Fiche Documentaire n° 2031

Titre Savoir, transmission et altérations

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l'auteur principal

Auteur(s) VEYRIÉ Nadia  
     
Thème Réflexions sur la formation en travail social
dans une société de l’accélération et des vulnérabilités
 
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

Savoir, transmission et altérations

De quoi parle-t-on lorsque l’on parle du savoir ? Qu’est-ce qu’un formateur transmet-il ? Existe-t-il de nouveaux enjeux face à la transmission du savoir dans notre société contemporaine ? Avec pour appui des travaux de recherche réalisés en sciences humaines sur la transmission, le deuil et l’héritage, accompagnés d’un parcours de formatrice dans le travail social, nous proposons quelques éléments de réflexion.

En premier lieu, comment comprendre les liens opérés entre la formation, le savoir et la transmission ? La formation est inséparable de la passion, elle ne peut pas être uniquement une technique (Kaës, 1973) qui deviendrait redondante et insipide. La passion de former prend source dans un désir de transmettre la connaissance et de voir ce désir chez autrui. N’est-elle pas aussi une acceptation permanente du risque ? Mais quel risque ? Celui de l’altérité – qui peut prendre forme dans la responsabilité et l’éthique vis-à-vis d’autrui (Lévinas, 1995) tout apprenant qu’il soit – et des altérations (Ardoino, 2009) de l’être formé et du formateur. Nous pensons notamment au rapport intergénérationnel, aux enjeux liés au transfert et au contre-transfert qui se construisent au fil de la formation et de la transmission. Le savoir n’est alors pas qu’un contenu, il est la vie même éprouvée, c’est-à-dire l’acceptation de la subjectivité et de la sensibilité (Henry, 1987).

Ensuite, que signifie former et transmettre un savoir dans une société de la vitesse, de la performance et des vulnérabilités ? Hartmut Rosa évoque l’aliénation provoquée par l’accélération du rythme de vie dans les sociétés modernes (2012). Les individus sont alors économiquement et socialement vulnérables (Le Blanc, 2012). L’obligation de performance – c’est-à-dire de produire des êtres et des corps parfaits qui tendraient vers un homme immortel – touche alors la formation en travail social. Le travail social est altéré historiquement (Autès, 1999) et, aujourd’hui, massivement par les accélérations, les injonctions de performance qui prennent forme dans les pratiques des professionnels. Ainsi, le travailleur social est souvent amené à « exécuter des tâches parcellaires sans possibilité d’appréhender la relation sociale dans sa globalité » (Tourrilhes, 2009, p. 47).
Or, aujourd’hui, c’est bien la « dignité de penser » qui est l’enjeu de nos sociétés ; le savoir est confondu avec un « système d’information » mesurable (Gori, 2011). Comment conduire alors des étudiants à penser librement et à construire un regard critique ? Si la question du savoir et de sa transmission a été pointée dès les années 1970, on peut se demander ce qu’il en est, aujourd’hui, dans une société où de nombreux jeunes et futurs travailleurs sociaux sont confrontés à la précarité (Benjamin, 2000) pendant leurs études et, par la suite, en tant que professionnels. Quelles marges de manœuvre ont-ils sur le terrain pour recevoir et transmettre un savoir ? Quels héritages choisissent-ils ?

Enfin, dans une société qui érige l’accélération, la performance et la bêtise (Stiegler, 2012), nous continuons toutefois dans un quotidien professionnel à relever un intérêt vivant des étudiants pour la connaissance, bien qu’obstrué par un réel manque de temps pour approfondir leurs connaissances et leurs compétences. Quant aux savoirs, ils ne sont pas forcément vécus en tension par les étudiants, avec d’un côté les savoirs qui seraient utiles parce que pratico-pratiques et d’autres qui seraient inutiles ou complexes parce que jugés intellectuels. Afin d’engager une discussion, nous évoquerons quelques situations pédagogiques qui mettent en évidence la nécessité d’une non dissociation de la théorie et de la pratique, l’adéquation des intervenants, l’articulation du fondamental et du spécifique et la subjectivité comme méthodologie contre l’angoisse (Devereux, 1995).

