans les troubles mentaux et promeuvent des outils diagnostiques et d’intervention de plus en plus standardisés. En Amérique du Nord, les références aux pratiques fondées sur des données probantes (Evidences based practives) tendent à prendre une importance croissante dans le champ des pratiques en psychiatrie et en santé mentale.

Ces tendances lourdes qui marquent le champ contemporain de la psychiatrie et de la santé mentale en Amérique du Nord et plus largement en Occident représentent un défi de taille pour l’exercice d’un savoir et d’une pratique complexes prenant en compte l’expérience subjective des personnes qui vivent des problèmes de santé mentale importants et le savoir expérientiel des cliniciens. Du côté de la recherche et de la clinique, certaines voix continuent de s’élever pour dire l’insuffisance de tout savoir préexistant face à l’expérience des problèmes graves de santé mentale, et des lieux de résistance explorent d’autres manières de les comprendre et d’y répondre en acceptant de reconnaître la part d’incertitude qui traverse ces troubles et en travaillant à partir d’elle.

Cette communication propose de réfléchir à la nature des repères sur lesquels des intervenants qui travaillent avec des personnes vivant des troubles mentaux importants s’appuient et sur le type de savoir qui guide leur travail face à des situations souvent complexes et incertaines. Autour des questions du savoir et de l’incertitude, la communication proposée mobilise les résultats d’une recherche qualitative poursuivie au Québec dans des milieux de pratique non institutionnels qui s’identifient comme ressources alternatives de traitement en santé mentale. Des entrevues ont été réalisées avec vingt-cinq intervenants (psychologues, psychanalystes et intervenants psychosociaux) dans une dizaine de ressources alternatives en santé mentale. Ces intervenants ont été interrogés sur le sens, les défis et les conditions de possibilité de leur pratique auprès de personnes qui font l’expérience de troubles souvent déroutants et qui sont confrontées à d’immenses souffrances psychiques et relationnelles. Les résultats de cette recherche seront présentés et une discussion sur les enjeux plus larges qu’ils soulèvent pour l’intervention en psychiatrie et en santé mentale sera esquissée.

Bibliographie

Aulagnier, P. (2010, 1975 pour la première édition). La violence de l’interprétation. Paris : PUF.

Berthelot, J.-M. (1996). Les vertus de l’incertitude. Paris : PUF.

Corin, E. (2002). L’étranger à la porte. Marge et marginalité dans la psychose. Frontières, 14(1), 30-37.

Corin, E. (2000). Le paysage de l’alternatif dans le champ des thérapies. In Lecomte, Y. et Gagné, J. (Éds). Les ressources alternatives de traitement. Santé mentale au Québec, numéro spécial, pp. 11-30.

Corin, E., Poirel, M.-L., Rodriguez, L. (2011). Le mouvement de l’être. Paramètres pour une approche alternative du traitement en santé mentale. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Couturier, Y., Carrier, S. (2003). Pratiques fondées sur les données probantes en travail social : un débat émergent. Nouvelles pratiques sociales, 16(2), 68-79.

Franks, V. (2004). Evidence-Based Uncertainty in Mental Health Nursing. Journal of Psychiatric and Mental Health Nursing, 11, 99-105.

Gupta, M. (2007). Does Evidence-Based Medicine Apply to Psychiatry? Theorical Medicine and Bioethics, 28(2), 103-120.

Jaspers, K. (1956). De la psychothérapie. Étude critique. Paris : PUF. Traduit de l’Allemand par H. Naef.

Lafortune, D. (2009). Introduction : L’intervention à l’aune des données probantes. Criminologie, 42(1), 3-12.

Lecomte, Y. (2003). Développer de meilleures pratiques. Santé mentale au Québec, 28(1), 9-36.

Le Breton, D. (2005, 1990 pour la première édition). Anthropologie du corps et modernité. Paris : PUF.

Maier, T. (2006). Evidence-Based Psychiatry: Understanding the Limitations of a Method. Journal of Evaluation in Clinical Practices, 12(3), 325-329.

Sassolas, M. (2009, 1997 pour la première édition). La psychose à rebrousse-poil. Toulouse : Éditions Érès.

Présentation des auteurs

Marie-Laurence Poirel est professeure à l’École de service social de l’Université de Montréal, membre de l’équipe Érasme et de l’Alliance internationale de recherche Santé mentale et citoyenneté. Ellen Corin est psychanalyste et chercheure émérite de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas

Communication complète

Ce petit texte est la version abrégée d’un manuscrit soumis à la Revue québécoise de psychologie.

