Fiche Documentaire n° 1989

Titre La catégorisation comme mode de légitimation dans les récits d’intervenants sociaux

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Auteur(s) LAPIERRE Josée-Anne
HUOT François
 
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

La catégorisation comme mode de légitimation dans les récits d’intervenants sociaux

La légitimation de l'action constitue un impératif de la professionnalité – le professionnel doit être en mesure de justifier ses actes et d'expliquer ses décisions, faute de quoi sa crédibilité pourrait être entachée. L’action en travail social est indissociablement liée à la mise en œuvre d’une légitimation : il s’agit là par ailleurs d’une caractéristique générale de l’action, selon Garfinkel (1968), qui affirme que toute action sera performée en prévision d’une légitimation éventuelle. Les productions langagières des travailleurs sociaux s’avèrent ainsi marquées par une reddition de compte, elle-même soutenue par des processus de catégorisation (Makitalo, 2003). Qualifier un parent de "négligent", un intervenant de "bien intentionné" ou les comportements d'un adolescent de "conduites à risque" autorise ainsi certaines interventions plutôt que d'autres. Il s'agit là d'une forme de connaissance élaborée en cours d'action: les concepts de "théories en actes" (Couturier et Huot, 2003) et de "categorization at work" (Hall, Slembrouk et Sarangi, 2006) font état de cette théorisation mobilisée dans les récits des intervenants sociaux, qui serait identifiable notamment par l'usage de catégories. La catégorisation est ici comprise comme une action sociale (Edwards, 1991), c'est-à-dire qu'elle est construite au fil des interactions.

Nous adoptons ainsi un angle interactionniste et une analyse narrative (Riessman, 2006; White et Epston, 1990) pour étudier l’usage des catégories dans les récits des intervenants sociaux et plus particulièrement la fonction de légitimation jouée dans ces processus. Une étude exploratoire menée auprès d’intervenants sociaux québécois (Lapierre, 2012) sert d’empirie afin d’illustrer de quelle façon, à partir de vignettes cliniques, ceux-ci catégorisent le travailleur social, le destinataire de l’intervention, le contexte de l’action et les conséquences anticipées de celle-ci afin de justifier et d’expliquer des décisions qui ont été prises. Ce processus de catégorisation participe à la construction du « caractère moral » (Hall, 1997) de l’acteur – qu’il soit intervenant ou destinataire des interventions – ainsi qu’à la définition du caractère moral de l’action. Ce faisant, différents types d’éthique sont mis de l’avant. L’éthique aristotélicienne de la vertu se voit ainsi déployée dans les catégorisations des personnes, alors que les éthiques basées sur l’examen des procédures et des conséquences de l’action sont respectivement mises en œuvre dans les catégorisations du contexte et des conséquences de l’action.

Les conséquences de cette catégorisation sur les pratiques d’intervention seront discutées, notamment sur le plan de la « prise en compte » (Karsz, 2004) du destinataire de l’intervention sociale.

Bibliographie

Couturier, Y. et F. Huot. 2003. «Discours sur la pratique et rapports au théorique en intervention sociale : explorations conceptuelles et épistémologiques». Nouvelles pratiques sociales, vol. 16, no 2, p. 106-124.

Edwards, Derek. 1991. «Categories Are for Talking: On the Cognitive and Discursive Bases of Categorization». Theory & Psychology. vol. 1, no 4, p. 515-542.

Garfinkel, H. 196. Studies in Ethnomethodology. Englewood Cliffs: N-J Prentice Hall.

Hall, C. 1997. Social Work as Narrative : Storytelling and Persuasion in Professional Texts, Aldershot : Ashgate Publishing.

Hall, C., Slembrouck, S. et S. Sarangi. 2006. Language practices in social work : categorisation and accountability in child welfare. New York : Routledge.

Karsz, S. 2004. Pourquoi le travail social? : définition, figures, clinique. Paris: Dunod.

Lapierre, J.A. 2012. Les usages des récits de légitimation en travail social: quelle prise en compte du destinataire de l'intervention sociale? Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, Montréal.

Makitalo, A. 2003. Categorizing Work: Knowing, Arguing, and Social Dilemmas in Vocational Guidance. Gothenburg: Goteborg Studies in Educational Sciences 177, Acta Universitatis Gothoburgensis.

