Fiche Documentaire n° 2135

Titre Savoir-y-faire.

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l'auteur principal

Auteur(s) MERLIN Sophie  
     
Thème Fabriquer un repère pour l'action, un jeu de rapports aux savoirs.  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Savoir-y-faire.

Notre démarche de compréhension de la pratique du travailleur social nous a conduit à faire travailler la question suivante « que faut-il savoir pour agir ? ». Ce travail s'est élaboré à partir de descriptions de situations et à partir d'une revue de la littérature. Au cours de cette étude, toujours en cours, nous avons repéré que des auteurs issus de champs théoriques et pratiques différents en référaient à l' idée de la métis pour caractériser un certain type de faire. Nous avons fait une lecture approfondi de l'ouvrage de référence de M. Détienne et J.P. Vernant, Les ruses de l'intelligence, la métis des Grecs (1974), lecture enrichie par les ouvrages de F. Jullien.
Nous souhaitons montrer qu'aborder la pratique, c'est-à-dire pour nous, l'exercice du métier, à partir de ce qu'enseigne l'idée de métis, permet de poser la question des savoirs non en termes de contenus mais en termes de rapport(s) du praticien à l'égard des savoirs. Cette approche permet également de comprendre en quoi la pratique comporte une dimension cognitive et une dimension normative et comment ces deux dimensions s'articulent.
Selon cette conception, le sujet dont l'action vise à transformer le monde, n'est pas le dépositaire d'une connaissance ou d'un savoir-faire, mais plutôt celui qui sait-y-faire. Le "y" désignant l'écart entre le praticien et l'autre considéré comme autre à venir et entre la situation et une (des) norme(s). Nous entendons la norme comme l'ensemble des savoirs institués par un collectif (connaissances scientifiques, savoir-faire technique, lois, règlements, us et coutumes...).
Dans la mythologie grecque, l'être à métis ( le navigateur, le chasseur, l'artisan, l'artiste, le pédagogue, l'homme politique, l'amoureux, le médecin, le magicien...) est celui qui fabrique des écarts avec l'objet de l'action, les fait travailler en vue d'obtenir une transformation. Ce faisant, il établit un espace propice au changement (Détienne, Vernant) : l'écart produit de l'entre. L' entre n'existe pas en lui-même, il « aménage du passage », condition à laquelle peut émerger de l'autre (Jullien, 2012). Cet entre que la pensée occidentale ne parvient pas à penser en d 'autre terme qu'en méta, qu'en intermédiaire, cet entre, engendré par l'écart « est à la fois la condition faisant lever de l'autre et la médiation qui nous relie à lui »( Jullien, 2012, p.72).
Pour fabriquer l' écart, l'être à métis opère par triangulation : il détermine sa position et celle de l'autre par rapport à une visée. La visée n'étant pas accessible dans l'immédiateté, il recourt à un élément significatif et pertinent par rapport à la visée, une référence. Ce signe qui fait sens et se donne à voir comme déjà là, en position d'antériorité, est un savoir reconnu collectivement, c'est-à-dire une norme ou savoir institué. Lorsque le sujet de l'action rapporte ses motivations et ses observations à des savoirs institués, il crée un écart et produit des savoirs localisés adaptés à la situation (Détienne, Vernant, 1974). L'écart n'est pas la description d'une différence mais l'établissement d'une distance productrice de savoirs, il ouvre un espace réflexif (Jullien, 2012). Autrement dit, établir ces rapports crée un repère.
Par ailleurs, cette opération de triangulation génère un lien particulier à l'autre. Détienne et Vernant utilisent les notions de "cheminer" et de "lier" pour expliquer comment les savoirs ainsi produits intègrent les limites de l'autre et celles du sujet de l'action. De ce fait, l'effectivité ne revient pas, comme Aristote l'entend, à un sujet-agent qui « veut, vise, entreprend », mais au fruit issu du processus qui lie adaptation du sujet de l'action à la transformation de l'autre (Jullien, 2009). A l'inverse de logos dont le propos est de serrer au plus près son objet et cherche à faire connaître, la métis préserve l'écart avec l'autre pour faire se réaliser (Jullien, 1995). Cela signifie pour l'être à métis se conformer à l'autre, non au logos, sans excès ni défaut.

Bibliographie

AUTES, M., Les paradoxes du travail social.
DETIENNE, M., VERNANT, J.P., 1974, Les ruses de l'intelligence, la métis des Grecs.
JULLIEN, F., 1995, Le détours et l'accès, stratégies du sens en Chine, en Grèce.
JULLIEN, F., 2009, Les transformations silencieuses.
JULLIEN, F., 2012, L'écart et l'entre, leçon inaugurale de la Chaire sur l'altérité.
LEBRUN, J.P., 2008, Clinique de l'institution.
MACHEREY, P., 2009, De Canguilhem à Foucault, la force des normes
POIRIER, N., 2011, L'ontologie politique de Castoriadis.

Présentation des auteurs

Éducatrice spécialisée, je suis engagée en Alsace dans un projet expérimental d'accompagnement des jeunes de 15 à 25 ans.