Bibliographie

Ardoino Jacques, « Pensée vivante et intersubjectivité. Multiréférentialité, hétérogénéité, temporalité », in Prétentaine, n° 25/26, juin 2009.
Arendt Hannah, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
Autès Michel, Les Paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999.
Benjamin Walter, « La vie des étudiants », in Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, 2000.
Devereux Georges, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Aubier, 1998.
Éducation permanente, n° 179 (« Travailler au marges. Un cordon sanitaire pour la société », sous la coordination d’Élisabeth Callu et Guillaume Malochet), juin 2009.
Forum, n° 129-10/2010 (« Héritage et transmission, message d’hier et d’aujourd’hui », sous la coordination de Jenny Antoine et Dominique Dépinoy), 2010.
Gori Roland, « Santé et savoir. De la médicalisation de la société à l’anéantissement de l’altérité. Entretien avec Roland Gori » (réalisé par Nadia Veyrié et Nicolas Oblin), in Illusio, n° 8/9, 2012.
Gori Roland, La Dignité de penser, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2011.
Kaës René, Anzieu Didier, Thomas Louis-Vincent, Le Guérinel Norbert et Filloux Janine, Fantasme et formation, Paris, Dunod, 1973.
Henry Michel, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987.
Le Blanc Guillaume, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011.
Legendre Pierre, L’Inestimable objet de la transmission. Leçons IV, Paris, Fayard, 1985.
Levinas Emmanuel, Altérité et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995.
Oblin Nicolas, « Identité, jouissance, savoir », in Illusio, n° 4/5, automne 2007.
Rosa Hartmut, Aliénation et accélération, Paris, La Découverte, 2012.
Stiegler Bernard, États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Paris, Mille et une nuits, 2012.
Tourrilhes Catherine, « Du travail social à l’insertion : la fin d’un mythe », in Le Sociographe, n° 30, septembre 2009.
Veyrié Nadia, Deuils et héritages, Lormont, Éditions du Bord de l’eau, 2012, préface de Roland Gori.

Présentation des auteurs

Docteur en sociologie de l’Université Montpellier III, formatrice à l’Institut régional du travail social de Basse-Normandie, chargée d’enseignement aux Universités de Caen et de Montpellier I, membre du Centre d’étude et de recherche sur les risques et les vulnérabilités. veyrie.nadia@orange.fr
Auteur de Deuils et héritages, Bord de l’eau, 2012.