Riessman, C.K. 2006. « Narrative Analysis », dans SAGE Dictionnary of Social Research Methods, sous la dir. de V. Jupp, p. 705-709. London : Sage Publications.

White, M. et D. Epson. 1990. Narrative Means to Therapeutic Ends. New York / Londres : W.W. Norton & Company.

Présentation des auteurs

Josée-Anne Lapierre est chargée de cours à l'UQAM et travailleuse sociale en santé mentale jeunesse à Montréal. Elle est détentrice d'un baccalauréat en études littéraires, d'un baccalauréat en travail social et d'une maîtrise en travail social. Son mémoire de maîtrise a étudié les récits de légitimation des intervenants sociaux, ainsi que les stratégies rhétoriques déployées par les intervenants sociaux pour convaincre du bien-fondé de leur action. Elle s'intéresse particulièrement aux enjeux épistémologiques et éthiques du travail social.

Communication complète

La légitimation de l'action constitue un impératif de la professionnalité – le professionnel doit être apte à justifier ses actes et à expliquer ses décisions, faute de quoi sa crédibilité pourrait être entachée. Toute action serait d’ailleurs réalisée en prévision d’une légitimation éventuelle, selon Garfinkel (1967). De la même façon, les processus de légitimation traversent le champ du travail social. On peut notamment les repérer au sein de formules couramment admises au sein du champ telles que : l’importance de travailler avec des personnes mobilisées; le respect du mandat de l’établissement; ou encore la nécessité d’établir un cadre d’intervention. Ces formules servent à justifier des actions posées; elles peuvent bien entendu varier d’un milieu de pratique à l’autre, puisque les jeux de langage – soit les usages des mots – diffèrent selon les groupes de locuteurs, d’après Wittgenstein (1961). On peut donc postuler que les expressions ayant une fonction de légitimation changeront d’une organisation à l’autre. Lyotard (1979) soutient ainsi que la légitimation se construit au fil des interactions : les grands récits de légitimation ont ainsi été remplacés par des « petits récits », les récits qu’une communauté de locuteurs élabore, porteurs d’une légitimation locale. On peut cependant repérer certaines tendances : dans le contexte québécois marqué par une professionnalisation croissante du travail social, des travaux précédents (Lapierre, 2012) constatent ainsi une prédominance des récits déployant le « paradigme rationnel-technique » (Chouinard et Couturier, 2006) et un usage défensif (Franssen, 2005) des récits de légitimation, visant à protéger l’identité professionnelle des intervenants sociaux.

Les productions langagières des travailleurs sociaux s’avèrent ainsi marquées par une reddition de compte, elle-même soutenue par des processus de catégorisation (Mäkitalo, 2003). Qualifier un parent de "négligent", un intervenant de "bien intentionné" ou les comportements d'un adolescent de "conduites à risque" autorise ainsi certaines interventions plutôt que d'autres. Il s'agit là d'une forme de connaissance élaborée en cours d'action: le concept de "théorie en actes" (Couturier et Huot, 2003) fait état de cette théorisation mobilisée dans les récits des intervenants sociaux, identifiable notamment par l'usage de catégories. Selon les auteurs, « la catégorie est donc à la fois un principe de vision et de division du monde et un schème classificatoire opérant en pratique des structures de sens. » (Couturier et Huot, 2003). Les catégories constituent une forme de connaissance : en découpant le réel, elles fournissent une façon d’appréhender celui-ci. « Categories have been generated historically and dialogically in order for institutions to be able to handle or get a grip on the ‘social dilemma’ that they are responsible for » (Mäkitalo, 2003 : 498). Ce faisant, les catégories permettent de développer au sein d’une organisation une compréhension commune des situations, réduisant ainsi l’équivocité et permettant une coordination de l’action (Weick, 1979). Intervient ici le phénomène de la « boîte noire » utilisé en sociologie des sciences (Latour, 1995) : dans un groupe de scientifiques, certaines connaissances sont présentées comme des faits alors que dans des occasions précédentes, ce savoir était controversé et sujet à débats.

