Le point de vue des travailleurs sociaux sur leur collaboration avec l’art
Dans une étude initiée par B. Waldis et N. Fumeaux en 2011, les responsables sociaux de cinq projets suisses romands liant art visuel à l’animation socioculturelle ont été interviewés. Choisis de manière à assurer entre autre une pluralité de contextes institutionnels, ces actions présentent une diversité de moyens artistiques et de publics concernés, et montrent différentes formes de collaborations. Considérant le projet comme « un processus planifié d’interaction entre partenaires fonctionnant selon des logiques différentes » (Gillet, 1998, p. 87), nous essaierons de cerner ici de quelle manière les professionnels de l’animation impliqués considèrent leur collaboration avec l’art et les artistes, quels en sont les enjeux et dans quelle mesure elle participe à la transformation des liens sociaux.
Une collaboration à distance
Dans le cadre d’une collaboration interinstitutionnelle avec les écoles, un musée public engage une animatrice. Celle-ci imagine avec une coordinatrice des écoles une action de médiation sous forme de visites guidées et d’ateliers dans des classes primaires pour permettre d’« expérimenter la technique de création » et de rencontrer les artistes d’une exposition choisie (GB ). Dans ce projet l’animatrice regrette son peu de liens directs avec les artistes. Elle s’informe auprès d’eux pour préparer ses visites guidées mais ne les rencontrent que peu avant les ateliers. Elle ne peut discuter avec eux de ce qu’ils vont faire que tard, quand « le tout était déjà mis en place. » (GB). Son regret semble dû à des soucis organisationnels. Sa collaboration avec les artistes se fait essentiellement par le biais de la commissaire d’exposition ce qui rend difficile son rôle d’intermédiaire entre l’école et les artistes. L’enjeu de sa collaboration avec l’artiste est donc d’organiser au mieux son action de médiation culturelle afin d’amener les écoliers au musée.
Une association d’aide aux migrants et un musée privé voisin mandatent une autre animatrice dans le cadre d’une collaboration ponctuelle. Le but de celle-ci est d’offrir à des femmes un espace d’expression autour de thématiques évoquées par un choix de tableaux. L’animatrice n’intervient pas dans la phase de conceptualisation, mais est engagée pour « intervenir dans le contact direct avec les femmes migrantes » (SB). A l’origine du projet la présence des artistes n’est pas prévue. Cependant, durant la phase de réalisation, l’intervenante adapte le projet devant les réactions de son « public ». C’est effet celui-ci qui demande à en apprendre davantage sur l’art et à rencontrer les artistes. L’intervenante considère dès lors l’art non pas comme un « prétexte à rentrer en contact » mais comme « quelque chose en soi », et désire « donner les clefs » à son public pour « se créer un esprit critique » (SB).
Dans ces projets de médiation imaginés par des institutions culturelles, l’artiste reste en quelque sorte dans son atelier, dans sa pratique. L’animatrice quant à elle se voit confiée l’organisation, parfois la coordination, mais surtout la création de liens avec le public visé. L’enjeu de sa collaboration avec le partenaire artistique est de présenter un savoir faire ou une connaissance théorique de l’art qu’elle estime ne pas avoir: « quand on touche à l’art visuel, on touche à d’autres corps de compétences ». Il s’agit donc d’un « travail de complémentarité » (SB). Au delà de cette pédagogie artistique, le développement de la capacité de jugement esthétique peut être envisagé ici en vue d’une participation plus soutenue des publics ciblés à la vie culturelle donc sociale et politique, soit de création de liens sociaux (Lafortune, 2012, p.67).
Une collaboration choisie
Les deux exemples suivants présentent des collaborations plus étroites. Répondant pour l’une à un projet national encourageant des actions citoyennes, et pour la seconde à une action de prévention cantonale, les animatrices sont ici les conceptrices et organisatrices des actions. Même si les contextes de réalisation divergent, leurs démarches se ressemblent beaucoup. Toutes deux engagées par une structure sociale communale, elles choisissent et négocient le mandat d’artistes afin de réaliser des fresques murales avec des jeunes.
Les animatrices demandent d’abord aux artistes un savoir faire technique, par exemple des « compétences dans le graffiti » (AM). Mais elles attendent aussi de lui une adhésion au projet. Le travail artistique n’est pas perçu comme « une cerise sur le gâteau » pour reprendre les mots de S. Rouxel (2011, p.15). L’animatrice refuse « des trucs où juste je te paie pour un mandat », mais veut pouvoir s’entendre avec l’artiste sur « l’idée de base », qu’il soit partie prenante « du projet et puis des objectifs » (GF). Elles les incluent ainsi dans la construction de l’action. Elles considèrent cette collaboration comme une manière de nourrir leur réflexion et le sens de leur action : « l’art il est pas fait pour dormir, en principe il éveille chez nous tout un champ d’imaginaire (..) sur lequel on peut se baser pour aller plus loin dans les discussions. » (GF). En contrepartie, les animatrices attendent des artistes qu’ils puissent se « mettre un peu dans le moule » afin de répondre ici au « mandat d’une administration communale » (AM).