L’histoire de la psychiatrie en Occident apparaît marquée par des débats, jamais résolus, sur les origines et le cours des problèmes graves de santé mentale, témoignant ainsi de l’importante part d’incertitude qui continue à marquer ce domaine. Aujourd’hui, on assiste par ailleurs au renforcement d’un courant de pensée qui tente de surmonter cette incertitude. Un pan important, de plus en plus dominant, de la recherche et de la clinique psychiatriques contemporaines met ainsi de l’avant des théories sophistiquées sur les mécanismes neurobiologiques qui seraient en cause dans les troubles mentaux et promeut des outils diagnostiques et d’intervention de plus en plus standardisés. En Amérique du Nord, les références aux pratiques fondées sur des données probantes (Evidences based practives) tendent à prendre une importance croissante dans le champ des pratiques en psychiatrie et en santé mentale. Ces tendances lourdes qui marquent le champ contemporain de la psychiatrie et de la santé mentale en Amérique du Nord représentent un défi de taille pour l’exercice d’un savoir et d’une pratique complexes prenant en compte l’expérience subjective des personnes qui vivent des problèmes de santé mentale importants et le savoir expérientiel des cliniciens. Du côté de la recherche et de la clinique, certaines voix continuent de s’élever pour dire l’insuffisance de tout savoir préexistant face à l’expérience des problèmes graves de santé mentale, et des lieux de résistance explorent d’autres manières de les comprendre et d’y répondre en acceptant de reconnaître la part d’incertitude qui traverse ces troubles et en travaillant à partir d’elle.

Autour des questions du savoir et de l’incertitude dans l’intervention en santé mentale, ce bref texte mobilise les résultats d’une recherche qualitative poursuivie au Québec dans des milieux de pratique non institutionnels qui s’identifient comme ressources alternatives de traitement en santé mentale. Des entrevues ont été réalisées avec vingt-cinq intervenants (psychologues, psychanalystes et intervenants psychosociaux) dans une dizaine de ressources alternatives en santé mentale. Ces intervenants ont été interrogés sur le sens, les défis et les conditions de possibilité de leur pratique auprès de personnes qui font l’expérience de troubles souvent déroutants et qui sont confrontées à d’immenses souffrances psychiques et relationnelles. Une partie des résultats de cette recherche sera, dans ses grandes lignes, présentée et une discussion sur les enjeux plus larges qu’ils soulèvent pour l’intervention en psychiatrie et en santé mentale sera esquissée.


1. Sources et limites du savoir dans la pratique en santé mentale. Perspectives d’intervenants de ressources alternatives de traitement

De quel savoir nous parlent les intervenants qui pratiquent dans une ressource alternative de traitement en santé mentale? On constate à travers leurs témoignages que ce savoir s’abreuve à différentes sources : les repères théoriques; l’expérience de proximité avec des personnes souffrantes; le travail sur soi. Concernant les repères théoriques, tout en relevant leur importance (ces derniers peuvent notamment aider à tenir dans la position d’intervenant et à déjouer certains pièges comme la confusion, l’anesthésie ou l’envahissement), les témoignages insistent sur une nécessaire vigilance dans leur utilisation. Les repères théoriques ne doivent pas devenir un écran dans la relation. En même temps, les témoignages mettent clairement en évidence qu’à eux seuls les repères théoriques sont loin d’être suffisants, et que les intervenants puisent à d’autres sources, fondamentales, de savoir. L’importance de l’expérience du contact étroit avec des personnes souffrantes, accumulée au fil du temps, émerge ainsi fortement des témoignages. Et ces derniers vont évoquer aussi comme source significative de savoir, le travail sur soi de l’intervenant. « L’intervenant est au travail dans sa propre position subjective ». En même temps, les témoignages montrent aussi que le savoir des intervenants est soumis à d’importantes limites. Les intervenants paraissent ici peu s’intéresser à la question des limites des connaissances disponibles sur les problèmes de santé mentale. L’intérêt de leur position sur les limites du savoir dans la pratique en santé mentale se situe ailleurs, leurs témoignages montrant que le savoir s’avère doublement limité, par ce que l’on peut qualifier d’une résistance de la souffrance ainsi que par une résistance du sujet et de la subjectivité. Leurs témoignages mettent ainsi en évidence que la souffrance psychique et relationnelle constitue une expérience qui ne se laisse pas facilement cerner et réduire. Ils évoquent des zones d’expérience où peu de repères peuvent les soutenir, des questionnements qui resteront parfois ouverts.

De manière intrinsèque, le savoir de l’intervenant se révèle également limité par l’existence d’un sujet et d’une subjectivité reconnus dans la personne. Les intervenants expriment d’abord à cet égard une position éthique marquée par l’expression d’une reconnaissance de l’altérité, une préoccupation pour la singularité et dès lors le refus d’une posture d’objectivation dans l’intervention : « la personne qu’on a en face de nous est un sujet pas un objet ». Un positionnement épistémologique se dégage aussi, suggérant que le savoir sur la vie psychique et l’expérience intérieure se heurte à d’impassables limites et mettant en évidence l’illusion d’une prétention de maîtrise dans le savoir sur l’humain dans la mesure où quelque chose, dans l’autre, toujours échappe. « On ne sait jamais comment ça va débouler pour quelqu’un… ça demande beaucoup d’humilité ».


2. Les écueils de certaines confusions
On retrouve dans les témoignages d’intervenants de ressources alternatives en santé mentale un positionnement solide sur la question des savoirs face aux problèmes de santé mentale importants, qui croise différents registres, épistémologique, éthique et clinique. Ainsi, par leur acuité et par leur profondeur, ces témoignages peuvent, à partir de questionnements qui surgissent de la pratique, contribuer à mettre au travail des questions fondamentales dans un débat plus large sur les savoirs mobilisés dans la compréhension et la pratique face aux problèmes graves de santé mentale.

