Le diagnostic gérontologique: un instrument pour construire les savoirs sur le vieillissement à l’échelle locale
Dans le cadre de l’Union Européenne à 27 (UE), Portugal fait partie des pays dont l’indice de vieillissement est des plus élevés: 129,6 personnes âgées de 65 ans et plus pour 100 jeunes de moins de 15 ans, alors que la valeur moyenne de l’indice pour l’UE dans son ensemble est de 113,2 . C’est également un pays dont l’Etat-Providence est relativement embryonnaire, notamment en matière de politique publique de vieillesse. L’intégration économique des retraités, grâce à l’institutionnalisation, à partir de 1975, du droit universel à une pension de retraite n’a pas empêché qu’une grande partie de la population âgée soit renvoyée à des conditions objectives d’existence qui l’exposent à diverses formes de marginalisation sociale. La précarité de ce type de revenu est bien évidente quand on vérifie que 78,3% des retraités qui dépendent de la Sécurité Sociale (travailleurs du secteur privé) disposaient, en 2012, de pensions dont la valeur est inférieure ou égale à 500€ par mois et que ceux dont la retraite était supérieure à 1000€ ne représentaient que 6,2% du total de ces retraités (1.698.989) . Il faut encore ajouter que c’est seulement à partir des années 80 que des mesures de politique sociale prétendant agir sur le mode de vie des retraités ou, en d’autres termes, sur leur participation sociale se développèrent, comme alternatives aux institutions totales. S’il est vrai que le nombre d’institutions qui offrent des services non résidentiels (centres de jours et services d’aide au domicile) a rapidement augmenté, celui des foyers et résidences pour personnes âgées n’a cependant pas cessé de croître.
Lorsqu’on cherche à évaluer, dans le cadre d’un territoire déterminé, si l’augmentation des équipements et services accompagne le rythme de développement des besoins, on ne doit ignorer qu’entre 2001 et 2011 le fort mouvement de concentration de la population jeune et adulte sur le littoral s’est poursuivi, en particulier à proximité des aires métropolitaines de Lisbonne et de Porto, en étroite association avec le vieillissement accentué des régions de l’intérieur du pays. Il suffit d’observer les variations de l’indice de vieillissement selon les communes pour vérifier un contraste accentué entre les régions du littoral, où cet indice est encore inférieur ou proche de 100 individus âgés de 65 ans et plus pour 100 jeunes de moins de 15 ans, et celles de l’intérieur, dans lesquelles ce même indicateur peut atteindre jusqu’à 450 personnes de 65 ans et plus pour 100 individus de moins de 15 ans.
Face à de tant fortes disparités régionales, il revient aux travailleurs sociaux non seulement de réunir les informations nécessaires pour pouvoir apprécier le potentiel de réponse des organisations existantes aux besoins, mais, encore, d’associer les décideurs politico-institutionnels, les professionnels et les citoyens, en général, à l’élaboration de programmes d’intervention qui élisent comme objectif principal l’inclusion sociale des personnes âgées.
Pour réaliser de tels diagnostics, la rupture avec les catégories mentales du sens commun, tout particulièrement du sens commun institutionnel et professionnel, est une condition fondamentale pour que le travail social puisse fonder son intervention sur l’identification des dynamiques sociales qui sont à l’origine des problèmes sociaux du vieillissement. Une vigilance continue est donc nécessaire afin de contrarier la forte tendance à raisonner à partir des notions de «troisième âge», «retraités», «personnes âgées», «séniors», ou autres euphémismes, qui transforment une catégorie fondée sur l’âge en un groupe homogène et dissimulent les inégalités de besoins et de vulnérabilités qui s’imposent dans la vieillesse, comme, d’ailleurs, tout au long de la vie. Pour que le travail social puisse réellement contribuer à l’extension du champ des possibles et des choix, dans cette phase de la vie, le travail de diagnostic doit chercher à capter, grâce à des analyses simultanément englobantes et fines, la grande diversité des conditions d’existence, des trajets et styles de vie qui caractérise la population âgée, aussi bien que tout autre groupe d’âge. Se munir d’instruments théoriques et méthodologiques adéquats est donc nécessaire pour interpréter cette diversité au quotidien. Lorsque l’on reconnaît que le vieillissement dépend étroitement de la manière dont toute la vie a été vécue, l’intervention au niveau des modes de réagir face à l’inactivité forcée et, simultanément ou non, à la fragilisation de l’état de santé n’est possible que si l’on cherche à reconstituer, dans un premier temps, les divers types de trajectoires professionnelles et relationnelles, notamment familiales, vécues par des individus concrets et à apprécier dans quelque mesure ceux-ci ont été amenés à transformer la nécessité en vertu, à intérioriser le vieillissement comme processus d’inévitable repli sur soi et désaffiliation. En d’autres termes, dans quelle mesure ils ont été amenés à considérer que vieillissement physique et vieillissement mental sont indissociables, comme si à la courbe biologique de la vie – croissance, stagnation, déclin – devait fatalement correspondre une courbe psychologique qui condamnerait les individus à vieillir diminués et retraités des activités sociales (Sève, 2010).
