Fiche Documentaire n° 1804

Titre Promenade dans les interstices d’une méthode d’analyse des pratiques

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Auteur(s) RODUIT Jean-Marc  
     
Thème Développer une posture réflexive par la pratique théâtrale d'Augusto Boal et l'analyse de discours experts  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

Promenade dans les interstices d’une méthode d’analyse des pratiques

Huit étudiants sont réunis durant huit matinées dans le cadre d’une Haute école de Travail Social pour des analyses des pratiques. Chaque étudiant bénéficie d’une matinée pour développer une réflexion avec ses pairs sur une situation-problème vécue sur son lieu de stage. L’analyse des pratiques, telle qu’elle s’invente ici, respire avec le théâtre et la philosophie dans une composition à trois temps :

• une promenade dans la pensée du corps avec le théâtre : une expérience théâtrale nommée théâtre-image, inspirée du théâtre d’Augusto Boal est proposée aux étudiants. Il faut dire clairement qu’ici l’enjeu est de former un habitus de praticien réflexif. La démarche est introspective ; elle permet ainsi de « prendre mesure de soi». La démarche est également rétrospective ; l’étudiant examine comment il a « bricolé » durant son stage et comment s’est joué l’apprentissage d’un savoir-être à travers une succession d’interactions dans une succession de situations.

• une promenade dans les pensées d’auteurs-experts avec une « foire aux articles » : dans cette deuxième partie, une approche de textes experts provenant de différentes disciplines éclaire la pratique des étudiants. La démarche, très scénarisée, oblige les étudiants à un décentrement. Ils sont invités à se nourrir de ces contenus sans certitude d’une immédiate utilité. Ici, l’activité de penser se donne également comme objet de réflexion. Il y est fait l’apologie de trois grandes qualités de la pensée : l’égarement, la divagation et la digression. La confrontation aux discours scientifiques bouscule les représentations des étudiants. La science devient socle de référence pour un agencement des composantes constitutives d’un nouveau cadre conceptuel.

• une mise en œuvre de la pensée de la finalité avec une pose d’objectifs : dans la troisième partie, enfin, l’étudiant s’inscrit dans une démarche prospective. Il relève les éléments de découvertes qui l’ont particulièrement marqué. Il formule un objectif centré sur lui dans une double intention : ajuster ses schèmes de pensée - réorienter son action dans sa prochaine confrontation à la situation-problème.

Toute cette aventure pédagogique se laisse imprégner par les pensées de Spinoza avec sa philosophie de la joie ou sa description du corps comme volonté de puissance - Nietzsche et son discours sur le corps pensant - Michel Onfray et sa philosophie ascétique hédoniste. Il ne faut pas se laisser tromper par l’apparente raideur de la méthode proposée, elle se donne vraiment pour ambition de proposer un voyage sans boussole à travers une conversation avec soi et quelques autres.

Bibliographie

Boal A. (1996), Théâtre de l’opprimé, Paris : La découverte
Boal A. (2004), Jeux pour acteurs et non acteurs, Paris : La Découverte
Corbin Alain, Courtine J-J, Vigarello G., Histoire du corps, Seuil
Javeau C. (2001), Le bricolage du social, Presses universitaires de France
Liébert G. (2000), Nietzsche Mauvaises pensées choisies, Gallimard
Obalk H. (2011), Aimer voir, Paris : Hazan
Schön D.A. (1994), Le praticien réflexif, Edition Logique, Montréal

Périodiques
Nussbaum M. (2011), « Réprimer nos émotions ne sert à rien », Philosophie magazine, no 53
Onfray M. (2011), « Se connaître soi-même », Philosophie magazine, no 55
Rosset C, (2011), « Se connaître soi-même », Philosophie magazine, no 55

Revue
Zay D. (2/2001), Penser le jeu interactif entre réflexion-pratique-partenariat, Carrefours de l’éducation (no 12

Présentation des auteurs

Carrière professionnelle en deux temps :
• Une carrière de travailleur social dans le champ de l’enfance en situation sociale précaire et dans le champ de la psychiatrie adulte.
• Une carrière de professeur à la Haute Ecole de Travail Social, HES-SO Valais-Wallis

Spécificités et créations dans le champ de l’art, de la philosophie, de l’enseignement, de la supervision et de l'alternance.

