Fiche Documentaire n° 2172

Titre Un double défi : une collaboration pour penser et améliorer la participation

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Auteur(s) JOUVE Elodie
AUTANT DORIER Claire
 
     
Thème Recherche-action sur la participation des allocataires au dispositif RSA  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Un double défi : une collaboration pour penser et améliorer la participation

La recherche-action, dont nous traiterons à plusieurs voix dans cette communication, se donne pour ambition de développer l’innovation et l’expertise des territoires et des acteurs locaux sur un dispositif relativement nouveau (le RSA) qui questionne les acteurs de terrain comme à un niveau politique plus large. Le RSA, issu lui-même d’une logique d’expérimentation, est au cœur d’un double enjeu d’activation des allocataires en tant que « bénéficiaires » de minima sociaux et en tant que citoyens invités à participer.
La généalogie de cette RAC informe sur l’enchevêtrement de volontés diverses et partagées : Un conseil général (Conseil Général de la Loire) et une association (Association de gestion de l’action sociale des ensembles familiaux) en charge du suivi d’allocataires sollicitent initialement l’université de Saint-Étienne et la MRIE (Mission régionale d’information sur les exclusions) puis l’IREIS (Institut régional et européen des métiers de l’intervention sociale) pour animer des groupes de travail et en faire la synthèse. Les résultats, restitués lors d’une conférence, débouchent sur l’envie de poursuivre la collaboration par une recherche-action. Brièvement, il s’agit de favoriser la participation des allocataires du RSA aux instances de décisions qui les concernent et de modifier les pratiques des institutions et associations qui ont affaire avec le dispositif RSA vers plus de démocratie. Ce projet se réalise dans le cadre de l’appel à projet université citoyenne et solidaire. Celui-ci impose que la démarche associe des collaborateurs aux caractéristiques forts différentes depuis le processus de conception du projet jusqu’à la restitution des résultats et à la mise en œuvre des préconisations.
Les objectifs, les étapes de travail et les méthodes sont définis conjointement. Ils s’articulent autour de la présence de tiers (sociologues et ethnologue) sur l’ensemble du département dans les différents espaces de travail des professionnels (du travail d’accompagnement aux instances décisionnelles) ainsi qu’avec les allocataires par l’organisation de rencontres de groupe afin de penser avec eux le processus participatif. La RAC provoque alors une mise en abime aussi délicate à gérer qu’intéressante à penser : la réflexion sur la mise en place de la participation des allocataires génère des glissements de positionnement de l’ensemble des partenaires. La participation à la recherche-action de chacun des niveaux d’acteurs (responsables de services, chercheurs, praticiens, allocataires…) ne va pas de soi : des enjeux de définition des rôles et des places, de gestion des temporalités propres à la recherche et à la vie institutionnelle ou associative, de financements et de pilotage du projet se manifestent.
Nous montrerons comment cette expérience met en lumière la difficulté à intégrer d’emblée la co-construction des savoirs et des actions dans le RSA comme dans la RAC. Elle ne se décrète pas en amont de l’expérience mais s’éprouve par l’expérimentation, dans la confrontation et la mécompréhension, mettant à mal ceux, professionnels comme chercheurs, qui prennent ce pari. Aux travers des « Copil » et des échanges quotidiens sur le terrain, les difficultés méthodologiques deviennent apports réflexifs nécessitant concertations, négociations et ajustements entre les différents acteurs. La construction de nouvelles connaissances et l’élaboration d’actions se produisent finalement au travers de ces épreuves. Peu à peu apparaissent de micro-révolutions silencieuses qui travaillent en profondeur chaque participant : l’acceptation d’un statut de « collaborateur bénévole » pour certains allocataires, la conscientisation du besoin de portage politique, l’implication d’acteurs tenus à distance (comme les administrateurs d’association) ou encore le respect de la mission de chacun tout en observant les marges de manœuvre possibles. Le chemin paraît désormais ouvert, les mois à venir nous permettront de mesurer ce qui aura été parcouru.