Ainsi, partant d’un cadre théorique qui ne sous-estime ni les effets des déterminants sociaux structuraux sur les processus de vieillissement, ni ceux des évènements socio-biographiques, le diagnostic permet d’élucider les divers types de ressources sociales dont les individus disposent, ou non, pour «réinventer» la vie (Lalive d’Epinay, 1991) après le passage à la retraite et à mesure que les manifestations du vieillissement physique deviennent plus contraignantes. Il est sans aucun doute indispensable d’apprécier, sur la base d’un questionnement relativement détaillé, les inégalités relatives aux ressources économiques, considérant le revenu, le patrimoine et, également, le rapport passé et présent au travail. De fait, sans nier l’incidence particulière de la pauvreté monétaire dans cette catégorie d’âge (de l’ordre des 20% de la population âgée de 65 ans et plus, en 2008, 2009 et 2010), ce type d’inégalités ne doit pas être appréhendé seulement sur la base de la valeur des pensions de retraite, en particulier quand il s’agit de territoires dans lesquels le travail salarié n’a pas représenté, pour les membres des générations en cause, le principal mode de participation à la production économique. De plus, quand il s’agit des conditions matérielles d’existence, d’autres dimensions, sources de différenciation sociale, doivent être prises en compte. Citons, par exemple, les conditions de confort du logement, dans la mesure où celles-ci peuvent accentuer ou, au contraire, relativiser les inégalités en matière de conditions de vie forgées avant la retraite et dans le cours du vieillissement, notamment à travers leur impact en matière de précarisation de la santé. Ou encore les conditions d’accessibilité de l’habitation et de son insertion territoriale, qui peuvent aggraver l’isolement social des individus, limiter leurs opportunités de conserver leur réseau de sociabilité, de continuer à fréquenter des lieux qui leur sont significatifs ou, encore, d’avoir accès aux services indispensables pour assurer leur vie quotidienne et protéger leur santé. Il importe, à ce sujet, de vérifier si le manque de réalisation de travaux d’adaptation du logement rend impossible la permanence chez soi jusqu’à la fin de la vie et contraint les individus fragilisés ou dépendants à vivre dans un foyer ou résidence. C’est pour tout cet ensemble de motifs que nous avons eu la préoccupation de recueillir des informations détaillées à propos de l’accessibilité physique du logement, de ses conditions de confort et de son état de conservation, ainsi que de sa proximité, ou non, par rapport à toute une gamme d’infrastructures urbaines et d’équipements socio-culturels. La même préoccupation d’objectivation des marges de liberté sur lesquelles le travailleur social peut compter pour interrompre ce qui assume fréquemment les contours d’un destin de désistement et inciter à la réinvention de projets est à la base de la collecte de données sur les ressources relationnelles des enquêtés. Dans ce domaine l’enquête a intégré des indicateurs «classiques», tels que la composition du groupe familial résidant , la distance géographique à laquelle se trouvent les lieux de résidence des enfants et petits-enfants (compte tenu des phénomènes d’émigration qui marquèrent ces générations) mais, également, une série de questions destinées à mettre en lumière les soutiens concrets fournis dans le cadre des liens sociaux existants, que ceux-ci soient d’ordre familial (impliquant les enfants, petits-enfants ou autres membres de la parenté) ou, encore, fondés sur l’amitié ou sur le voisinage. A partir du regroupement de questions destinées à vérifier si l’enquêté peut compter sur ses proches pour l’accompagner à une consultation, faire des courses, se promener, bavarder, aller passer un week-end, partager avec eux des moments de fête, déjeuner ou dîner ensemble et réaliser une promenade en famille, nous avons construit une nouvelle variable intitulée «préservation de la sociabilité», distincte de celle qui nous permit de mesurer la protection garantie en matière de réalisation de tâches quotidiennes indispensables que nous avons liées à une autre variable appelée «protection instrumentale» . Dans ce cas comme dans d’autres, l’application du questionnaire d’enquête