Que devrait produire une recherche en travail social en terme d’interdépendance ?
Réflexions suite à une recherche-action non aboutie
Introduction
Au début 2011, la direction de l’établissement pénitentiaire pour mineurs du Canton de Genève et la Direction Générale de l’Office pénitentiaire de ce même Canton sollicitaient les services de la Haute de Ecole de Travail Social (HETS – Genève) pour créer un processus participatif avec l’ensemble des professionnel.le.s de l’établissement et la hiérarchie afin d’élaborer un « concept » de prise en charge des mineur.e.s compatibles avec les ordonnances de l’Office Fédéral de la Justice et les normes européennes sous le titre :
« élaboration d’un nouveau concept d’un centre éducatif fermé pour mineur.e.s en conflit avec la loi » : une recherche-action ». Rapidement s’est constituée une équipe de chercheurs composée d’enseignant.e.s « spécialisés » dans l’intervention sociale et de sociologues enseignants de la HETS ainsi que d’assistant.e.s. A l’interne de l’école, le projet bénéficiait d’un appui d’un réseau de compétences travaillant particulièrement sur la question des mineur.e.s. Un mandat a été co-élaboré par le secrétariat général du (Ministère) Département Cantonal de la Sécurité et de la Police et de l’Environnement /DSPE) du Canton de Genève, la Direction de la HETS et l’équipe de recherche. La moitié du financement de la recherche était payée par le Département mentionné ci-dessus, l’autre moitié était financée grâce à une sollicitation conjointe du Département et de la HETS auprès de fonds fédéraux pour la technologie et l’innovation .
La recherche commence alors que le climat est extrêmement tendu au sein de l’Office pénitentiaire du Canton, suite à différents audits qui montrent des dysfonctionnements majeurs au sein de l’établissement pénitentiaire pour mineurs et de l’Office. Les négociations au sein de l’équipe de recherche ont abouti à un travail sur deux versants conjoints : l'un pour aller à la rencontre des professionnel.le.s et de leurs pratiques, dans une démarche compréhensive ; l'autre pour monter un dispositif participatif d’élaboration du concept.
Une analyse rapide avait montré sur le terrain que les tensions traversant les collaborations se situaient à divers niveaux : tout d’abord entre les divers corps de métiers (médecin, agent.e de détention, travailleur/euse social.e, enseignant.e) officiant au sein même de l’institution, puis entre les diverses professions ou instances ayant à faire avec l’institution sans y travailler directement tels les juges, le service de protection des mineurs, et les professionnel.le.s de l’éducation et enfin entre les différents niveaux institutionnels impliqués directement dans la mise en œuvre des politiques de détention ou chargés d’en vérifier la conformité avec les normes en vigueur. Ce dernier conflit apparaissait comme un conflit de type « hiérarchique » (Confédération, Canton, Services, cadres intermédiaires, etc.).
A partir de ce constat de tensions extrêmes, le Département a décidé de constituer un groupe de pilotage, incluant chercheur.e.s, voies hiérarchiques, juges et un expert extérieur. L’idée était de faire une cartographie des normes mobilisées dans le présent de la vie institutionnelle et celles à mobiliser pour la construction du nouveau concept. Il s’agissait également de valider les propositions d’innovation faites au fur et à mesure de la recherche action et de préparer les arguments permettant de défendre le projet auprès du Politique et des Administrations. Ce groupe de pilotage devait également préparer le dialogue incontournable que l’Office pénitentiaire du Canton devait instaurer avec la Confédération, qui in fine donnerait sa validation pour la mise en œuvre du concept. Il est utile de noter à cet égard, que l’interlocuteur officiel de la Confédération était le Département cantonal de l’Instruction Publique/ DIP absent du groupe de pilotage. Le groupe de pilotage n’est jamais parvenu à pallier ce dysfonctionnement pourtant notable.