Communication complète

Depuis Michael Balint, psychanalyste hongrois exilé à Londres et initiateur de l’analyse des pratiques dans les années 1960, les modèles se sont multipliés mais ils présentent certains invariants méthodologiques : découpage du réel, mise en évidence des relations, problématisation, élaboration d’hypothèses de compréhension et d’action, évitement de sentences normatives et formalisation de l’expérience vécue.
Cet article présente un dispositif d’analyse des pratiques expérimenté depuis peu à la Haute Ecole de Travail Social, HES-SO, Valais-Wallis, sur le site sierrois. Ce dispositif associe une expérience théâtrale et une lecture collective de textes experts.
Les étudiants, en stage, sont de retour à l’école pour une journée de formation durant laquelle sont réalisées des analyses des pratiques. Durant leur stage, les étudiants se sont construit des savoirs pratiques en se confrontant à des expériences qui parfois se sont révélées un peu compliquées, voire douloureuses et à coup sûr questionnantes.
Dans l’analyse des pratiques, il faut dire clairement que l’enjeu est de former un habitus de praticien réflexif. La démarche est d’abord introspective. Elle permet ainsi de « prendre mesure de soi.» (Michel Onfray, 2011, p.50). Elle permet au mieux de reconnaître des bouts de soi car « nous ne pouvons nous saisir que comme un assemblage de sensations disparates. » (Clément Rosset, 2011, p.46). La démarche est également rétrospective et prospective. Effectivement, l’étudiant examine comment il a « bricolé » (Claude Javeau , 2001, p.3) durant son stage et comment s’est joué l’apprentissage d’un savoir-être à travers une succession d’interactions dans une succession de situations. …La procédure décrite ci-dessous tente de répondre à ces différents besoins.
Le théâtre-image
Augusto Boal est un comédien et metteur en scène brésilien. Il invente une méthode théâtrale nommée théâtre-analyse. Par l’analyse des situations quotidiennes, ce théâtre éveille l’émancipation des classes populaires dans le Brésil des années 50. Le théâtre-analyse rassemble plusieurs pratiques théâtrales dont le théâtre-image, le théâtre invisible et le théâtre-forum. Ici, les étudiants questionnent leurs pratiques en exploitant uniquement le théâtre-image. Mais dans un premier temps, les étudiants sont invités à un échauffement de type théâtral.
L’échauffement : La pratique du théâtre-image exige de l’étudiant que d’objet il devienne sujet, que de spectateur, il devienne acteur, que de témoin, il devienne agent de changement. Pour cela, il faut qu’il fasse connaissance avec ce que les corps expriment du statut social, de la fonction professionnelle et d’un certain rapport au monde. « Il faut que chacun sente l’aliénation musculaire que le travail impose à son corps.» (Augusto Boal, 1996, p.20). Prendre en considération le corps, c’est aussi rendre son corps expressif : l’étudiant devra apprendre à jouer des personnages, son corps deviendra langage. Les exercices proposés stimulent le « sentir tout ce qu’on touche, écouter tout ce qu’on entend et voir tout ce qu’on regarde. » (Augusto Boal, 2004, p.306).
Après l’échauffement, le théâtre-image débute. Il procède en sept étapes. Mais il faut d’abord distribuer les rôles :
• le protagoniste est l’étudiant qui expose sa situation-problème et la sculpte,
• les sculptés sont les pairs à disposition du protagoniste pour composer la sculpture,
• les observateurs sont les pairs du protagoniste en situation d’observation.

1. La sculpture : En silence, le protagoniste expose sa situation-problème en sculptant les corps de ses pairs et en les disposant dans l’espace. Les sculptés représentent les personnes significatives de la situation. L’attitude de chaque corps et la disposition de l’ensemble révèlent les représentations, les ressentis et les intentions du protagoniste. Ensemble, les corps immobiles expriment des vécus intérieurs, des intersubjectivités et un système. Les corps sont sculptés jusque dans les plus infimes détails. Chaque partie du corps fait l’objet d’une signification et suscite une émotion. L’image finale peut être une image réaliste, symbolique ou surréaliste.