Bibliographie

Giorgio Agamben, 2007 (2006), Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages.
Mary Douglas, 2004 (1986), Comment pensent les institutions ?, Paris, la Découverte.
Michel Foucault, 1977, « Le jeu de Michel Foucault (entretien sur l’Histoire de la sexualité) »,
Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, pp.298-329.
Jan Steyaert, Frans Spierings, Claire Autant Dorier, 2011, « Promoting a practice-minded culture in research organizations » (Promouvoir une culture de la pratique dans les organismes de recherche), European Journal of Social Work, Volume 14, Issue 1, pp. 123 – 139.
Marion Carrel, 2007, « Pauvreté, citoyenneté et participation. Quatre positions dans le débat sur les modalités d’organisation de la « participation des habitants » dans les quartiers d’habitat social », in Neveu C. (dir.), Cultures et pratiques participatives. Perspectives comparatives, L’Harmattan, pp. 95-112.
Vincent Dubois, 2003, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica.
Georg Simmel, 1998 (1907), Les Pauvres, Paris, PUF.
Jacques Ion, 2005, Le travail social en débat(s), Paris, La découverte.
Isabelle Astier, 2007, Les nouvelles règles du social, Paris, Le lien social.
Serge Paugam, Nicolas Duvoux, 2008, La régulation des pauvres. Du RMI au RSA, Paris, PUF.
Loïc Blondiaux, 2007, « La démocratie participative, sous conditions et malgré tout. Un plaidoyer paradoxal en faveur de l'innovation démocratique », Mouvements, n°50, pp.118-129.
Loïc Blondiaux, 2008, « Démocratie délibérative vs. démocratie agonistique ? Le statut du conflit dans les théories et les pratiques de participation contemporaines », Raisons politiques, n° 30, pp. 131-147.
Laurence Bherer, 2011, « Les relations ambiguës entre participation et politiques publiques », Participations, N° 1, pp. 105-133.
Yves Sintomer, 2011, « Délibération et participation : affinité élective ou concepts en tension ?», Participations, N° 1, pp. 239-276.

Présentation des auteurs

Isabelle Thérond est formatrice en travail social, titulaire d’un Master Recherche en sociologie et d’un Master en politique sociale et développement territorial.
Claire Autant-Dorier est sociologue, Mcf à l'Université Jean Monnet, Saint-Etienne, Centre Max Weber-UMR 5283.
Anne-Marie Fauvet est directrice de l'AGASEF, Saint-Etienne.
Elodie Jouve est ethnologue, chercheure associée au Centre Max Weber-UMR 5283, Université Jean Monnet, Saint-Etienne.

Communication complète

Un double défi : une collaboration pour penser et améliorer la participation
Recherche-action sur la participation des allocataires au dispositif RSA

À l’origine de la recherche-action sur la participation des allocataires du RSA au dispositif, deux impératifs législatifs sont à rappeler: l'article L.115-2, qui pose le principe large d'une participation effective des personnes intéressées à la définition, la conduite et l'évaluation des politiques d'insertion ; l'article L. 262-39 qui pose le principe de la présence de représentants des allocataires dans les équipes pluridisciplinaires, lieu d'examen de dossiers individuels. Il n’est pas anodin de repréciser ici la législation encadrant le dispositif RSA, puisqu’il est tout à la fois ce qui oblige les institutions à penser la participation des allocataires mais surtout à la mettre en œuvre, oscillant entre la lettre et l’esprit de la loi, entre ce qui en est dit et ce qui peut en être fait sur le terrain. Notre « Recherche-action collaborative» se situe sur ce point de tension. Elle met en lumière des hiatus successifs qui se font sans cesse écho : entre les acteurs de terrain et les chercheurs, entre la loi et son application, entre les allocataires et les professionnels, ou entre les professionnels qui sont au front (Laval, 2000 : 50) et leurs hiérarchies. La volonté législative portant le principe participatif est redoublée par l’essence même de ce qu’est une « RAC », à savoir le partage des places et la (re)distribution des parts (dans le sens de « prendre part » et de « prendre sa part »). C’est de cette mise en abîme que traite notre communication en trois axes : tout d’abord, en relatant comment s’articule (ou pas !) ce partage à la naissance même du projet, puis en se questionnant sur les ajustements nécessaires de chacune des parties au cours de la collaboration, comme si tout se jouait soudainement là, l’opérationnalité entraînant de fait une réflexivité moins axée sur les intérêts particuliers pour atteindre celle liée à l’intérêt collectif. Enfin, ce sont les dysfonctionnements, les sursauts soudains et les avancées que l’on voit poindre aujourd’hui qui nous éclaireront sur l’effet miroir induit par ce double défi.