L’équipe de recherche
L’équipe de recherche quant à elle était constituée de deux sous-groupes. Le premier de chercheur.e.s-praticien.ne.s du travail social, était déjà intervenu dans le milieu. Il était bien au fait des différents niveaux normatifs mobilisés, compétent sur les aspects de l’intervention, de la problématique et de la population et sensible à la crise par laquelle passait cette institution et à ses enjeux. Le second, composé de chercheur.e.s en sociologie compétent sur les enjeux liés à cette catégorie de la population devait nourrir le nouveau concept en amont de la recherche de terrain, par un état des recherches tant sur les débats sur l’incarcération de mineur.e.s en Europe occidentale que sur les réflexions sur les dispositifs et sur l’analyse des meilleures pratiques en matière d’accompagnement de mineur.e.s en milieu fermé. La recherche sociologique devait permettre d’éclairer en quoi les transformations des logiques d'action en milieu carcéral avec des mineur.e.s touchaient les différent.e.s acteur/trice.s de ce dispositif d’incarcération et infléchissaient leurs modalités d'intervention. Ces apports devaient permettre aux praticien.ne.s de sortir de leur isolement et d'envisager la réforme comme une conséquence d'un mouvement plus large et partant, moins effrayant. Cela devait permettre notamment, mais pas seulement, d’adapter le concept au fur et à mesure de sa construction, dans une idée d’en faire un outil auquel les différents corps professionnels pourraient adhérer. L'articulation entre construction collective d'un concept pédagogique, alerte sociologique sur les exigences normatives et compréhension des logiques d'action mises à l'œuvre par les professionnel.le.s voire leurs éventuelles résistances au processus lui-même, aurait dû être au centre de la recherche-action, d'autant que celle-ci était financée par un fonds axé sur l'innovation.
Connaissant les tensions vécues sur les terrains, l’équipe de recherche décida de porter un œil particulièrement vigilant sur celles qui pouvaient surgir des différences au sein même de l’équipe. Fidèle au mandat, il s’agissait de maintenir à tout prix une interdépendance entre les différents types de chercheur.e.s pour éviter une division du travail clivante entre le proche et le distancé. Les risques qu’il fallait surmonter étaient doubles : d’une part que l’analyse aussi fine soit-elle, ne s’éloigne des finalités du mandat et d’autre part, que le concept construit ne prenne pas assez en compte les réalités sociologiques et les enjeux vécus par les différent.e.s acteur/trice.s du dispositif par exemple en sous-estimant les tensions créées par les intérêts catégoriels entre les différents groupes. Cette attention, ce soin pris à éviter les clivages a fait que dans le projet de recherche apparaît l'importance du lien entre production de données et construction d'un nouveau dispositif. La tension entre les savoirs pratiques découlant de l'intervention et de ses routines et la recherche plus distancée et en quête de connaissances nouvelles sur le milieu a donc été prise en compte dans la réflexion de l'équipe, dans l'espoir qu'elle permette la création de nouvelles connaissances utiles pour l'innovation. Cependant, cela signifiait de casser certaines logiques professionnelles et disciplinaires tant dans les routines que dans la recherche fondamentale, pour créer une vraie interdépendance entre sciences d'actions et pratiques innovantes . Ce pas crucial pour construire des savoirs propres au travail social n'a pu être franchi. Le mouvement de repli sur les "réflexes" de chaque domaine a nettement pris le dessus, mettant la contrainte de coopérer "de tous avec tous" en échec.
Réflexions sur l’interdépendance
Notons que les liens d'interdépendance précis entre les deux sous-groupes de l'équipe de recherche n'ont pas été l’objet d’un contrat écrit. La division du travail s’est accentuée de manière centrifuge au fur et à mesure de la recherche, les chercheur.e.s praticien.ne.s se centrant sur les contacts et les entretiens avec les terrains, sur le pilotage du processus participatif et sur l’élaboration du concept de prise en charge pendant que les autres construisaient des profils sociologiques des bénéficiaires et des intervenant.e.s terrain sans que ces données ne servent la construction du concept. En s’approfondissant, le clivage a déteint fortement sur la manière d’envisager le mandat lui-même, les préoccupations des praticien.ne.s de terrain n’étant plus au centre de l’analyse. L’analyse sociologique de plus en plus éloignée de la construction du concept lui-même n’a pas contribué à asseoir la légitimité et la pertinence de la prise en compte des nouveaux critères normatifs, ni même d'innovations pour la pratique professionnelle quotidienne.
Cela dit, les tensions entre les Départements cantonaux concernés par les réformes, entre le Canton et la Confédération ont eu raison du concept. Malgré l’adhésion qu’il a rencontrée dans un premier temps dans les équipes, à l’Office pénitentiaire et au Ministère de la justice du Canton, il a été balayé. Au moment où les équipes se rendent compte des incidences du concept en terme d'organisation du travail et de surcharge, sans avoir suffisamment de garanties d'accès à des ressources pour le mettre en œuvre, elles font marche arrière avec différentes justifications selon les corps de métier. Pour certain.e.s éducateur/trice.s et agent.e.s de détention par exemple, l'augmentation substantielle (normes européennes: 8 h/jour minimum hors cellule) des temps collectifs dans la journée d'un.e mineur.e incarcéré.e est perçue comme un risque. La crainte d'émeute est évoquée. De plus, ce passage à une vie collective significativement plus importante que par le passé, constitue une surcharge de travail. Les postes supplémentaires effectivement dégagés ne couvrent pas les besoins ressentis eu égard au nouveau concept.