De la même façon, Hall et ses collaborateurs (2006) mettent de l’avant l’idée d’une catégorisation au travail (« categorization at work »), définie comme un processus de négociation des catégories professionnelles. La catégorisation est ici comprise comme une action sociale (Edwards, 1991), c'est-à-dire qu'elle est construite au fil des interactions. Lors de leur travail, les travailleurs sociaux doivent « performer » (Goffman, 1959) leur professionnalité : ils doivent se mettre en scène comme étant des intervenants compétents, dotés d’un bon « jugement clinique ». Pour ce faire, ils doivent parvenir à faire valoir leur version des faits lorsqu’ils font le récit des situations : ils doivent ainsi avancer des catégorisations qui pourront d’une part, justifier les actions qu’ils ont posées (ex. : j’ai dû faire un signalement parce qu’il s’agissait d’une mère négligente) et d’autre part, déployer un récit autour de cette catégorisation qui pourra convaincre leur public. La légitimation, soutenue par la catégorisation des personnes et des situations, comporte ainsi une part non négligeable de rhétorique : les travailleurs sociaux doivent faire valoir les catégories qu’ils utilisent comme étant les plus pertinentes pour appréhender les situations. C’est là où une part de négociation peut intervenir; ainsi, plutôt que de catégoriser une mère comme négligente, on conviendra avec elle qu’elle est une mère aimante, mais dépassée. (Hall et al., 2006)

Nous adoptons ainsi un angle interactionniste et une analyse narrative (Riessman, 2006; White et Epston, 1990) pour étudier l’usage des catégories dans les récits des intervenants sociaux et plus particulièrement la fonction de légitimation jouée par ces processus. Une étude exploratoire (Lapierre, 2012) menée auprès de neuf intervenants sociaux, détenteurs d’un diplôme universitaire en travail social et pratiquant au Québec dans le réseau de la Santé et des Services Sociaux, sert d’empirie afin d’illustrer de quelle façon, en réaction à des vignettes cliniques, ceux-ci catégorisent le travailleur social, le destinataire de l’intervention, le contexte de l’action et les conséquences anticipées de celle-ci afin de justifier et d’expliquer des décisions qui ont été prises.

En premier lieu, les légitimations avancées par les intervenants sociaux tablent sur la catégorisation des personnes. D’une part, les personnes qui sont destinataires de l’intervention sociale sont qualifiées notamment de : « fermée », « dans le déni », « non-collaborante », « pas motivée », « en manque [de drogue] », « épuisée », mais aussi comme étant « capables d’identifier leurs besoins », « conscients des risques », « faisant leur possible ». D’autre part, les intervenants sociaux utilisent entre autres les caractéristiques suivantes pour se décrire: transparent, ayant de bonnes intentions, ayant de l’expérience, et doté d’un jugement professionnel. Le narratif de la professionnalité s’avère ainsi amplement déployé et vient légitimer plusieurs actions posées.

En deuxième lieu, les légitimations mettent de l’avant une catégorisation des situations. On caractérisera ainsi d’un côté le contexte de l’action : les intervenants parlent du cadre légal, de la Charte des droits et libertés, de leur code de déontologie ainsi que du contexte organisationnel – mandat de leur établissement, culture organisationnelle, normes et procédures en place – pour justifier certaines actions qui sont prises. De l’autre côté, ils invoquent les conséquences de l’action : peut-on appréhender des effets négatifs ou positifs d’un acte posé, lorsqu’il s’agit par exemple de donner des billets d’autobus à une personne à l’encontre des normes organisationnelles, ou lorsque l’on signale la situation d’une famille à la Protection de la Jeunesse?

Ces processus de catégorisation participent à la construction du « caractère moral » (Hall, 1997) de l’acteur – qu’il soit intervenant ou destinataire des interventions – ainsi qu’à la définition du caractère moral de l’action. Ce faisant, différents types d’éthique sont mis de l’avant. L’éthique aristotélicienne de la vertu se voit ainsi déployée dans les catégorisations des personnes, alors que les éthiques basées sur l’examen des procédures et des conséquences de l’action sont respectivement mises en œuvre dans les catégorisations du contexte et des conséquences de l’action. On constate ainsi qu’en amont, les catégorisations – qui s’avèrent une forme de théorisation – mènent à l’attribution d’un caractère moral aux acteurs en présence ainsi qu’aux actions posées, ce qui a fonction de légitimation par les différentes éthiques qui sont mobilisées. Si les catégorisations des intervenants déploient essentiellement un caractère moral positif, les catégorisations des destinataires fluctuent beaucoup plus : selon la situation décrite et le locuteur qui effectue la narration, on leur accolera des caractéristiques négatives ou positives. Par ailleurs, selon que le locuteur accentue le contexte ou les conséquences de l’action, des prises de position différentes pourront se voir légitimées.