Du projet à sa mise en œuvre : entre négociations et affrontements

La généalogie de notre projet informe justement sur l’enchevêtrement de volontés diverses et partagées : Un conseil général (Conseil Général de la Loire) et une association (Association de gestion de l’action sociale des ensembles familiaux) en charge du suivi d’allocataires du RSA sollicitent initialement l’université de Saint-Étienne et la MRIE (Mission régionale d’information sur les exclusions) puis l’IREIS (Institut régional et européen des métiers de l’intervention sociale) pour animer des groupes de réflexion et en faire la synthèse.
Cette sollicitation ne surgit pas ex-nihilo, elle est le fruit d’une coopération de longue date entre des salariés de l’Agasef et des chercheurs de l’université. Des collaborations pré-existent à notre projet, notamment dans le cadre de formations professionnalisantes et dans la réalisation d’un partenariat pour conduire le Master Pro/recherche InPACT. Une des visées de ce master est de former les étudiants à des démarches de recherche-action, par ailleurs largement reconnues par le laboratoire de rattachement qui, historiquement, a développé ces modes de « recherche impliquée » (Steyaert, Spierings, Autant Dorier : 2011).
Lors de cette première phase de réflexion, des espaces d’échanges animés par des intervenants extérieurs ont été organisés pour favoriser la compréhension des contraintes et du vécu du dispositif pour des professionnels et des allocataires. À l’issue de ce travail, un colloque se tient à l’université, donnant lui-même naissance à une instance décisionnelle – le comité de pilotage- dans laquelle l’ensemble des acteurs inscrits dans cette démarche ont acté la volonté de mettre en œuvre une recherche-action. Ce projet va se réaliser dans le cadre de l’appel à projet université citoyenne et solidaire de la Région Rhône-Alpes qui permet la mise en œuvre de notre recherche-action pendant dix-huit mois, de février 2012 au mois de juin 2013. L’appel à projet impose que la démarche associe des collaborateurs aux caractéristiques forts différentes depuis le processus de conception du projet jusqu’à la restitution des résultats et à la mise en œuvre des préconisations.
Très rapidement, lors des premiers Copil, l’expérience des décalages ressentis entre la phase de rédaction du projet et celle de sa mise en œuvre permet d’identifier les engagements et les rôles de chacun. Par exemple, les enjeux de répartition financière sont révélateurs des difficultés à savoir qui est le pilote du projet et à quel degré chacun peut s’y impliquer. Si l’initiateur de l’expérimentation est l’Agasef, le Conseil Général demeure le principal acteur du territoire et l’Université est porteuse de la réponse à l’appel d’offre. Sous les arbitrages et contestations budgétaires se dessinent les tensions inhérentes à l’attribution de l’action, à savoir qui peut faire quoi, et avec quels moyens ? Les relations se tendent au point d’évacuer de l’instance décisionnelle toute réflexion sur le fond de la recherche-action, chacun cherchant sa place et essayant d’en attribuer aux autres jusqu’à décider temporairement de se mettre en retrait. La redéfinition de la répartition budgétaire apaise ces premières tensions et permet la poursuite du travail de recherche sur le terrain. Celui-ci est d’ailleurs bien en peine, et ce au-delà des affrontements qui se tiennent dans le Copil. Car de l’instance décisionnelle aux acteurs de terrain, un écart s’est creusé. Les acteurs de terrain n’ont pas accès à la cohérence de la recherche qui leur semble être hors sol, sans connexion avec leur quotidien duquel la participation des allocataires est le plus souvent évacuée. Si cette question avait largement été travaillée lors des espaces d’échanges en 2010 et 2011, les éléments qui en sont ressortis n’ont pas été repris par l’institution, laissant les professionnels circonspects sur l’intérêt porté à cette question par leur hiérarchie.
La méthode négociée avec l’ensemble des partenaires consiste en la présence de tiers (une sociologue, deux stagiaires en Master Pro/recherche InPACT et une ethnologue) sur l’ensemble du département, i.e. dans chacune des Unités locales d’insertion (U.L.I.) au nombre de cinq sur l’ensemble du territoire. Les chercheures ont à investir les différents espaces de travail des professionnels, du travail d’accompagnement en individuel aux Equipes Pluridisciplinaires (E.P.) en passant par les espaces informels dans lesquels les professionnels interagissent. Les allocataires sont aussi sollicités via des entretiens compréhensifs (le plus souvent au domicile des personnes) puis par l’organisation de rencontres de groupe avec les représentants des allocataires.
Très rapidement, des éléments d’analyse transversaux apparaissent et sont portés à la connaissance des partenaires lors des Copil puis lors de réunions internes au Conseil Général auprès des responsables des unités locales d’insertion. L’attention portée aux dires des professionnels suscite l’ire de certains responsables, entraînant un rejet quasi-systématique des propositions de travail issues de ces premières données. Notre expérimentation se heurte à sa propre impulsivité. L’analyse des données proposée fait l’impasse sur l’histoire de l’institution et plus encore sur le passé, et le passif, qui a constitué chacune des unités locales d’insertion. La recherche-action ne se construit pas sur un terrain neutre, mais s’infiltre dans les fêlures qui lézardent chaque unité au risque de briser les non-dits et les tensions latentes qui transpirent de toutes parts. Les chercheures sont alors invitées à rester à distance de l’institution et de ses coulisses pendant quelques semaines sous prétexte que la recherche-action n’est pas une priorité du Conseil Général. Ceci est en partie vrai. Notre collaboration va de pair avec un audit réalisé par un prestataire extérieur, et dont l’objectif est de fournir de nouvelles clefs pour élaborer le futur projet de service. Cette refonte partielle du service insertion induit une mise sur la touche de la recherche-action, mais il ouvre aussi une brèche : celle de faire une place aux apports de notre collaboration dans ce nouveau projet.