Communication complète

Pour l'éducatrice spécialisée en formation que je fus, la question des savoirs s'est posé en termes simples, "que faut-il savoir pour agir ?". Cette question "naïve" a donc conduit une démarche de recherche qui visait la compréhension des modalités de la pratique du travailleur social par le prisme de la question des savoirs.
Ce travail se poursuit et je présente ici, dans l'après-coup d'un parcours de lecture, ce qui m'amène à utiliser l'idée de métis pour comprendre la pratique du travail social et en quoi cette idée permet d'aborder les savoirs non termes de contenus mais en terme d' usages des savoirs.
Nous avons construit notre réflexion à partir de l'idée que le travail social, comme activité qui vise le changement, est construit par le paradoxe (Barel, 1979). Il est définit par des "causes" extérieures à lui-même : les étiologies médicales, politiques et morales lui confèrent sa légitimité. Pris entre une logique de gestion et une logique de projet (Autès, 1999), il est à la fois un lieu assujettissement aux normes sociales et un lieu de subjectivation de la personne (Dubet 2002). De cette double dimension peut naître l'entre-deux, l'écart, la marge de manœuvre qui est le lieu d'exercice du travailleur social (Autès, 1999). De là naissent les tensions et les crises qui sont le lot quotidien des professionnels et des personnes accueillies (Dubet 2002).
La dimension paradoxale du travail social implique pour le praticien une activité incessante d'arbitrage. Cette activité d'arbitrage ne relève pas d'une théorie scientifique, mais elle requiert un savoir du particulier qui dépend de la conjoncture et dont la portée est localisée (Ion, Tricart, 1987 ; Autès, 1999 ; Dubet, 2002 ; Foucart, 2008).
Michel Autès (1999) s'outille de l'idée de métis pour donner un visage à ce type d'intelligence engagée dans une pratique de transformation du monde et qui atteint son but dans un contexte de changement, d'opposition ou d'hostilité.

La Métis des Grecs.
De la déesse primordiale à la composante des savoirs tournés vers le changement.
Métis est la grande divinité primordiale qui porte en elle le germe de toutes choses, dieux et hommes. C'est la force créatrice qui fait surgir un ordre du Chaos, et qui sans cesse régénère l'ordre par le désordre. Elle contient tous les possibles. Elle tient sa puissance de son intelligence et de son don de métamorphose. Nul ne peut lui résister, sa force n'offre pas de résistance car elle s'appuie sur le plus puissant levier, le vide.
Afin de maîtriser sa puissance, Zeus épouse Métis en l’avalant. Ainsi, il garde le privilège de pouvoir seul présider aux destinées des dieux et des hommes. Il fait passer ainsi le monde du Chaos au Cosmos, en intégrant au Cosmos une part de Chaos. Il confisque cette puissance démesurée porteuse de désordres et de révoltes, et en redistribue des parcelles en faisant de la métis une composante des savoirs tournés vers le changement et la transformation. Zeus ayant également épousé Thémis (la Justice), il légitime ainsi le pouvoir reçu de Métis : il fonde la Loi. Le monde sort alors de la confusion pour entrer dans la possibilité du conflit sans que la souveraineté de la Loi ne soit battue en brèche : les métis se limitent entre elles et doivent se composer pour parvenir à plus de pouvoir (Détienne et Vernant, 1974).

Une capacité infini d'adaptation.
La métis est donc le terme grec pour désigner la forme d'intelligence qui préside aux activités de transformations du monde. Elle est présente dans les domaines variés tels que la chasse, la pêche, la navigation, la rhétorique, la pédagogie, la médecine, la politique, l'amour, la divination, la guerre, les arts, notamment la métallurgie, le tissage. C'est la qualité d'esprit nécessaire au sujet de l'action pour parvenir à transformer un objet. Son trait spécifique est de se transformer elle-même en vue de la transformation de l'autre. Elle évite la force et le face-à-face violent. Elle compose avec l'autre, s'adapte aux imprévus et aux évènements.
Elle agit par incitation et par influence de manière à ce que la transformation souhaitée soit le fruit d'un processus ( le kairos) plutôt qu'un changement brutal qui prendrait le risque de l'échec (Jullien, 2005, 2009).
La dimension paradoxale de la métis réside dans le fait que ce qui apparaît comme un obstacle à la réalisation de son projet, devient un appuis, un moyen. Il s'agit moins de trouver le bon chemin que de créer les conditions propices au passage.

Modalités d'action de la métis.
Le détour et l'écart, ou le maniement du paradoxe.
Pénélope incarne parfaitement la métis. Son stratagème tient au fait qu'elle tisse le jour et qu'elle détisse la nuit, en devenant un tisseuse paradoxale. Le double geste de nouer et de dénouer fabrique un écart qui transforme une simple activité d'artisanat en moyen pour parvenir à ses fins. Elle fait du tissage une activité intellectuelle : "Le verbe qui désigne le dé-tissage de Pénélope deviendra le verbe de l'analyse et de la résolution d'un problème " (Frontisi-Ducroux, 2009, p.102). La victoire de Pénélope ne tient pas à son savoir-faire de tisserande mais au fait qu'elle y introduit un écart qui permet de faire durer le mouvement.
Prenons maintenant l'exemple du navigateur. Le marin doit maintenir son cap tout en évitant les obstacles prévus et imprévus. Il a besoin de jalons se succédant les uns aux autres. Un bon marin n'est pas celui qui navigue en ligne droite mais celui qui est capable de faire des détours, c'est-à-dire être capable de s'écarter de son objectif pour s'en rapprocher.

