Intervention sociale : gestion ou combat
La transformation de la représentation de l’exclusion : un défi pour l’intervention sociale.
Tout au long de mon parcours d’animation, d’éducation et de directeur dans des associations qui accompagnent des personnes en difficulté, j’ai rencontré, je suis entré en relation avec au moins 40.000 personnes, accompagnantes ou accompagnées.
J’ai vécu des relations vraies, j’ai connu aussi de fausses relations. Les vraies relations se sont cristallisées dans des expériences fondatrices :
- organisation d’états généraux de la santé
- journées « usagers » de la FNARS
- ateliers de parentalité avant l’heure
- genèse de ce qu’on nomme maintenant les « forum de l’insertion »
Les fausses relations se traduisaient par des conflits de pouvoir, des liens de manipulation (réciproque ?)
Au travers de ces expériences, il apparaît que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, chacun mène sa propre vie en jouant de sa liberté, dans la vérité ou dans la déviance. J’ai pu vérifier que ceux qui vivent dans la vérité sont plus nombreux. Les manipulateurs, ceux qui vivent dans le faux sont minorité.
Saint Exupéry écrivait : « Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères »
Souvent, à partir d’un objet prétexte, j’ai pu expérimenter une rencontre à part égale, où chacun crée le lien, dans des ateliers créatifs par exemple. A partir de la vie, du parcours de vie, j’ai pu constater que le respect de la liberté, l’écoute de la vérité de chacun permettait les vrais départs.
Les freins et les obstacles à la mise en route sur un nouveau chemin sont le positionnement de supériorité de l’un par rapport à l’autre, le jugement de celui qui sait sur l’autre qui ne sait pas. L’injonction de ce qu’il faut faire n’apporte rien d ‘autre que le repli sur des oppositions stériles.
C’est ce qui questionne le travail social.
"L'intervention sociale ne peut plus se limiter à la gestion de multiples difficultés, à l'aide d'une multiplication des travailleurs sociaux chargés de lettre en œuvre des dispositifs de plus en plus compliqués. L'intervention sociale est l'affaire de tous, tant des pouvoirs publics que du monde économique, que des travailleurs sociaux et des personnes concernées elles-mêmes. C’est un combat, car les inégalités s’accroissent sans qu’il y ait beaucoup de réactions »
Le principe
Le COMBAT à mener est celui de la reconnaissance de l’autre comme citoyen à part entière dans sa liberté et ses choix
Les « personnes accompagnées » sont citoyens avant d’être en situation précaire, pauvres ou en situation d’exclusion : sortants de prison, malades psychiatriques, vagabonds, qu’on appelle maintenant SDF, chômeurs ou allocataires du RSA, « bénéficiaires » de la CMU, personnes à rééduquer (par des éducateurs spécialisés), toutes personnes à réinsérer.
Le défi qui est adressé au travail social est celui de la co-construction d’un avenir pour tous en travaillant la capacité de faire :
Le changement qui est à opérer est de considérer la personne en situation difficile comme étant en situation sociale d’égalité. Cette personne est d’abord un citoyen. Et la différence entre la personne « aidées » et la personne « aidante » est que cette dernière a connaissance des lois règlements et dispositifs à rendre lisibles à la personne en difficulté. La personne aidante, a les capacités de faire face aux aléas de la vie, ce qui n’est pas toujours le cas de la personne aidée. C’est de la reconnaissance de l’autre comme citoyen que va découler un mode de faire différent. Si nous prenons cette voie, au sein des associations et structures d’accueil, d’hébergement et d’insertion, il s’agit donc de favoriser l’expression de personnes en les considérant comme des « experts du vécu »selon les modes de faire développés depuis 1988 en Belgique, former à la formulation des idées et dépasser l’ « usager alibi »
Le principe d’«expert du vécu» a été mis au point pour la première fois et utilisé pendant de nombreuses années dans le cadre des pratiques d’une association de personnes en situation de pauvreté appelée «Le Cercle». En mars 1999, cette association a donné naissance à une association sans but lucratif baptisée «Le Lien » dont l’ambition consistait explicitement à développer la formation mais aussi l’emploi d’experts du vécu dans le domaine de la pauvreté et de l’exclusion sociale.
(© European Anti Poverty Network.)
Les personnes qui appellent à l’aide connaissent mieux que quiconque les écueils et les potentiels de leur parcours de vie.
Les personnes en situation de pauvreté et de précarité sont des experts du vécu et souhaitent que cette expérience serve.