Dans la réalisation, les animatrices demande à l’artiste d’être un pédagogue, un « coach ». L’artiste n’« est pas seule dans la créativité », ce sont « les jeunes qui vont être les artistes » (GF). L’enjeu est de faciliter la participation de jeunes se sentant « appartenir » au projet, et d’obtenir une « cohésion du groupe » (GF). En cela elles estiment intéressant que les artistes aient des compétences relationnelles, « un bon contact avec les jeunes », pour que cela se passe bien. Cela « décharge » un peu « l’équipe d’animateurs », leur permet de prendre « du recul » et de « participer d’une autre manière » au projet (AM).
Enfin, les animatrices attendent de cette collaboration une caution artistique. L’artiste « reconnu comme étant professionnel » leur assure « une bonne crédibilité », une liberté d’action, « une carte blanche. » (AM) et donne au résultat de l’action « de la gueule » (GF). Cela confirme les propos de R. El Khomsi selon qui « la caution artistique, par l’intervention d’artistes professionnels, est très importante car elle confère l’« acceptabilité artistique des objets » » (2011, p.23-24).
Ces deux animatrices accordent donc aux artistes une place importante dans toutes les phases du projet, et espèrent de cette collaboration étroite une transformation positive des liens sociaux dans leurs communes. Ces expériences semblent également vérifier l’hypothèse de R. El Khomsi selon laquelle il y aurait « une sorte d’appropriation des référentiels d’action, voire une acquisition croisée des compétences professionnelles » (2011, p.20). Certes nos animatrices ne tiennent pas les pinceaux, cependant elles participent à l’élaboration de l’idée artistique. Quant aux artistes, elles leur attribuent des qualités relationnelles, ainsi qu’une réflexion ou sensibilité commune sur des problématiques sociales.
Une collaboration fusion
Dans ce dernier exemple artiste et animateur ne font plus qu’un. Liée à aucune institution, ni culturelle ni sociale, la démarche s’apparente à l’indépendance d’un projet artistique, mais sa finalité pourrait être celle d’un centre de quartier, tenter de « revaloriser » un espace et de « recréer de la vie communautaire » (SF). Les initiateurs sont deux artistes formés comme travailleurs sociaux, et qui hésitent à se définir : « peut-être qu’on avait un idéal d’artiste, ou je sais pas, de travailleur social » (CB). Leur action consiste à faire du porte à porte et de photographier avec l’accord des habitants leurs paillassons pour une exposition dans leurs immeubles. Ici les champs professionnels se mélangent et se nourrissent. Selon leurs besoins, les intervenants se servent de l’une ou l’autre « casquette ». Ils évitent par exemple certaines représentations négatives du travailleur social en se présentant comme artistes, « on va pas trop déranger les gens mais on va quand même à leur contact. Et on a cette excuse, bonjour on est des artistes » (SF).
Ce projet est représentatif du terrain d’entente que partagent actuellement artistes et travailleurs sociaux dans leurs interventions dans l’espace public. Nos deux intervenants se réclament ainsi de l’esthétique relationnelle . Il ne s’agit pas d’artistes engagés mais ils appliquent en quelque sorte ce que P. Ardenne nomme « une tactique silencieuse » : ils se font petits aiguillons en se fondant « dans l’organigramme des pratiques sociales » pour travailler la réalité « depuis l’intérieur à petits coups de pic » (2000, p.230). Ce faisant ils dépassent les frontières des champs professionnels et s’inventent une nouvelle fonction : « entrepreneurs dans le domaine de l’art, du culturel, de l’action sociale » (SF).
Conclusion
Ces différentes collaborations avec l’art traduisent la diversité des contextes dans lesquels sont amenés à travailler les animateurs socioculturels. Dans les projets évoqués, la distance et le degré de collaboration fluctuent en fonction des objectifs envisagés. Ainsi dans des mandats liés à des institutions culturelles, les partenaires artistiques sont invités à montrer et à expliquer dans le but de rendre leur art accessible à un public et de favoriser ainsi ses liens avec la société. Cette fonction pédagogique se retrouve dans les actions d’animation socioculturelle mais elle envisagée différemment. La création avec les gens devient l’outil principal de transformation de liens sociaux. L’artiste est invité à se mettre au service du projet, voire à participer à la réflexion de l’animatrice. Enfin, dans le troisième modèle, artistes et travailleurs se fondent dans un entreprenariat social et artistique afin de réanimer les liens sociaux dans l’espace public.
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