Réflexivité et opérationnalité dans un même mouvement

C’est un marathon qui s’annonce. L’enquête exploratoire initialement prévue s’allonge et modifie peu à peu sa méthode et ses intentions. À l’instar d’Edgar Morin, il paraît plus approprié de parler de méthode que de méthodologie, la méthode pouvant « modifier sa démarche en fonction des informations reçues, ou des aléas. Elle relève de la paradigmatologie, c’est-à-dire des principes qui vont gouverner l’esprit lorsqu’il va aborder un problème de connaissance » (Morin, 1993 : 335). Il ne s’agit pas seulement de connaitre les acteurs et professionnels de terrain pour mieux saisir leurs actions et leurs évaluations du dispositif mais de voir comment introduire dans ce cadre les questions portées par la recherche-action, faire entendre les propositions dans les réunions de service, et, finalement, faire reconnaître l’existence et l’opportunité de cette collaboration.
Deux pistes se dessinent : d’une part, travailler sur le renouvellement des représentants des allocataires, en place depuis trois ans alors que leur mandat a déjà largement expiré. Cette nécessité de renouvellement est aussi une brèche permettant de réinjecter une réflexion et de nouvelles pratiques autour de la participation. Il s’agit de redéfinir ce qu’est un représentant, de construire son parcours en travaillant les seuils qui le jalonnent (une entrée, une durée de pratique, une sortie) et un soutien collectif via la création d’un groupe ressource. Pour ce faire, les chercheures rencontrent les représentants des allocataires et tentent d’affiner avec eux les contours de ces possibilités. Et ces rencontres engendrent un nouveau bouleversement. Faire un groupe de travail avec les représentants est une idée qui enthousiasme le Copil certes, mais comment organiser cela ? L’université prend en charge les aspects techniques et observe un manque révélateur ; les représentants n’ont pas un statut clairement défini et ne peuvent pas être défrayés si ce n’est en sollicitant une bourse d’insertion. Or, le rôle de représentant est explicitement présenté comme n’étant pas inclus dans le processus d’insertion. Une issue sera trouvée à cette situation avec la mise en place d’un nouveau statut, celui de collaborateur-bénévole, permettant à la fois le défraiement des représentants sur le budget du Conseil Général mais aussi d’inclure la notion de collaboration. Des allocataires collaborateurs, c’est un premier bouleversement des modes de représentation de l’autre, peut-être un premier pas vers la considération d’une participation plus effective.
On sait que « nommer c’est créer » (Douglas, 1986 : 144), Mary Douglas nous rappelant que les institutions créent des catégories, des « étiquettes » qui constituent des repères et stabilisent les interactions. Ces catégories tendent aussi à créer la réalité à laquelle elles s’appliquent à la manière d’une prophétie autoréalisatrice (Merton, 1997 (1949)), «assertion qui induit des comportements de nature à la valider » (Staszak, 2000 : 44). À vrai dire, le statut de collaborateur-bénévole qui est en train de s’installer dans l’esprit de chacun et qui est en passe d’intégrer les textes officiels n’est pas encore effectif, notamment pour l’institution. Il s’agit plutôt d’un « statut-vitrine », témoignage de l’avancée de la participation des allocataires dans le dispositif au niveau du département. Or, pour les représentants, ce statut prend toute sa consistance, et certains commencent à la revendiquer timidement, rappelant de loin en loin « qu’ils sont collaborateurs » comme pour assurer une assise à leur rôle de représentant, très souvent délégitimé.
D’autre part, la présence des chercheures permet d’impulser et d’accompagner les dynamiques participatives existantes mais peu reconnues ou qui en sont à leurs balbutiements. Il s’agit principalement d’actions collectives initiées par les référents de parcours. Au début de l’expérience, les deux existantes sur le département sont inconnues de leur hiérarchie. Le choix de s’y intéresser et de s’y associer participe à leur connaissance puis à leur reconnaissance en interne et en externe. Ce qui se déroule dans ces groupes d’action collective rappelle les enjeux de fond de la participation. Elle ne peut advenir sans l’assentiment des professionnels de terrain, lesquels, dans l’action collective, modifient de manière éclatante leurs postures : ils sortent de la relation duale intimée par