(Lettre de la DIHAL n° 10)
Dans le souci d’obtenir une réponse à une détresse qui est aussi matérielle, la personne qui appelle à l’aide utilise souvent un discours convenu : Leur histoire que les intervenants sociaux leur font répéter cent fois est souvent le reflet de ce que l’intervenant veut entendre, jusqu’à et y compris de formuler un « projet de vie ». La demande apparait alors comme une demande d’abord matérielle : un hébergement, un toit. Cette présentation vise à satisfaire l’accueillant qui peut (ou pas) répondre favorablement. Cette faculté positionne l’un par rapport à l’autre. D’entrée de jeu, nous sommes dans un rapport de forces : l’accueillant peut accepter ou refuser la demande en fonction de ce qu’il en a compris. On risque ainsi de demander à quelqu’un qui est momentanément sans avenir d’établir un « projet de vie »
Le chemin à parcourir, qui n’est pas toujours facile, passe par la reconnaissance de la valeur non dite. La personne en difficulté est d’abord et avant tout une personne qui doit pouvoir exercer sa liberté, une personne qui a des droits et des devoirs, un citoyen.
La reconnaissance de l’autre passe par l’accès à ses codes de communication. Il s’agit donc d’accepter d’entrer dans un autre registre que le sien. Nous sommes confrontés à une difficulté culturelle : nous ne parlons pas la même langue. Celui qui est en détresse doit apprendre à parler la langue de ceux à qui il fait appel. La démarche inverse est relativement nouvelle : l’aidant s’efforce de donner la parole au risque de ne pas l’entendre ou la comprendre. Former à la formulation des idées de telle façon qu’elles soient transmissibles ne concerne pas seulement les personnes en difficulté qui devraient apprendre, mais, pourquoi pas, les aidants qui ont à apprendre à comprendre. C’est une démarche ensemble qu’il est nécessaire d’entreprendre, pour entrer dans un univers commun. Ce qui suppose un effort de chacun : aidant comme aidés.
Nous sortons d’une logique d’accompagnement individuel, descendant, pour entrer dans une logique de partage, dans une communauté de destin.
La méthode d’action : un changement de positionnement.
Ces orientations ont des conséquences concrètes sur les modalités d’action des intervenants sociaux, elles appellent à un changement de positionnement : l’accompagnement devient partage, la connaissance et le respect des droits et devoirs sont le fondement de la citoyenneté, l’intervenant social devient médiateur, passeur culturel.
- Partager plus qu’accompagner et plus que faire participer
Une démarche citoyenne place les acteurs dans une position d’égalité. Chaque acteur a un rôle différent. La démarche citoyenne de l’accompagnement consiste à travailler ensemble à la vie collective. L’attitude de jugement, qui fondait souvent l’action des intervenants se transforme en évaluation de l’action menée ensemble. Il ne s’agit plus de faire, à la place de l’autre, le repérage de ses manques ou difficultés, mais de partager les efforts pour que la vie ensemble s’améliore.
- implication de chacun dans le respect des droits
La connaissance et le respect de droits sont incontournables dans cette perspective. Les formations sociales donnent une longueur d’avance dans la connaissance aux intervenants. La transmission de cette connaissance demande une attention toute particulière. Le souci de préservation de sa position et de ses prérogatives de la part du travailleur social peut entrainer le repli sur des modes de communication fermés en employant un jargon incompréhensible aux non initiés.
- L’intervenant devient passeur
Chaque groupe social a ses codes, ses repères, son organisation. Quand un groupe se sent fragile, la tentation est grande d’un repli dans un univers fermé aux autres. La question qui se pose pour celui qui est impliqué dans des univers différents est de trouver les passages qui permettent à chacun de sortir de sa bulle. Les mêmes mots n’ont pas toujours le même sens pour les unes et les autres. A titre d’exemple, le mot « social » a une connotation spécifique dans l’univers du travail social, alors que le même mot signifie le dialogue social organisé pour le monde de l’entreprise. Il s’agit donc de chercher ensemble comment rendre lisibles la multiplicité des dispositifs, le labyrinthe des droits dont l’illisibilité entraîne le non accès et le non recours aux droits de chaque citoyen. Le respect des droits appelle une action pour les faire reconnaître.
Le mode d’intervention, qui pouvait être, pour certains intervenants, de rendre conforme les personnes en difficulté avec ce présupposé courant qu’ils ne sont pas conformes, se transforme en défi de rendre possible une expression culturelle qui est centrale dans l’action.
Concrètement, cette démarche passe par la connaissance et la reconnaissance de chacun de sa propre culture en mettant en place les outils de son expression. Nous retrouvons là les ressorts de l’éducation populaire, les fondements de l’université populaire du mouvement ATD Quart monde, le mode d’action des centres sociaux, les principes de la santé communautaire. Tous ces lieux culturels, qui permettent à chacun de se reconnaître et de reconnaître l’autre, sont les lieux de la possibilité de vivre ensemble dans la différence. Henri Peltier
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