2. La première analyse : Face à la sculpture, dans un tour de table, les observateurs expriment leurs ressentis, leurs impressions et leurs opinions sur ce qu’ils voient. Puis, les sculptés s’expriment sur ce qu’ils ont vécu de l’intérieur. Un débat très contenu dans sa durée peut s’instaurer. Enfin, le protagoniste s’exprime sur ce qu’il a ressenti, observé et découvert dans ce premier temps de l’exercice. Dans cette position, le protagoniste a tendance à valoriser les similitudes entre les propos de ses pairs et ses propres représentations de la situation-problème. Il faut l’encourager à valoriser les différences, les oppositions, les écarts et les dissemblances. Bref, il faut mettre en exergue des éléments de découverte qui l’emmènent vers une autre lecture de la situation.
Les affects, dans la situation des analyses des pratiques, apparaissent à plusieurs endroits : d’abord ils sont constitutifs de la sculpture qui se donne à voir. Ensuite, ils se réactivent chez le protagoniste pendant le temps de création et lors de son achèvement. Enfin, ils naissent dans le regard des observateurs et se transforment durant tout le temps de la création.

3. La description orale : Le protagoniste raconte au groupe de pairs la situation qu’il a mise en image. Il a trois minutes pour le faire. Dans sa narration, le protagoniste doit décrire le contexte, l’endroit où a lieu la scène, l’action qui aboutit à une crise (à entendre au sens large), et enfin la crise jusqu’à son dénouement.
En réalité, que se passe-t-il dans cet exercice ? Le protagoniste puise dans son stock de connaissances les éléments significatifs pour circonscrire la situation déterminée. Afin de résoudre le problème, il porte l‘essentiel de ses intérêts sur un objet pris pour thème de son raisonnement tandis que d’autres intérêts sont refoulés, déniés, ignorés ou considérés comme secondaires. Généralement, l’objectif prioritaire de l’étudiant est de faire de l’horizon de son existence professionnelle, un champ d’assurances et de certitudes. Par l’analyse des pratiques, il espère inventer un agir pour surmonter ce qui, dans cet horizon, devient douteux, voire douloureux. Par la multiplication des thèmes de raisonnement, s’amorce alors dans ce processus une mise à l’épreuve des données de la situation. C’est « la conversation réflexive avec la situation. » (Donald Schön, 1994).

4. Le monologue intérieur : Suite à la narration du protagoniste, les sculptés reprennent leur position et pendant cinq minutes expriment à voix haute, sans s’arrêter, leur monologue intérieur. Il est interdit de bouger pendant cet exercice. Il est demandé de penser à voix haute. Chaque personnage est censé ne pas écouter ce que les autres disent. De cette façon, chacun commence à approfondir le monologue intérieur de son personnage, à enraciner en soi le personnage dans sa propre personne, à faire ressortir de soi toutes les pensées qui peuvent appartenir au personnage.

5. Le dialogue : Dans la sculpture toujours figée, les sculptés doivent parler maintenant les uns avec les autres pendant cinq minutes encore. Le monologue intérieur fait place au dialogue. Ils parlent les uns avec les autres mais ne bougent pas. Il existe, ici, un certain décalage entre ce que chacun dit et sa position physique pendant qu’il le dit.

6. Le mouvement : Maintenant, sans parler, chaque sculpté met en action concrète tout ce qu’il a pensé et tout ce qu’il a dit. Les mouvements sont faits au ralenti pour permettre à chacun de se repérer à tous les instants, pour réfléchir, pour changer d’avis, pour hésiter, pour douter et pour se décider entre plusieurs choix possibles.

7. La deuxième analyse : Suite à cet exercice très physique, tous les étudiants s’asseyent pour échanger. Un tour de table, sur le même modèle que la première analyse, est effectué. Sur le tableau blanc, on pose quelques mots-clés, des signifiants qui pourront contribuer à une mise en conscience de soi et plus particulièrement à une reconnaissance de ses attitudes conatives, cognitives et émotionnelles.

Après ce travail utilisant le théâtre, c’est à la science qu’il faut s’intéresser.