l’accompagnement social, travaillent sur leur corporéité, découvrent les allocataires différemment et se laissent aussi découvrir par eux. Les allocataires envisagent ces groupes comme un appel d’air. Ils ne sont plus isolés, atomisés dans un parcours d’insertion fortement individualisé (Astier, 2007) mais se regroupent et s’exilent enfin un peu de la stigmatisation rattachée à « l’étiquette » de « bénéficiaire » du RSA. Simultanément, la participation ne peut advenir sans un portage institutionnel fort. La hiérarchie saisit peu à peu l’apport de ces actions collectives et en vient à vouloir inscrire celles-ci comme une priorité dans le projet de service en cours d’élaboration.
Ces deux points d’entrée dans l’opérationnalité permettent alors de repenser la définition de ce que peut être une évaluation des dispositifs d’insertion. L’apport du terrain, de l’action des professionnels et des retours sur expériences des allocataires permet de déceler ce qui pourrait en être fait pour améliorer le dispositif. Les allocataires et les référents offrent des points de vue croisés qui construisent une évaluation qualitative plus fine et plus complète, révèlent ces manquements (et l’action collective est de fait une évaluation puisqu’elle répond à des creux dans le dispositif), et proposent d’y travailler de concert. La participation est en marche ?
En partie, mais selon une kinésique bien spécifique. Le « jeu de l’oie » dont parle Marie-Christine Debenetti (2010) dans le cadre de son travail sur la prise en compte du problème public des discriminations réitère ici sa pertinence dans un tout autre contexte. L’auteure prend acte de l’absence de linéarité dans la mise en œuvre des luttes contre les discriminations à l’échelle de son terrain d’étude. Elle y perçoit une « carrière en accordéon », les procédures visant à lutter contre les discriminations empruntant invariablement des phases d’émergence et de légitimation dans chaque sphère d’acteurs nouvellement abordée (les professionnels, les politiques, les institutions). Notre expérimentation rencontre la même épreuve mais dans un espace d’action qui est aussi multi-situé géographiquement. La recherche-action, ainsi que la notion même de participation, sont à expliciter et à réactualiser dans chaque sphère d’acteurs et ce à l’échelle du département afin d’assurer l’implication de tous. Ainsi, aux refus et incompréhensions succédent des adhésions partielles, ou plus exactement des réappropriations, faisant des productions de la recherche-action des outillages utilisés par tous avec un décalage temporel pouvant en faire oublier l’origine. La mise en valeur de l’action collective en est l’illustration la plus frappante, celle-ci ayant introduit un trouble et une distance entre les chercheures et les institutions quelques mois après le début de notre projet.
À présent, réappropriée par l’institution, l’action collective se voit inscrite dans le nouveau projet de service et devient une des priorités du service insertion de la Loire. Les autres unités locales d’insertion qui étaient jusqu’alors tenues à l’écart par leurs responsables respectifs des démarches d’action collective sollicitent avec insistance la présence des chercheures, leur reprochant même de ne pas être à leurs côtés plus régulièrement. Ce renversement de situation traduit bien l’importance cruciale du portage institutionnel des démarches participatives, et au-delà de la recherche-action. Certaines unités locales entament très rapidement la mise en place d’informations collectives auprès des allocataires tout en ne souhaitant pas que les chercheures soient en situation d’observation lors de la première expérimentation. En quelque sorte il s’agit là des « coulisses » du travail conduit par les référents de parcours et la présence d’un tiers, toujours considéré comme externe au Conseil Général (ce qui en fait son atout et simultanément le tient à distance), est perçue comme une intrusion dans un espace privé dans lequel se jouent les différents ajustements nécessaires à l’expérimentation. Observer cette réappropriation et les effets qu’elle va induire nous fait entrer de plain-pied dans « la boucle récursive » propre à la recherche-action, qui n’est « ni de la recherche, ni de l’action, ni l’intersection entre les deux, ni l’entre-deux » (Bataille, 1983 : 33), mais bien ce « bouclage dialectique entre la transformation de l’action et la production de connaissances » (Ibid. : 33).


