Bien que les discours sur la ré-intégration dans la collectivité des personnes vivant avec des problèmes graves de santé mentale soient aujourd’hui au cœur des politiques et des programmes en santé mentale au Québec, force est de constater que, pour beaucoup d’entre elles, ces personnes vivent dans la collectivité sans en faire vraiment partie. Ce constat appelle une conception plus complexe et plus problématisée de l’intégration dans la collectivité des personnes vivant avec des problèmes graves de santé mentale, des défis qu’elle comporte et des conditions qu’elle suppose que l’usage qui en est couramment fait. Tel est l’objet et l’enjeu d’une démarche de recherche participative en cours qui s’intéresse plus particulièrement aux représentations et aux conceptions de l’intégration et des barrières qui s’élèvent à cet égard qui traversent les milieux de pratique en santé mentale.
Nous présentons ici les principaux objectifs de cette recherche, quelques aspects méthodologiques ainsi que les résultats partiels d’une analyse préliminaire des données recueillies jusqu’ici. Cette recherche s’inscrit dans le programme d’Actions concertées sur la pauvreté et l’exclusion sociale du Fonds de recherche Société et culture du Québec, programme développé en partenariat avec le ministère de la Santé et des Services sociaux et le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec.
Contribuer à un renouvellement des savoirs sur l’intégration
Cette démarche de recherche vise à contribuer à un approfondissement et à un renouvellement des savoirs sur l’intégration dans la collectivité des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale importants qui prenne en compte la complexité et la diversité des phénomènes impliqués, la singularité des trajectoires individuelles, l’expérience de différents acteurs et la responsabilité collective. La recherche vise plus spécifiquement à : 1) Dégager les représentations de l’intégration dans la collectivité des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale importants qui circulent dans différents milieux de pratique en santé mentale et chez différents acteurs (personnes usagères, intervenants, gestionnaires). 2) Cerner si et comment certaines représentations de l’intégration peuvent s’avérer en elles-mêmes stigmatisantes pour les personnes concernées. 3) Dégager les représentations des barrières à l’intégration véhiculées dans différents milieux de pratique et chez différents acteurs, et ainsi contribuer à l’élucidation des processus et des mécanismes qui, du point de vue des acteurs, constituent des freins à l’intégration. 4) Mettre au travail les différences dans les représentations de l’intégration qui traversent les milieux de pratique en santé mentale afin de contribuer au développement d’une représentation élargie de l’intégration prenant en compte un ensemble de dimensions et de contraintes et faisant place à l’idée d’inclusion et à la notion de responsabilité collective qu’elle implique. 5) Identifier des pistes d’action et des stratégies susceptibles de lutter plus efficacement contre les barrières à l’intégration et à l’inclusion des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale importants, de soutenir les processus d’intégration de ces personnes et d’améliorer leurs conditions de vie.
Une démarche de recherche qualitative et participative
La méthodologie de recherche est traversée et guidée par une double préoccupation : solliciter et rendre compte d’une pluralité de perspectives, d’une part, mobiliser la participation d’acteurs du terrain dans le processus de recherche et d’analyse, d’autre part. À travers des entrevues individuelles et des focus groups, ont ainsi été rencontrés des personnes usagères, des intervenants et des gestionnaires de milieux de pratique s’adressant à des personnes vivant avec des problèmes graves de santé mentale qui, de manière explicite, visent l’intégration dans la collectivité des personnes qu’ils accompagnent. Les milieux de pratique participants appartiennent pour certains au réseau institutionnel de psychiatrie et santé mentale et pour d’autres au réseau communautaire (associatif). La recherche se déroule à partir de six sites : dans deux régions urbaines et dans quatre régions semi-urbaines et rurales. Au total, dix-neuf milieux de pratique sont impliqués dans la recherche, trente-deux personnes usagères ont participé à une entrevue individuelle et quarante-sept à un focus group; trente-trois intervenants et onze gestionnaires ont participé à un focus group. Les questionnaires d’entrevues et de focus groups s’organisent autour de trois grands axes : 1) les représentations et conceptions de l’intégration dans la collectivité des personnes vivant avec des problèmes graves de santé mentale, en particulier les représentations d’une intégration jugée « réussie »; 2) les perceptions des principales barrières qui s’élèvent face à l’intégration de ces personnes; 3) les perception des pistes d’action et des stratégies à mettre en place pour contrer les barrières à l’intégration et des principaux acteurs à mobiliser.
Par ailleurs, un comité de suivi composé de chercheurs, de partenaires de milieux de pratique et de militants, qui sont associés à l’élaboration des outils de cueillette des données, à l’analyse et au développement de stratégies de transfert, a très tôt été mis en place. De manière plus large, un forum d’échanges est également prévu qui permettra de réunir les différents acteurs ayant participé à une entrevue individuelle ou à un focus group pour mettre au travail ce qui émerge de l’analyse des données.