La foire aux articles:
La foire aux articles propose trois découpages : la lecture des articles, un échange en groupe et la pose d’un objectif de travail. Les étudiants sont invités à lire des textes experts provenant de différentes disciplines. La théorie est conçue comme fécondant l’action, car elle n’est pas pensée comme savoir figé dans les livres et acquis une fois pour toutes, mais comme partie vivante, en constante évolution parce que liée au vécu des sujets dans l’action. » (Danielle Zay, 2001, p. 12).
1. La lecture des textes : Quelques jours avant la journée de formation, en lien avec la situation-problème, le protagoniste donne cinq mots-clés au professeur qui lui permettront de trouver quinze articles qui feront sens. Dans cette étape, les étudiants choisissent et lisent un de ces articles dans un esprit de loyauté pour le protagoniste car c’est pour lui que tout le monde s’affaire.
Le désir de penser ne suffit pas à éviter les écueils d’un certain type de pensée : si l’activité de penser se résume à vouloir uniquement résoudre des problèmes, elle se confine et se rétracte dans l’horizon de la rationalité. Par conséquent, dans cette étape de la foire aux articles, il est fait l’apologie des trois grandes qualités de la pensée : l’égarement, la divagation et la digression. En quelque sorte, c’est du côté de la déraison qu’il faut d’emblée s’orienter puis, lorsque la nécessité se fait ressentir, revenir à une pensée rationnelle, histoire de mettre en peu d’ordre dans l’espace chaotique qui vient de se créer et sans hésiter repartir à nouveau vers un espace sans finalité. Apprendre, c’est se mettre en mouvement et il n’est pas nécessaire de se mettre en mouvement vers quelque chose. Seul le mouvement s’impose.
2. L’échange en groupe : Après trente minutes de lecture, les étudiants s’installent à nouveau en cercle et échangent sur les différentes lectures tout en tissant des liens avec la situation-problème du protagoniste. Sur le tableau blanc, des mots-clés sont écrits. Ils témoignent de la complexité de la construction du problème. Ils sont la substance de nouvelles hypothèses de compréhension ou d’action.
Conclusion
De manière générale, dans toutes les approches d’analyse des pratiques, tout commence par le récit. Dans un premier temps, le protagoniste évoque une situation professionnelle qui l’a mise en difficulté. Dans un deuxième temps, les autres participants formulent des questions pour aider à la compréhension. Le récit s’enrichit ainsi progressivement et de nouveaux liens s’établissent entre les composantes de la situation permettant alors de développer une nouvelle construction du réel en question. La démarche, telle qu’elle est proposée ici, offre plusieurs points d’écart avec les dénominateurs communs de toutes les analyses des pratiques.
Tout d’abord, elle ne donne pas la même place au récit. Le protagoniste, forcé de penser en image et « en corps », interdit de mots durant une grande partie du processus, introduit la théâtralité dans sa démarche réflexive et par conséquent y additionne une « épaisseur de signes et de sensations » (Roland Barthes, 1981, p. 258). Le théâtre en soi déroute une partie des étudiants qui trouvent ce langage trop abstrait, voire trop abstrus et qui comprennent mal les liens que tissent la représentation théâtrale avec ce qu’ils considèrent comme la vraie vie.
En interrogeant la pensée dans ce qu’habituellement elle n’interroge pas, la foire aux articles ouvre un autre point d’écart. En effet, elle offre un point d’extériorité qui oblige à la distanciation d’un savoir autoréférencé. Dans l’instant présent du processus, les « experts du monde » viennent dans le groupe pour remettre en question ce qui est véhiculé comme allant de soi et pour malmener tous les partis pris enfouis et implicites à partir desquels la raison s’est constituée. L’analyse gagne en pertinence parce que le groupe invite un « dehors » et s’y adosse pour déconstruire l’évidence et réinventer un monde.
L’analyse des pratiques, par la mise en œuvre de ce dispositif, cherche à déployer le champ du pensable. Elle s’assume ici comme un voyage sans boussole et une conversation avec soi et quelques autres dans sa double configuration : une promenade dans la pensée du corps avec le théâtre-image et une promenade dans les pensées d’auteurs-experts avec la foire aux articles.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Barthes R. (1981) Littérature et signification, Essais critiques, Editions du seuil
Boal A. (1996), Théâtre de l’opprimé, Paris : La découverte
Boal A. (2004), Jeux pour acteurs et non acteurs, Paris : La Découverte
Javeau C. (2001), Le bricolage du social, Presses universitaires de France
Liébert G. (2000), Nietzsche Mauvaises pensées choisies, Gallimard
Obalk H. (2011), Aimer voir, Paris : Hazan
Schön D.A. (1994), Le praticien réflexif, Edition Logique, Montréal
Périodiques
Nussbaum M. (2011), « Réprimer nos émotions ne sert à rien », Philosophie magazine, no 53
Onfray M. (2011), « Se connaître soi-même », Philosophie magazine, no 55
Rosset C, (2011), « Se connaître soi-même », Philosophie magazine, no 55
Revue
Zay D. (2/2001), Penser le jeu interactif entre réflexion-pratique-partenariat, Carrefours de l’éducation (no 12)

Résumé en Anglais


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