Des glissements imperceptibles aux bouleversements de fond

Ce sont ces mouvements de réappropriation qui sont à présent observés et accompagnés par l’ensemble des partenaires. La question de la réappropriation est transversale aux démarches de recherche-action et aux démarches participatives, renforçant l’effet miroir induit par notre projet. Il s’agit en effet de ne pas oublier que le RSA n’est pas qu’une prestation sociale, mais qu’il est avant tout un dispositif, comme indiqué dans le titre de notre collaboration. En tant que dispositif, il est un « ensemble résolument hétérogène » d’éléments dont la réticularité fait dispositif (Foucault, 1977 : 299). C’est cette mise en réseau qui crée un maillage ténu sur lequel aucun des acteurs du dispositif n’a réellement prise. Et lorsque Agamben (2007 [2006]) se demande quelle stratégie mettre en place pour reprendre le pouvoir sur les dispositifs (et nous pourrions dire « y participer »), il considère qu’il faut « profaner les dispositifs », c’est-à-dire les restituer à l’usage commun. L’allocataire est pris dans le dispositif, pris dans le maillage du dispositif, il y circule, il est renvoyé d’un élément à l’autre sans avoir de prise sur ce qu’il advient de lui : il est un des éléments de ce réseau qui fait dispositif. La question de la participation demande à ce que celui qui est pris dans et par puisse à son tour avoir des prises sur ce dans quoi il est enchevêtré. Le dispositif profané, ce n’est que le dispositif réapproprié, d’où une participation qui pourrait devenir synonyme de (ré) appropriation du dispositif par ceux qui sont aux prises avec lui (des allocataires aux professionnels de terrain jusqu’aux responsables institutionnels et associatifs).
Ceci ne concerne donc pas que les allocataires, la profanation est l’enjeu soulevé par la participation pour tous les acteurs du dispositif. Pour l’Agasef, cette réappropriation du dispositif se joue aussi à travers la démarche de recherche-action. S’engager dans cette collaboration, c’est sortir de la place de prestataire de service dans laquelle le marché public cantonne l’association face au Conseil général et redistribuer les cartes, ou les places, en prenant celle de partenaire dans le cadre du dispositif. Ce nouveau positionnement autorise l’Agasef à prendre part aux réflexions sur le dispositif, de participer de manière détournée à la définition des orientations de travail et donc, de fait, de définir le contenu du futur appel à projets du Conseil général. Autrement dit, c’est un enjeu stratégique, assumé dans la collaboration, qui sort l’association de son rôle d’objet, d’instrument du dispositif face aux partenaires. Ceci rejoint un autre intérêt pour l’Agasef : celui de renforcer sa fonction d’interpellation, au cœur du projet associatif. L’utilisation de la caution que représentent les collaborations avec l’Université et le Conseil général permet un accès plus aisé au politique, mais pas seulement. Aux fondements de l’Agasef, c’est la proximité entre le Conseil d’administration et les administrés qui en rappelait la dimension militante. Or, cette particularité s’est émoussée au fil des années. La mobilisation des administrateurs bénévoles de l’association devient, comme nous allons le voir, un levier pour briser la distance instaurée avec les allocataires et naturaliser leur participation à la vie de la structure.
Ainsi, la sinuosité du chemin emprunté dans cette expérience montre en quoi la participation des allocataires vient remettre en cause les modalités de fonctionnement des institutions. Mais cela rappelle aussi les écueils dans lesquels notre démarche est tombée au départ. Car, dans le montage et la conduite du projet lui-même, nous avons peu pensé la façon de construire la collaboration de tous les acteurs et des allocataires eux-mêmes. La position de tiers des chercheurs et la position de pairs des acteurs du terrain sont complémentaires comme elles peuvent demeurer hermétiques. La façon dont les étapes successives de la recherche ont été reçues l’illustre : les analyses qui objectivent les modes de fonctionnement, fussent –ils tacitement connus de tous, sont vécues comme violentes. Rapporter ce qui est dit et vu n’a pas la même portée que de co-construire les constats. La rencontre avec d’autres professionnels (en l’occurrence le Conseil Général de l’Ardèche) et le récit d’expériences similaires conduites dans d’autres départements semblent permettre de mieux entendre ce qui est dit, le partage se faisant sur des expériences pratiques entre pairs.