nous a permis de vérifier combien il est nécessaire d’articuler méthode quantitative et méthode d’étude intensive: le recours à l’enquête par questionnaire est valable quand il s’agit d’objectiver les diverses modalités de protection assurées par les liens sociaux. En revanche, le second type de méthode est, à notre avis, indispensable lorsque l’on cherche à apprécier si les interactions avec les proches induisent, ou non, la conviction de continuer à compter à leurs yeux ou, en d’autres termes, induisent le sentiment d’être reconnu par les autres significatifs avec lesquels la vie a été partagée, un sentiment sans lequel l’existence finit par manquer de sens et la fin de vie est rendue particulièrement douloureuse (Elias, 1998). L’expérience prouve en effet que la souffrance vécue lorsque l’individu est amené à reconnaître, en particulier face à l’inconnu ou presqu’inconnu qu’est l’enquêteur, la fragilité de relations dont dépend dans une bonne mesure le sentiment de sa propre valeur déclenche des processus de rationalisation susceptibles de compromettre la fiabilité des informations recueillies à travers un questionnement directif.
Fonder l’action sur la prise en compte des conditionnements sociaux implique que le travailleur social prête particulière attention aux normes et pratiques institutionnelles qui, dans le cadre d’un territoire donné, contribuent à organiser socialement le futur des «retraités». Élucider s’il y a des organisations qui cherchent à aller à leur rencontre et les amener à se prononcer au sujet de possibles terrains d’investissement de leurs savoirs, expériences et volonté de continuer à participer à la production de biens communs est, à notre avis, aussi important que de se mettre à l’écoute de leurs modes particuliers de réorganiser la vie quotidienne après le passage à la retraite. Dans le même sens, il importe de savoir si les organisations qui prennent en charge la gestion de la vieillesse fragilisée et dépendante condamnent les individus à renoncer à eux-mêmes, aux autres et à tout type de projet ou si, au contraire, elles se mobilisent afin de prévenir et réparer des ruptures habituellement attribuées à la diminution des forces physiques, mais qui sont, en fait, provoquées par la réduction systématique des expectatives des autres à leur respect et par une conception misérabiliste des besoins humains. De notre expérience de terrain il ressort que, pour libérer des possibilités d’action, le recueil d’informations ne doit pas se limiter à susciter l’expression de la satisfaction ou insatisfaction des enquêtés par rapport aux organisations et services existants, auxquels ils sont habitués ou qui sont officiellement reconnus par les «professionnels du troisième âge». Il doit rendre possible l’identification de voies concrètes à suivre pour enrichir leur vie quotidienne et améliorer le fonctionnement des organisations. Il importe, en somme, que la réalisation du diagnostic gérontologique représente une opportunité, pour les enquêtés, les décideurs et les professionnels de découvrir que le champ des organisations et des pratiques possibles est bien plus vaste que ce qu’ils sont habitués à penser. Dans le cas concret sur lequel s’appuie cette réflexion, ce mode d’aborder le diagnostic confirma combien il est urgent d’orienter l’action en fonction de trois grands axes: la conservation de liens actifs avec les membres de la famille, les voisins, amis et autres, dans le but, en particulier, d’intensifier les interactions avec les membres des jeunes générations; l’accès à une gamme diversifiée d’activités qui permettent de conserver et stimuler la vie mentale; la création de modèles et pratiques organisationnels qui respectent l’autonomie de décision des personnes âgées dans la gestion de leur vie personnelle et collective. Il convient de souligner que, dans cette perspective, l’enrichissement des services d’aide au domicile de manière à ce que les individus fragilisés puissent maintenir des liens avec les autres et avec le monde extérieur à leur domicile et la création de réelles opportunités de vivre le temps de la retraite sur le registre de la solidarité ou de l’utilité sociale (Guillemard, 2002) émergèrent comme deux domaines d’intervention prioritaires pour le travail social.
|