Les résistances au concept montrent que les temporalités et délais impartis pour une mise en œuvre qui engageait des réformes importantes n'ont pas permis un travail permettant aux professionnels de se donner le temps de repenser leur action. L'idée d'entreprendre des formations pour accompagner la mise en œuvre du concept, retenue dans un premier temps, a été abandonnée. De manière générale l'accompagnement des processus de changement semblent ne pas avoir été suffisants.
Il n’y a pas lieu ici d’analyser les tensions entre Confédération et Canton sus-mentionnées, même si celles-ci ont joué un rôle déterminant dans la non-acceptation du concept pédagogique. Ici, ce qu’il importe d’examiner ce sont les conditions nécessaires pour qu’analyse sociologique et enjeux de terrains ne prennent pas des chemins si distincts que l’un ne nourrisse plus l’autre.
Quelle posture de recherche pour une prescription de changement ?
La question qui se pose pour nous est de savoir comment la recherche sociologique menée dans cette institution pouvait renforcer l'élaboration du concept et mieux rendre attentifs aux conditions nécessaires pour le construire et le mettre en œuvre. Nous pensons ici tant à la recension des réflexions actuelles sur le sujet, qu'à la mise en exergue des logiques d'action des différents corps professionnels pour garantir que l'interdépendance entre ces diverses catégories professionnelles se fasse de la manière la plus profitable possible.
Que signifie pour une équipe de chercheur.e.s le fait d’accepter un mandat qui vise à la réforme d’un dispositif et d’une pratique professionnelle où la recherche doit alors s'articuler à une volonté que surgisse du changement? Dans quelle mesure la nécessité d’obtenir l’adhésion des différentes catégories professionnelles à une réforme à laquelle on leur demande de contribuer fortement est une préoccupation qui doit être portée par l’ensemble de l’équipe de recherche? Dans quelle mesure la posture critique distancée des sociologues est compatible avec un mandat qui spécifie la nécessité de construire une réforme? A un niveau plus général, la prescription de voir se produire du changement peut-elle être portée par des acteur/trice.s principalement désireux de connaître la réalité présente, alors que l'innovation implique la volonté d'infléchir le futur ? Quelle responsabilité portent les chercheur.e.s qui accumulent des connaissances sur la réalité présente d'en faire une diffusion et un objet de discussion avec les praticien.ne.s, de telle manière que la mise en œuvre du concept puisse avancer? Quelle part prennent ces chercheur.e.s à la transformation des savoirs accumulés en compétences professionnelles pour le changement et en données technologiques opérationnalisables ? Finalement, quelle place est laissée dans une approche critique à l’analyse construite par les acteur/trice.s eux-mêmes sur leurs pratiques, à leurs propositions, à leurs raisonnements, à leurs volontés et ambivalences concernant la collaboration entre eux ?
Recherche-action : convergences nécessaires entre recherche et intervention ?
Comme dit plus haut, une réflexion avait été menée par l’équipe de recherche sur les risques que courrait l’équipe de rejouer « en miroir » les tensions vécues sur les terrains, notamment les tensions entre différents corps professionnels, bénéficiant de pouvoir et de légitimité disparate pour construire un discours sur les besoins et les dysfonctionnements . Cela n’a pas empêché les tensions de surgir. Précisément, elles ont émergé autour de la place que les besoins et demandes des terrains devait prendre dans le scénario de recherche. Fallait-il construire un scénario de recherche visant à pouvoir catégoriser les différents corps d’intervenant.e.s et à comprendre leurs logiques d’action à partir de leur provenance sociologique ? Fallait-il co-construire avec eux la problématique de recherche à partir des problèmes soulevés ? Quelle place devait être laissée à la confrontation des préconisations que les différents corps de métiers pouvaient faire par rapport à leur vécu quotidien et leurs perspectives ? Comment fallait-il articuler les contraintes notamment normatives, avec les « best practices »? Comment fallait-il "naviguer" entre les dispositions et les responsabilités de quatre ministères cantonaux , régissant les articulations entre les dispositifs et exigences en matière socio-éducative, médicale, pénale et pédagogique à l’égard de la population des adolescent.e.s ?