On saisit ici à quel point la réflexion sur la mise en place de la participation des allocataires induit de fait des glissements de positionnement de tous les partenaires afin qu’ils participent de cette mise en place au même titre qu’à la « participation » elle-même. Le positionnement des chercheures ne va pas de soi dans ce type de collaboration. La responsable du projet doit assumer cette fonction conjointement avec celle de tutrice de stage de deux des chercheures présentes sur le terrain. Pour les autres chercheures, ce sont les alternances entre mise à distance et mise sous dépendance par les partenaires de la recherche-action qui sont à intégrer dans la production des connaissances, en acceptant de jouer le jeu de ces violences symboliques. Du côté des partenaires, ce sont les différences structurelles qui engendrent des déplacements à plusieurs vitesses selon les acteurs.
Pour l’Agasef, issue du secteur associatif, la participation passe donc par un élargissement des acteurs impliqués et le recours aux administrateurs de la structure, eux-mêmes bénévoles, en appelant au bénévolat des allocataires intéressés par la mise en œuvre d’un projet commun. Seules deux salariées de l’équipe dirigeante s’investissent dans ce processus, les autres salariés (principalement les référents de parcours) avançant dans un premier temps le trouble de la place suscité par ce qu’ils voient comme un double positionnement : accompagner les allocataires individuellement dans leur parcours d’insertion se heurte à l’envie de collaborer avec un groupe d’allocataires sur le mode d’une action collective participative. Mais cette posture se modifie peu à peu, notamment par l’émulation issue de l’expérimentation faite par les administrateurs de l’Agasef et les premiers groupes créés par les référents du Conseil Général.
Cependant, le positionnement des salariés de l’Agasef référents de parcours est éclairant. Il nous apporte de nouveaux éléments de compréhension sur les paradoxes qui président à la mise en place de la participation d’allocataires d’un dispositif dont les principes sont basés sur le binôme « droits » et « obligations ». Quand bien même les référents de parcours sont en grande majorité enthousiasmés par la démarche participative, elle se collisionne brutalement avec ce qui leur est intimé dans le cadre du dispositif RSA. Ils sont garants de l’application de la loi et du bon respect des droits et devoirs afférents à la prestation. Cela se joue dans l’accompagnement individuel, au cours d’échanges parfois tendus dans lesquels l’asymétrie des places de chacun se rigidifie. Comment assurer une cohérence entre l’accompagnement individuel et ses contraintes et l’essence même de l’action collective participative qui implique l’abolition des asymétries ? Cette contradiction apparaît mais ne pèse que très peu lorsqu’il s’agit d’action collective portée et cadrée en totalité par les référents comme c’est le cas au Conseil général. Dans ces situations, la position des référents se modifie, certes, mais la dissymétrie des places demeure.
Le Conseil Général, quant à lui, « doit » mettre en œuvre la participation, et le sentiment d’être un obligé entraîne plus de crispations, dues aussi à sa position de maître d’œuvre. Pourtant, ce sont d’autres glissements qui s’opèrent. Au terme d’un an de collaboration, la participation des allocataires n’est plus un tabou, bien qu’elle ne soit pas encore une priorité. L’action collective, d’abord perçue comme inutile dans le meilleur des cas, comme un danger parfois, devient un des leviers pour atténuer les dissymétries entre professionnels et allocataires et rendre peu à peu acceptable et envisageable le fait de travailler ensemble autour d’un intérêt commun : rendre le dispositif plus efficace, mais surtout plus humain. La place des représentants évolue elle-aussi, leur statut de collaborateur (certes bénévole) ayant été accepté. L’étymologie de l’appellation ne fait pas tout, ce « travail avec » doit encore être assuré, mais il participe de la légitimité des allocataires et fait entrer le terme dans les chartes et règlements des Équipes Pluridisciplinaires.