Opérer par triangulation.
Le marin et Pénélope opèrent par triangulations successives.
Le marin ne peut pas à partir d'un seul point, extérieur à lui-même, déterminer sa position. Il doit recourir à un deuxième point afin d'opérer une triangulation, c'est-dire-à dire le rapport d'un point à un autre qui détermine un angle qui définit une position. Il mesure des distance et de là il peut conjecturer un itinéraire. La distance est un savoir localisé, adapté à la situation.
Quant à Pénélope souhaite conserver Ulysse comme époux, sans pouvoir frontalement s'opposer à ses prétendant se en tant que femme grecque, elle ne peut agir que par l'activité du tissage. Sa seule capacité d'agir réside se loge dans sa pratique du tissage. Par l'action de détisser, elle fabrique un écart, elle crée de la distance, une marge de manœuvre.
Dans l'un est l'autre cas, c'est l'utilisation de la dimension paradoxale de l'activité qui offre l'issue : pour le marin, il s'agit du détour et du détournement pour Pénélope. C'est en créant des écarts qu'ils établissent un espace propice aux changements (Détienne et Vernant, 1974). L'écart "aménage un passage", il produit de "l'entre", condition nécessaire à ce que "de l'autre", du nouveau, apparaisse (Jullien, 2012).

Fabriquer un rapport implique un usage du savoir et produit du savoir.
Le marin et Pénélope fabriquent l'écart en établissant les rapports entre eux, leur situation, et les références à leur disposition. Lorsqu'un sujet énonce son rapport à un objet cela signifie d'une part qu'il a bien reconnu là une différence mais qu'il est en mesure de qualifier sa disposition particulière à l'égard de cette objet. Pour cela, il doit recourir à un élément référence (des savoirs institués), en position tierce qui permet d'établir un repère à partir de laquelle énoncer ou construire le rapport (Lebrun, 2008).
Pour que l'écart ne soit pas la description d'une différence mais une distance productrice de savoir (Jullien, 2012), il doit se construire par rapport à une référence, un savoir institué qui fait tiers.

Une production de savoirs en lien avec la reconnaissance de la norme
Les savoirs institués ne deviennent opérants qu'à partir du moment où le sujet de l'action parvient à avoir une distance réflexive à leur égard. Cela lui permet d'analyser la situation et donc d'adapter son action en fonction de la visée recherchée. Cela sous-entend que les connaissances mobilisées doivent être pertinentes par rapport à la situation et que ces connaissances soient reconnues comme ayant de la valeur par le sujet de l'action. Se dessine ainsi une activité de production de savoirs qui n'est pas sans lien avec la question de la norme. En effet, le sujet de l'action doit d'abord reconnaître que certains éléments en présence ont une valeur particulière, à qui sont conférés des significations qui ne dépendent ni de lui, ni de la situation. Il s'agit des normes auxquelles il doit se référer sous peine d'être dans l'incapacité d'agir (Lebrun, 2008). Avant de produire des savoirs conjoncturels, l'être à métis doit s’approprier les savoirs institués dont il reçoit l'héritage (l'astronomie et la géographie pour le marin, les règles sociales et le tissage pour Pénélope, etc...). Il peut dans un deuxième temps avoir une attitude réflexive à l'égard de ces savoirs institués pour les mettre en regard avec une situation donnée. De là naissent les écarts qui rendent possible la transformation d'une situation. A l'inverse de logos dont le propos est de serrer au plus près son objet et cherche à faire connaître, la métis préserve l'écart avec l'autre pour faire se réaliser. Cela signifie pour l'être à métis se conformer à l'autre et non à la norme (dont le logos), sans excès ni défaut.(Jullien, 1995)

L'être à métis ne cessent d'établir des rapports afin que dans le jeu des distances, soit créé l' écart qui rende possible le mouvement de rapprochement entre la situation et la visée. C'est le mouvement qui rend possible la transformation, le mouvement est bien le passage, il est l'"entre". Le "y" du savoir-y- faire. L'entre n'existe pas en lui-même, il "aménage du passage", condition à laquelle peut émerger de la nouveauté, de l'autre (Jullien, 2012). Le "y" désigne l'écart entre le praticien et l'autre considéré comme autre à venir et entre la situation et une norme.
Cet entre que la pensée occidentale ne parvient pas à penser en d'autres termes qu'en méta,qu'en intermédiaire, cet entre, engendré par l'écart "est à la fois la condition faisant lever de l'autre et la médiation qui nous relie à lui" (Jullien, 2012, p.72).

Résumé en Anglais


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