Résumé :
Le programme EMD, « L’eau, entre Mémoire et Devenir » est l’illustration d’une collaboration entre institutions territoriales, milieu associatif et organismes de recherche académique, au cours de laquelle s’est peu à peu co-construit ce qui peut être aujourd’hui considéré comme répondant à la définition d’une Recherche-Action Collaborative, fortement teintée d’interdisciplinarité. Cette collaboration a permis la réalisation d’actions de terrain innovantes et expérimentales destinées à explorer et développer les versants patrimoniaux et participatifs du modèle français de Gestion Intégrée de la Ressource en Eau (GIRE).
2003, Année internationale de l’eau douce, a consacré la gestion de la ressource en eau comme enjeu et défi majeurs du XXIe siècle. Ces réflexions globales ont trouvé écho dans les territoires d’échelle locale (Antoine et Roux, 2004), notamment en montagne (Hobléa et Nicoud, 2007 ; Charnay, 2010) et dans les Parcs naturels régionaux qui ont été nombreux à placer la question de l’eau au coeur de leurs préoccupations. Ce fut le cas du PNR de Chartreuse qui, à l’occasion du renouvellement de sa charte, a exprimé la volonté de se doter d’une politique volontariste dans le domaine de l’eau (Hobléa F., 2006). Parallèlement et en accompagnement, le mouvement associatif local s’est mobilisé sur ce thème, sous l’égide des Amis du Parc de Chartreuse, qui a initié en 2008 un programme d’action intitulé « l’Eau, entre mémoire et devenir » (EMD), programme enrichi d’un partenariat avec l’Université de Savoie, couplant ainsi la recherche à l’action.
Cette collaboration a permis la réalisation d’actions de terrain innovantes et expérimentales destinées à explorer et développer les versants patrimoniaux et participatifs du modèle français de Gestion Intégrée de la Ressource en Eau (GIRE), processus encourageant la mise en valeur et la gestion coordonnée de l'eau (Académie de l’eau, 2008). Le programme initié en Chartreuse a dès le départ été relayé et porté par le Groupement des Amis des Parcs du Sud-Est, se saisissant de cette opportunité d’échanger des idées, des connaissances et des savoir-faire dans un objectif de mutualisation et de transfert d’expériences.
En cinq années de collaboration entre les institutions territoriales, le milieu associatif, et les organismes de recherche académique, s’est peu à peu co-construit ce qui peut être aujourd’hui considéré comme répondant à la définition d’une Recherche-Action Collaborative, fortement teintée d’interdisciplinarité. Cette RAC a été renforcée fin 2012 par le démarrage d’une thèse CIFRE sur la conception et la mise en oeuvre d’un Observatoire Participatif de l’Eau en Chartreuse-Guiers. En Mars 2013 débute une seconde thèse CIFRE destinée à capitaliser, optimiser et concevoir le transfert d’expérience à partir du bilan critique et réflexif du programme EMD à l’échelle des PNR du Sud-Est.
La RAC en question a peu à peu développé et continue aujourd’hui d’expérimenter ses propres méthodologies, construites autour de la notion de participation citoyenne pour la collecte des données et faisant appel aux sciences participatives, sciences citoyennes, sciences collaboratives. Ces trois expressions, caractérisées par une absence de définition univoque et consensuelle et des frontières floues, semblent avoir pour caractéristique commune de faire appel aux réseaux existants qui veulent bien s’impliquer et à toute personne volontaire qui accepte de suivre un protocole prédéterminé (Boeuf, et al., 2012). Cependant, les outils méthodologiques mis en oeuvre dans la RAC présentée, possèdent la spécificité d’intégrer la dimension participative en amont de la réflexion et proposent la co-construction du protocole en lui-même, avec un partage assez égal entre les deux niveaux, instance scientifique et public participant, se rapprochant ainsi plus particulièrement des sciences collaboratives (Boeuf et al., 2012). Ils s’adaptent de plus au territoire et se fondent sur l’expérimentation, ce qui leur confère un caractère évolutif.