Communication complète

De quoi parle-t-on lorsque l’on parle du savoir ? Qu’est-ce qu’un formateur transmet-il ? Existe-t-il de nouveaux enjeux face à la transmission du savoir dans notre société contemporaine ? À partir d’une réflexion sur le sens fondamental accordé au savoir et à la transmission, nous souhaitons interpréter la relation pédagogique entre formateur et formé dans une société où sont valorisées la performance et l’accélération. En effet, peut-on projeter une relation pédagogique avec des apprenants qui sont confrontés à cette réalité. Quel sens peut encore avoir le savoir ?
En premier lieu, comment interpréter les liens opérés entre la formation, le savoir et la transmission ? La formation est inséparable de la passion, elle ne peut pas être une technique qui, comme le souligne René Kaes, « ferait l’économie du risque et rendrait raisonnable la passion ; la formation perdrait alors la source même de son intérêt pour l’homme, elle cesserait d’être aussi une œuvre d’imagination et de désir, une poétique de l’humain » (1973, p. 7). Cette passion de former prend également source dans un désir de transmettre la connaissance et de voir ce désir naître, se construire et s’affirmer chez autrui. N’est-elle pas une manifestation de l’acceptation permanente du risque ? Mais quel risque ? Celui de l’altérité – qui peut prendre forme dans la responsabilité et l’éthique vis-à-vis d’autrui – tout apprenant qu’il soit. Comme le démontre Emmanuel Lévinas, « le savoir, dont l’essence est critique, ne peut se réduire à la connaissance objective. Accueillir Autrui, c’est mettre ma liberté en question […]. La présence d’Autrui […] ne heurte pas la liberté, mais l’investit » (2001, pp. 84 et 88). C’est l’altérité qui permet cet investissement de la liberté et de comprendre les cheminements de nos libertés. Mais plus que l’altérité, c’est aussi le jeu des altérations que vivent l’être formé et le formateur, quotidiennement, qui permettent de comprendre cet investissement. Jacques Ardoino précise, à ce sujet, que l’altération dérange et qu’elle est mouvement (2008). Nous pensons effectivement au rapport intergénérationnel, aux enjeux liés au transfert et au contre-transfert qui se construisent au fil de la formation et de la transmission. Le savoir n’est pas qu’un contenu, il est la vie même éprouvée, c’est-à-dire l’acceptation de la subjectivité et de la sensibilité (Henry, 1987). Dans la relation pédagogique, cette sensibilité avec des étudiants en travail social ne peut être exclue de la réflexion du formateur.
Ensuite, que signifie former et transmettre un savoir dans une société de la vitesse, de la performance et des vulnérabilités ? Hartmut Rosa évoque l’aliénation provoquée par l’accélération du rythme de vie dans les sociétés modernes : en fait, le temps, malgré une technologie qui permet d’en gagner (transports, mail) nous semble rare et précieux (2012). Il nous paraît compressé et les personnes s’engagent alors dans une course à la reconnaissance qui alimente sans cesse cette accélération. Socialement et économiquement, les personnes en situation de précarité et de grande précarité sont des personnes vulnérables (Le Blanc, 2012). Pour exister, il faut rester dans cette course à l’accélération... Mais, en situation de survie, s’inscrire dans cette spirale de l’accélération dans une société de la consommation est impossible ou dangereuse pour nombre de personnes.
L’obligation de performance – c’est-à-dire de produire des êtres et des corps parfaits qui tendraient finalement vers un homme immortel – touche le travail social dans la relation avec les personnes en difficulté et interroge alors le sens de la formation. Le travail social est altéré historiquement (Autès, 1999) et, aujourd’hui, massivement par les accélérations, les injonctions de performance qui prennent forme dans les pratiques des professionnels. Ainsi, le travailleur social est souvent amené à « exécuter des tâches parcellaires sans possibilité d’appréhender la relation sociale dans sa globalité » (Tourrilhes, 2009, p. 47). Or, le risque de cette parcellisation, c’est bien d’avilir, voire d’anéantir, la « dignité de penser » parce que le savoir est confondu ou réduit à un « système d’information » mesurable, comme l’évoque avec pertinence Roland Gori (2011).
De fait, comment conduire des étudiants à penser librement et à construire un regard critique, altéré et rigoureux ? Si le savoir et sa transmission ont été pointés dès les années 1970, qu’en est-il, aujourd’hui, dans une société où de nombreux jeunes et futurs travailleurs sociaux sont confrontés à la précarité pendant leurs études et, par la suite, en tant que professionnels dans l’accompagnement qu’ils peuvent donner aux personnes en difficultés. Quelles marges de manœuvres pour recevoir, constituer et transmettre un savoir ?
Enfin, dans notre société, nous continuons toutefois, dans un quotidien professionnel, à relever un intérêt vivant des étudiants pour la connaissance, bien qu’obstrué par un réel manque de temps pour approfondir leurs connaissances et compétences. Quant au savoir, il n’est pas forcément vécu en tension par les étudiants, avec d’un côté une pluralité de savoirs pratico-pratiques et d’autres qui paraîtraient inutiles ou complexes parce que jugés trop théoriques. Afin d’engager une discussion, nous évoquerons quelques situations pédagogiques qui mettent en évidence la nécessité d’une non dissociation de la théorie et de la pratique, l’adéquation des intervenants, l’articulation du fondamental et du spécifique. Comme le démontre Georges Devereux, la compréhension de la subjectivité n’est-elle pas alors une méthodologie contre l’angoisse (1995) ?



Bibliographie


Ardoino Jacques, « L’écoute (de l’autre) », in Nouvelle revue de psychosociologie, n° 2008/2-n° 6, Paris, Érès, 2008.
Arendt Hannah, La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, 1972.
Autès Michel, Les Paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999.
Devereux Georges, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Aubier, 1998.
Éducation permanente, n° 179 (« Travailler au marges. Un cordon sanitaire pour la société », sous la coordination d’Élisabeth Callu et Guillaume Malochet), juin 2009.
Forum, n° 129-10/2010 (« Héritage et transmission, message d’hier et d’aujourd’hui », sous la coordination de Jenny Antoine et Dominique Dépinoy), 2010.
Gori Roland, La Dignité de penser, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2011.
Gori Roland, « Santé et savoir. De la médicalisation de la société à l’anéantissement de l’altérité. Entretien avec Roland Gori » (réalisé par Nadia Veyrié et Nicolas Oblin), in Illusio, n° 8/9, Lormont, Le Bord de l’eau, 2012.
Kaës René, Anzieu Didier, Thomas Louis-Vincent, Le Guérinel Norbert et Filloux Janine, Fantasme et formation, Paris, Dunod, 1973.
Henry Michel, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987.
Le Blanc Guillaume, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011.
Levinas Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris : Le Livre de Poche, 2001.
Oblin Nicolas, « Identité, jouissance, savoir », in Illusio, n° 4/5, automne 2007.
Rosa Hartmut, Aliénation et accélération, Paris, La Découverte, 2012.
Tourrilhes Catherine, « Du travail social à l’insertion : la fin d’un mythe », in Le Sociographe, n° 30, septembre 2009.
Veyrié Nadia, Deuils et héritages. Confrontations à la perte du proche, Lormont, Le Bord de l’eau, 2012, préface de Roland Gori.

Résumé en Anglais


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