Les premières étapes d’analyse, en cours, consistent à faire ressortir, pour chacun des trois groupes d’acteurs, le contenu des représentations de l’intégration dans la collectivité, des conditions qu’elles supposent ainsi que des barrières en dégageant les dimensions autour desquelles ces représentations s’organisent.
Regards d’acteurs du terrain sur l’intégration et ses défis : un aperçu
Les différents groupes de participants ayant été impliqués dans un focus group ou une entrevue ont signifié l’intérêt que revêtait pour eux le processus de recherche en lui-même comme occasion assez privilégiée de participer à un espace de partage, de discussion et d’échange sur des enjeux fondamentaux pour les personnes qui vivent des problèmes de santé mentale graves et pour ceux qui ont à cœur l’amélioration de leurs conditions d’existence dans la collectivité. Nous nous limiterons dans ce qui suit à esquisser quelques pistes d’analyse provisoires à partir de certains nœuds ou zones de questionnement qui ont commencé à se dessiner autour de quelques thématiques et enjeux, qui sont soulevés ou qui ont un écho chez les différents groupes d’acteurs, soit les personnes usagères, les intervenants et les gestionnaires.
Aux origines de la recherche présentée ici avait été formulée l’hypothèse selon laquelle on retrouverait dans les milieux de pratique en santé mentale des représentations différentes de l’intégration dans la collectivité des personnes vivant avec des problèmes graves de santé mentale, des représentations auxquelles seraient associées des valeurs différentes, sans que ces différences de représentations soient suffisamment identifiées et discutées. Que nous disent à cet égard les acteurs rencontrés dans cette recherche?
En toile de fond de leurs discours et échanges, les différents groupes d’acteurs font ressortir la prégnance, dans la société québécoise contemporaine, d’une définition dominante de l’intégration, plus particulièrement de ce qui serait considéré comme une intégration « réussie ». Dans cette définition, le travail productif, rémunéré, occupe une place de premier plan. À partir de cette toile de fond, différentes positions se dessinent. À titre indicatif et de manière encore très provisoire, nous évoquerons ici quatre positions. Une première position évoque la préoccupation de soutenir les personnes qui vivent des problèmes de santé mentale importants afin qu’elles se rapprochent de cette définition et de ce modèle normatif d’intégration. Cette préoccupation se fait entendre dans les différents groupes d’acteurs. Au nom d’un certain réalisme, une deuxième position met en évidence les limites de la définition aujourd’hui dominante de l’intégration dans le cas particulier des personnes qui vivent des problèmes de santé mentale importants, sans que cette définition soit en elle-même questionnée. L’accent est davantage mis sur des dimensions comme la fragilité et les déficits présents chez les personnes. Lorsqu’elle est portée par des personnes concernées, cette position met souvent à jour l’expérience de souffrance de ceux et celles qui se sentent incapables de rejoindre un idéal normatif d’intégration, en décalage avec les attentes sociales qui garantissent une reconnaissance.
D’autres positions s’expriment qui vont situer d’emblée la question de l’intégration et de ses significations sous l’angle d’une problématisation. Dans les discours, la notion d’intégration apparaît alors fortement polysémique. La définition dominante est mise en tension avec d’autres visions et définitions, et parfois en elle-même mise en question. Ainsi, une troisième position se fait entendre qui insiste sur l’importance et la nécessité de recentrer la question de l’intégration et de ses significations sur chaque personne, sur les perceptions et sur la définition qui sont les siennes ainsi que sur son vécu. « On est qui nous pour juger » de ce que serait une intégration « réussie » remarque un intervenant. L’accent est ici mis sur la singularité de chaque situation et de chaque trajectoire et sur l’importance d’être à l’écoute de cette singularité. Cette position n’est pas sans s’accompagner d’importants défis qui sont mis en évidence, en particulier celui de la reconnaissance de cette singularité de la part de la société mais aussi des milieux de pratique en santé mentale, parce que, nous aussi, « on a intégré cette définition-là (dominante) de l’intégration » souligne un autre intervenant. Une quatrième position reflète une prise de distance plus affirmée sinon une critique explicite ou implicite de la définition actuellement dominante de l’intégration.
Si différentes positions se dessinent ainsi sur le sens donné à l’intégration dans la collectivité des personnes qui vivent des problèmes de santé mentale importants, le souci de voir celles-ci faire davantage partie de la collectivité se fait entendre avec force à travers les discours des différents groupes d’acteurs. Ces derniers évoquent les défis importants qui se posent à cet égard, laissant découvrir un enchevêtrement complexe de barrières de différentes natures, internes et externes, intérieures au champ de la santé mentale comme extérieures à celui-ci. Souvent à partir d’exemples, les discours illustrent ainsi comment un ensemble de forces et de mécanismes à la fois idéologiques et symboliques, interactionnels, institutionnels et structurels semblent venir se conjuguer pour créer des formes subtiles et diversifiées de marginalisation des personnes vivant avec des problèmes importants de santé mentale. L’analyse en cours vise à mieux comprendre ces mécanismes et leurs articulations complexes tels qu’ils sont perçus de l’intérieur, par les acteurs eux-mêmes.
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