C’est le cas des ateliers participatifs, des actions d’(in)formation par le terrain, de l’observatoire de l’eau ou encore du bilan analytique par distanciation critique.
Les ateliers participatifs, dérivés de la formule Worldcafé et ici rebaptisés « Bistr’eau » sont des soirées de partage, d’échanges et de débats autour de la mémoire, de la culture et du devenir de l’eau qui se déroulent en deux temps. Le premier, placé sous l’égide de la discussion et de l’écoute, est consacré au recueil et au partage de la mémoire, des connaissances et des savoirs des participants en lien avec la dimension patrimoniale de l’eau. Après une pause conviviale et ludique (dégustation d’eaux amenées par les participants), le deuxième temps est consacré à la formulation de craintes et espoirs, problèmes et propositions de solutions concernant le devenir de l’eau (méthode des post’it). Ces ateliers ont une vocation d’expérimentation et permettent l’identification et la collecte de savoirs vernaculaires complémentaires aux données scientifiques (données brutes, mesures...). Cette diversité sera valorisée et partagée dans un objectif de transversalité au sein de l’observatoire participatif de l’eau en Chartreuse-Guiers. La dimension participative est au coeur de la mise en oeuvre des ateliers et implique une évolution du format en lui-même à chacun des Bistr’eau. Les soirées diffèrent selon les attentes, inquiétudes, questionnements propres aux participants. Ces derniers ne sont pas ciblés ni discriminés a priori. Il ne s’agit pas ici de chercher à obtenir des échantillons représentatifs des divers groupes d’acteurs, mais de « recruter » tous azimuts en appliquant le principe selon lequel « les bonnes personnes sont les présentes » (Chevalier et Buckles, 2013). Le profil des participants est en revanche soigneusement recueilli pour être intégré au traitement des données recueillies.
En lien et en complémentarité avec ces ateliers, la RAC expérimente également des journées d’(In)Formation par l’action de terrain. Ces journées de formation-action prennent différentes formes (traçages participatifs, randonnées nature-culture « Retours aux Sources », ateliers CNFPT) et peuvent rassembler scientifiques, élus, propriétaires fonciers, scolaires, institutionnels, associations et gestionnaires, dans l’objectif de les impliquer et de leur permettre de s’approprier les enjeux sur l’eau qui les concernent directement. Par le croisement des regards, des discours et des approches, les participants s(‘)e (in)forment à une gestion intégrée et partagée de la ressource en eau. Les dimensions recherche et action sont directement intégrées au protocole de réalisation d’action (exemple : insertion de la démarche participative au protocole de traçage scientifique classique créant ainsi une nouvelle méthodologie dite de « traçage participatif » transférable à d’autres territoires).
Etroitement liées à ces actions, trois années de thèse CIFRE sont consacrées au montage d’un Observatoire participatif de l’eau en Chartreuse-Guiers qui est le fruit d’un projet collaboratif et un outil d’expérimentation innovant croisant deux entités géographiques sécantes (PNR et bassin versant). La thèse CIFRE propose de construire une véritable réflexion autour du concept de gestion participative (Bouchanine, 2005) et d'observatoire territorial de la ressource hydrique et des milieux aquatiques (Bossuet, 2003 ; Moine et Signoret, 2007). Les processus participatifs à imaginer pour créer ou favoriser les conditions d’une gestion pleinement intégrée (Grandgirard, 2007) de la ressource en eau, adaptée, compréhensible et validée par les acteurs locaux sont ainsi mis en exergue, de même que la co-construction avec les acteurs du territoire des réponses face aux enjeux liés à l’eau et à ses problématiques de gestion (Association Fédurok, 2007 ; Etienne, 2010). En ce sens, les journées d’(in)formation action et les bistr’eau enrichissent ces travaux de réflexion et leur analyse livrera les premiers éléments de réponses à ces questionnements. Le partage de temps entre recherche et action vise la mise en place d’un observatoire par et pour les acteurs et usagers de l’eau, s’appuyant sur une réflexivité relative au processus de « co-construction » et faisant appel aux fondements conceptuels de la Recherche-Action-Collaborative (Desgagné, 1997 ; Anadon, 2007 ; Blangy, 2010 ; Blangy et al., 2010). Une méthodologie innovante et cohérente à la démarche participative sera proposée (méthodologie soumise aux acteurs en comité de pilotage et groupes de travail et ajustée en fonction des allers-retours réguliers).