Ce sont justement les allocataires qui nous informent sur ce qui résiste, au fond, à leur participation : s’ils désirent s’engager dans la participation, ils se questionnent sans détour sur ce que cet engagement peut leur apporter. L’appréhension de ne pas « être pris au sérieux », de risquer un investissement lourd (en temps et en argent) sans que leur participation ait réellement un poids dans la conduite du dispositif RSA, bref le sentiment d’être trompés amenuise leur impulsion première. Cette volonté de participer amoindrie par le sentiment d’être utilisés par les institutions conduit deux perceptions des uns sur les autres à s’affronter : d’un côté, les allocataires fustigent l’incompétence des administrations à saisir leur quotidienneté, de l’autre, les institutions mésentendent cette frilosité à participer (Carrel, 2007) et le besoin de reconnaissance (financière, symbolique) des allocataires. À cela s’ajoutent les temporalités contradictoires entre les attentes pressantes des représentants des allocataires pour voir aboutir leurs préconisations et leur mise en œuvre par l’institution. Ces incompatibilités de tempo traversent par ailleurs toute la recherche-action qui doit faire avec différentes temporalités : celle de l’institution, celle de l’association, celle de chacun des niveaux hiérarchiques, celle des allocataires, celle de l’université.
Au-delà, pour les institutions et associations qui mettent en œuvre la participation, c’est la citoyenneté des allocataires qui peut être réactivée par le processus participatif. Or, les allocataires se sentent citoyens, et le sont de fait, puisqu’ils sont allocataires. Ce dissensus sur les risques induits par des simulacres de participation aux « formulations creuses telles que « s’aider soi-même » ou « s’impliquer en tant que citoyen"" ont été dénoncés dès 1969 par Arnstein (Arnstein, 1969 : 216 ). Pour autant cette confrontation n’est pas insoluble mais promet de nouvelles batailles réflexives sur la place et la légitimité accordées à l’autre et sur le chemin à parcourir pour briser une altérité qui apparaît comme radicale. L’éventualité d’une participation en demi-teinte ou des conséquences d’une participation « mal-pensée » questionne l’ensemble des partenaires sur les effets désastreux que cela pourrait produire : instrumentalisation des allocataires, sentiment d’être méprisés ou consultés par pure démagogie, ou encore le risque d’être enfermés dans un dispositif qui a pourtant vocation à être transitoire (Blondiaux, 2008).
Ceci permet que le fond des tourments soulevés par la participation se dévoile plus clairement aujourd’hui. Elle demande à ce que chacun « prenne part » au dispositif, et ce dans sa double acception. Prendre part en s’engageant dans l’action, mais aussi en redistribuant les parts, et donc les places et espaces, de chacun des acteurs. Ceci implique un partage des pouvoirs comme des responsabilités et donc une reconnaissance en la capacité de l’autre à être un interlocuteur. Et c’est ici que la recherche-action fait office de caisse de résonnance et révèle le trouble puisque ce sont ces mêmes enjeux qui la font convulser depuis sa naissance.

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