Ainsi, ces témoignages incitent à se pencher sur les risques, pour la pratique en santé mentale, de certaines confusions : entre savoir et certitude et entre savoir sur l’humain et savoir sur les choses. La distinction entre savoir et certitude apparaît pertinente et fondamentale tant d’un point de vue épistémologique que d’un point de vue clinique et éthique comme on le voit chez la psychanalyste Piera Aulagnier. « Certitude et savoir se différencient au nom de la questionnabilité de leurs énoncés respectifs : le premier refuse cette mise à l’épreuve, le second l’accepte, fût-ce malgré lui » (Aulagnier, 2010 : 22). D’un point de vue plus strictement épistémologique, le sociologue Jean-Michel Berthelot a pour sa part mis en évidence comment savoir et certitude traduisent deux attitudes et deux positions opposées sur la question du savoir. D’un côté, une position consciente des limites du savoir, de son inachèvement. D’un autre côté, une position qui amplifie nos capacités d’explication; qui, ultimement, exprime une conviction et un désir de maîtrise du savoir, une confusion entre savoir et certitude. Or, les témoignages d’intervenants de ressources alternatives de traitement mettent bien en évidence l’importance, face aux problèmes de santé mentale, d’une « conscience d’incertitude ». Par ailleurs, ils laissent émerger aussi l’écart, important et nécessaire, entre savoir sur l’humain et savoir sur les choses.

Dans la culture occidentale, le savoir expert, notamment biomédical, a fortement contribué à brouiller les frontières entre le savoir sur l’humain et le savoir sur les choses. Ce brouillage et la tentation d’évaluer le savoir sur l’humain à l’aune du savoir sur les choses s’avèrent problématiques dans le domaine des problèmes importants de santé mentale. Philosophe et psychiatre, Karl Jaspers illustre cette confusion à travers une mise en garde qui rejoint l’état d’esprit des intervenants rencontrés. L’être humain, nous dit Jaspers, « cesse d’être lui-même dès qu’il est pris pour objet ». Ce type de mise en garde interpelle de façon assez radicale les orientations dominantes des savoirs qui prétendent aujourd’hui informer les pratiques en santé mentale. À l’instar des perspectives d’intervenants de ressources alternatives en santé mentale, elle évoque l’irréductible complexité du savoir sur l’humain, qui pourrait s’avérer particulièrement exacerbée dans le cas des problèmes de santé mentale importants, lesquels nous portent en effet régulièrement dans des zones frontières du savoir, qui touchent à des expériences limites de l’humain où les repères du sens commun peuvent être radicalement insuffisants; dans des zones où, selon l’expression de Piera Aulagnier, nous devons « accepter l’épreuve » de la « non évidence de l’évident ». À partir de cette perspective, les limites du savoir sur l’humain ne correspondent pas à un manque devant être comblé mais semblent bien plutôt rendre compte de l’irréductibilité de certaines dimensions de l’humain.


3. Savoir et pratique
Mais alors, l’alternative serait-elle entre, d’un côté, une revendication, potentiellement violente pour les personnes, de domestication voire de maîtrise des problèmes de santé mentale, qui s’affiche dans certains savoirs experts et, d’un autre côté, un aveu de radicale impuissance? Ce n’est en tout cas pas la voie que nous indiquent les témoignages recueillis ni les auteurs auxquels ce texte fait allusion, qui nous engagent à refuser la hiérarchie entre des savoirs experts et des savoirs plus tâtonnants et plus humbles. Ces deux types de savoir reposent sur des fondements et une vision du monde et de l’humain très différents. Les savoirs experts revendiquent une validité et une légitimité scientifiques, tout en s’appuyant malheureusement parfois sur une représentation réductrice de la science, lui attribuant une sorte de « pouvoir de certitude » (Aulagnier). L’autre perspective évoquée ici s’appuie davantage sur la légitimité d’un savoir accumulé au fil de l’expérience et de l’existence individuelle et collective, un savoir limité et articulé à la question du sens. Dans le domaine psychiatrique, les savoirs experts apparaissent préoccupés par des mécanismes défaillants; dans la pratique, ils visent des changements ciblés à travers la mise en place de protocoles d’intervention standardisés. On peut supposer que les pratiques qui s’appuient d’abord sur ce type de savoir expert s’exposent au risque de réduction du sens de l’intervention dans sa technicisation. De manière très contrastée, les savoirs qui éclairent la pratique des intervenants de ressources alternatives de traitement en santé mentale apparaissent inséparables du pari d’une prise en compte de l’expérience de la souffrance et de la subjectivité. Leurs témoignages soulignent avec force l’importance d’un savoir suffisamment modeste capable à la fois d’opposer une résistance à tentation d’une position de maîtrise face à l’autre (Grand Autre), de mettre au travail le projet d’une écoute toujours « plus sensible, plus attentive » (Aulagnier) et de reconnaître l’épreuve de l’incertitude, son importance et sa nécessité comme posture dans la pratique.

Résumé en Anglais


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