En adéquation avec l’ensemble des éléments présentés ci-dessus, la seconde thèse CIFRE a pour objectif la réalisation d’un bilan analytique des processus participatifs de gestion de l’eau dans les Parcs naturels régionaux du Sud-Est, afin de proposer un dispositif de capitalisation-optimisation-transfert des savoirs produits.
Les deux thèses CIFRE, par leur statut, confèrent au programme EMD une dimension réflexive double : auprès des acteurs et auprès des chercheurs. A partir d’une analyse critique et d’une distanciation, l’objectif est de capitaliser et de transférer les savoirs produits, résultant d’un croisement entre savoirs savants et savoirs profanes, par le biais de la réalisation d’open-colloques locaux rassemblant les différents acteurs concernés.
Au coeur des spécificités de la RAC, se trouvent les principaux acteurs concernés, leur positionnement et les(trans)formations que cela implique.
La recherche collaborative suppose la co-construction d'un objet de connaissance entre un chercheur et des praticiens (Desgagné 1997), dans le cadre de la RAC prise en exemple, les acteurs sont les suivants : Laboratoire Unité Mixte de Recherche CNRS-Université, Associations citoyennes, Parc Naturel Régional, Syndicat d’aménagement, Régions, Conseils généraux, Agence de l’eau, Centre de formation.
Les acteurs impliqués ont initialement intégré la RAC sans y associer un concept de cette dimension mais par la convergence d’intérêts communs, d’éthique partagée et de volontés concordantes. Ainsi, des catégories variées d’acteurs (chercheurs, citoyens, représentants de la société civile,…) ont souhaité mutualiser leurs connaissances, savoirs, savoir-faire, dans l’objectif de les partager et de s’enrichir de cette collaboration. Le partenariat pour la mise en place d’objectifs communs et le chemin parcouru afin de réaliser ces objectifs sont un des intérêts majeur de la RAC, le processus en lui-même se positionne comme un élément clef.
Les acteurs ont différentes façons d’interagir, chaque catégorie d’acteur avance en fonction de son investissement possible, voulu, c’est pourquoi le processus est entièrement conditionné au respect mutuel, à la reconnaissance de la non hiérarchisation des savoirs ainsi qu’à la volonté de chacun d’atteindre le résultat final.
La Gestion Intégrée de la Ressource en Eau (GIRE) est « un processus qui encourage la mise en valeur et la gestion coordonnée de l'eau, des terres et des ressources associées en vue de maximiser le bien-être économique et social qui en résulte d’une manière équitable, sans compromettre la durabilité d'écosystèmes vitaux » (Partenariat Mondial de l’Eau, 2000) et souligne l’importance d’impliquer tous les acteurs concernés au sein d’un même bassin hydrographique : autorités, institutions, secteur privé et public et société civile (Inforessources Focus 1, 2003). Les acteurs de la RAC que nous présentons se fondent sur ce concept qui implique directement la notion de collaboration, c’est pourquoi chacun s’est retrouvé en ce projet. Les acteurs se positionnent d’égal à égal avec des compétences, des connaissances propres à chacun et indispensables à l’ensemble. Toute collaboration est soumise à des tensions, des pressions, intérieures et extérieures, qui fragilisent la RAC dans sa globalité. Une transparence totale apportée par la thèse CIFRE peut participer à désamorcer ce type de menace sans pour autant apporter de garanties. Les institutions d’appartenance des acteurs reconnaissent la pertinence de la démarche, ce qui est un atout (l’inverse serait associé à une pression). Une RAC est une réussite entière seulement dans le cas où les acteurs sont touchés pas une « trans »formation, consciente ou inconsciente. Le second travail de thèse en proposera une analyse. Le croisement savant/profane implique de nouvelles notions telles que celles de « chercheurs-citoyens » et de « citoyens-chercheurs » nécessitant une réflexion poussée dont, à l’heure actuelle, nous ressentons les prémices.