La définition des acteurs et de la situation qui s’effectue par le biais des catégorisations employées a donc un effet direct sur les pratiques d’intervention, non seulement en amont mais aussi en aval. D’un côté, la compréhension de la situation que permet une certaine catégorisation favorisera une action donnée. De l’autre côté, après avoir posé une action donnée, l’intervenant sera amené à présenter celle-ci sous un jour qui lui permette de performer sa professionnalité en avançant certaines légitimations qui puisent aux jeux de langage organisationnels : de cette façon, l’intervenant contribue à façonner les jeux de langage existants et donc, à influencer la compréhension future de certaines situations.
L’effet marqué sur le cours de l’action de l’emploi de certaines catégorisations plutôt que d’autres, ainsi que le caractère stabilisé de ces catégories une fois que le phénomène de la « boîte noire » (Latour, 1995) est opéré, amènent à questionner le caractère dialogique et démocratique de ces processus. De quelle façon les destinataires de l’intervention sont-ils impliqués dans la négociation des catégories utilisées pour les décrire – et pour intervenir auprès d’eux? Comment la prédominance de certains découpages dans la façon de comprendre les problèmes des destinataires – mobilisé/passif, apte/inapte, personnalité agréable/trouble de personnalité – oblitère-t-elle d’autres compréhensions possibles et restreint-elle la « prise en compte » (Karsz, 2004) du destinataire de l’intervention sociale?

Bibliographie

Chouinard, I. et Y. Couturier. 2006. «Identité professionnelle et souci de soi en travail social», Nouvelles pratiques sociales, vol. 19, no 1, p. 176-182.
Couturier, Y. et F. Huot. 2003. «Discours sur la pratique et rapports au théorique en intervention sociale : explorations conceptuelles et épistémologiques». Nouvelles pratiques sociales, vol. 16, no 2, p. 106-124.
Edwards, D. 1991. «Categories Are for Talking: On the Cognitive and Discursive Bases of Categorization». Theory & Psychology. vol. 1, no 4, p. 515-542
Franssen, A. 2005. « État social actif et métamorphoses des identités professionnelles : Essai de typologie des logiques de reconstruction identitaire des travailleurs sociaux », Pensée plurielle, vol. 2, no 10, p. 137-147.
Garfinkel, H. 1967. Studies in Ethnomethodology. Englewood Cliffs: N-J Prentice Hall.
Goffman, E. 1959. The Presentation of Self in Everyday Life. New York : Anchor Books.
Hall, C. 1997. Social Work as Narrative : Storytelling and Persuasion in Professional Texts, Aldershot : Ashgate Publishing.
Hall, C., Slembrouck, S. et S. Sarangi. 2006. Language practices in social work : categorisation and accountability in child welfare. New York : Routledge.
Karsz, S. 2004. Pourquoi le travail social? : définition, figures, clinique. Paris: Dunod.
Lapierre, J.-A. 2012. Les usages des récits de légitimation en travail social : Quelle prise en compte du destinataire de l’intervention sociale?, Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, Montréal. En ligne : http://www.archipel.uqam.ca/4978/
Latour, B. 1995. La science en action, Paris : Gallimard.
Lyotard, J.-F. 1979. La condition postmoderne : rapport sur le savoir. Coll. « Critique ». Paris: Éditions de Minuit. 109 p.
Mäkitalo, A. 2003. « Accounting practices as situated knowing : dilemmas and dynamics in institutional categorization », Discourses Studies, vol. 5, no 4, p. 495-516
Riessman, C.K. 2006. « Narrative Analysis », dans SAGE Dictionnary of Social Research Methods, sous la dir. de V. Jupp, p. 705-709. London : Sage Publications.
Weick, K. 1979. The Social Psychology of Organizing, Addison-Wesley Reading,Mass.
White, M. et D. Epson. 1990. Narrative Means to Therapeutic Ends. New York / Londres : W.W. Norton & Company.
Wittgenstein, L. 1961. Tractatus logico-philosophicus, Paris: Gallimard.

Résumé en Anglais


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