A ces contraintes propres au Centre éducatif fermé s'ajoutaient celles de la HETS elle-même. Une collaboration étroite entre deux catégories de chercheur.e.s est exigée, confortant des modalités de coopération nécessaires dans l’institution. De plus, la vocation de l’école est de créer et soutenir des liens étroits avec les terrains dans une interdépendance de savoirs et d’informations indispensables à la formation professionnelle. Enfin, la HETS a besoin de se faire reconnaître comme institution produisant des savoirs théoriques reconnus par les milieux académiques dans un climat de concurrence entre institutions de formation.
La combinaison dans un même mandat de prestations ressortissant à la construction de dispositifs d'intervention et de recherche permettant de le nourrir implique une coordination temporelle très précise. Il est nécessaire que chaque intervenant.e chargé.e du mandat soit nourri.e de ce que font les autres et il est surtout nécessaire que les liens entre chercheur.e.s chercheur.e.s intervenant.e.s et praticien.ne.s du terrain soient étroits. Les éléments recueillis doivent faire l'objet d'une discussion permanente et organisée avec les terrains. Terrains et chercheur.e.s ne peuvent évoluer qu'en s'enrichissant mutuellement. Ces va et viens dialogiques ne sont pas exempts de tensions puisque les chercheur.e.s alimentent également le dialogue par des apports provenant de diverses disciplines, celles-ci n'étant pas forcément convoquées de la même manière par les praticien.ne.s de terrain. De même, les savoirs d'expérience mobilisent différents registres qui ne correspondent pas forcément aux catégories mobilisées par les chercheur.e.s. Si les terrains peuvent être mis à mal par l'apport d'éléments extérieurs qui peuvent parfois avoir une forte charge normative (par ex. les normes européennes) ou ébranler quelques convictions dans d'autres registres, la rétroaction peut ébranler également de manière assez frontale l'idée selon laquelle la distance analytique garantit la scientificité de la production de recherche. Les places des un.e.s et des autres doivent à la fois se maintenir dans leurs différences et supporter d'être partiellement brouillées.
Au niveau de l'équipe de recherche-action elle-même, les productions ne peuvent pas être livrées qu'une fois les analyses peaufinées et dans une perspective de "rapport final". La matière brute se doit d'être partagée et l'avancement de la réflexion également. La posture distancée tant aux terrains qu'aux autres corps de métiers intervenant dans la situation est sérieusement remise en question par un travail interdisciplinaire de construction de sens. Les frontières disciplinaires s'en retrouvent nécessairement questionnées. La division entre le savant de la recherche fondamentale et le pragmatique de la science de l'action s'effondre .
En conclusion
Cette description semble simple mais il s'agit d'une révolution copernicienne et chaque partage est à risque, notamment par rapport au statut des un.e.s et des autres et à leur reconnaissance intra-professionnelle. Ce processus de recherche démontre que surmonter ces écueils nécessite plus que la mise à d'une "liste de risques", sinon une réflexion approfondie sur le rapport que la recherche, tout comme l'intervention en vue d'une réforme, peuvent entretenir avec des terrains.
Cette interdépendance met également en jeu la dominance éventuelle d'une discipline par rapport aux savoirs en situation fort divers, investis par l'ensemble des partenaires, jeunes inclus. La prise en compte de cette panoplie de clés d'entrées nécessite un travail en profondeur sur ce que dialoguer en situation pluridisciplinaire voudrait dire. Les exigences posées au travail social de collaborer en réseau et en partenariat avec d'autres métiers ne sont pas très lointaines des exigences que la recherche-action pose également. Il serait peut-être même utile que les équipes de recherche pluridisciplinaires construisent leur collaboration en tant qu'équipe comme une relation d'interdépendance avec contrainte à coopérer, où chaque acteur/trice a pour première tâche de contribuer non tant à l'enrichissement de sa discipline qu'à l'affinement des pratiques professionnelles des équipes de praticien.ne.s qui ont été sollicitées pour contribuer ensemble à l'amélioration de leurs pratiques respectives et, partant, de la prise en charge institutionnelle.
Il n'est pas exclu que la question de l'interdépendance soit au cœur de la définition du travail social lui-même, et qu'en ce sens ce que met en relief une expérience comme cette recherche-action, c'est la question du bon dosage entre autonomie des méthodes de recherche issues d'autres champs disciplinaires et interdépendance entre recherche et intervention permettant d'envisager la construction de dispositifs devant permettre à l'action sociale d'avancer.
Reste à expérimenter et conceptualiser, pour mieux les connaître, les postures et les méthodes qui respecteraient à la fois cette autonomie et cette indispensable interdépendance .
Genève, mai 2013 Marie Anderfuhren & Alexandre Balmer
PS : les notes de bas de pages n'ont pas passé le copié-collé ... elles sont dans le texte déposé en PDF
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