Toujours en cours, le programme de RAC EMD a déjà produit des résultats significatifs et encourageants dans les domaines suivants :
- Expérimentation de pratiques et d’outils de gestion, de formation et de sensibilisation innovants centrés sur la participation et le croisement des savoirs savants et des savoirs et questionnements profanes. Les retours et analyse des expérimentations permettent des propositions de nouvelles pratiques transposables.
- Mise en cohérence des pratiques et actions, production de scénarios d’intelligence interterritoriale et de prévention des conflits d’usage (enjeux majeurs en matière de gestion de l’eau).
- Intégration de la transférabilité des expériences en amont. Les notions de transfert et de partage intègrent les objectifs du programme EMD. La seconde thèse CIFRE proposera une réflexion relative à la mise en place d’outils de partage des expériences participatives.
A terme, le résultat visé est l’extension du programme à d’autres parcs et tout autre espace ou type de territoire aux caractères et enjeux similaires, et le transfert d’expérience au niveau de la Confédération nationale des Amis des Parcs, dans le cadre de la mise en oeuvre d’une Gestion Intégrée de la Ressource en Eau adaptée aux espaces protégés.
Le programme EMD s’inscrit dans une réflexion et dans l’expérimentation d’une approche holistique de la recherche-action participative (RAP) en sciences de l’aménagement et de la gestion des territoires, c’est à dire ouverte à tous les types d’acteurs non académiques, y compris l’individu-citoyen, et donc sur la manière d’intégrer les savoirs profanes sans sacrifier aux exigences de la recherche académique en matière de rigueur et de fiabilité.
La RAC en question, et notamment la partie « Observatoire », sert de support aux travaux du WP 3 du Labex ITEM consacré à la co-construction et au transfert des savoirs comme facteur productif d’innovation dans les territoires de montagne.
L’expérience du programme EMD nous incite à contribuer au débat terminologique qui persiste au-delà des nombreux travaux et références tentant de fixer les définitions-clefs :
- ce programme nous semble relever de la Recherche Action dans la mesure où : (i) il s’agit de mettre en oeuvre des actions concrètes et localisables dans les territoires considérés, en lien direct avec les objectifs et plans d’action des chartes et contrats concernés ; et (ii) car la mise en oeuvre de ces actions se voulant innovantes est tributaire d’un processus de recherche incluant une dimension largement expérimentale ;
- cette Recherche Action peut être qualifiée de Collaborative dans la mesure où : (i) elle fait travailler conjointement un organisme de recherche académique, des gestionnaires de charte ou contrats territoriaux et une association issue de la société civile ; et (ii) car le programme de recherche et les sujets de thèse afférents ont été co-conçus et co-financés par les parties prenantes, lesquels sont liées par une convention de collaboration impliquant des dispositions et engagements institutionnels et financiers (ici via les thèses CIFRE notamment) ;
- le programme EMD relève également de la Recherche Action Participative dans la mesure où de nombreux non académiques interviennent aux divers niveaux du processus de recherche, depuis la conception du programme jusqu’à son analyse évaluative a posteriori, en passant par la mise en oeuvre des actions expérimentales mobilisant les méthodes et outils des sciences participatives, tant pour ce qui concerne la collecte de données, que leur traitement et analyse, ainsi que la restitution, la valorisation et la publication des résultats ;
- il s’agit enfin d’un programme relevant des sciences citoyennes (au sens français du terme) dans la mesure où il vise à la production et au transfert d’une connaissance scientifique servant également à l’information et à la formation des habitants et acteurs d’un territoire de manière à répondre à leurs attentes et demandes d’entrer en possession des clefs de compréhension et de responsabilisation relatives aux enjeux visés par le programme (ici la participation des citoyens à la gestion intégrée de la ressource en eau).
Bérangère Serroi,Jean-Louis Barbon, François Besancenot, Mélanie Ferraton, Fabien Hobléa.
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