Cette communication propose d’explorer les passages entre théorie et pratique, entre savoir et faire, ou encore entre cognition et action. Alors que l’histoire des idées à dressé à tort des frontières entre la tête et la main, le courant pragmatiste nous invite à dépasser cette opposition en affirmant que « faire, c’est penser » (Sennett, 2009). Fondamentalement, l’enjeu est essentiel et ambitieux : rien de moins que de fonder une épistémologie de la pratique (Frega, 2006). John Dewey (1859 – 1952), figure fondatrice du courant dit « pragmatiste » en dessinera les contours en affirmant que « La philosophie est appelée à être la théorie de la pratique »(2008), tout comme le prétendait déjà Faust : « Am Anfang war der tat » .
Dans un premier temps, nous pourrions dire un peu trivialement en suivant Dewey qu’il ne suffit pas de faire des expériences pour avoir de l’expérience, mais qu’il faut aussi avoir vécu, c’est-à-dire souffert et enduré les conséquences de ce qu’on fait. Ainsi, la question de l’expérience s’avère centrale dans l’œuvre de ce philosophe pragmatiste et cette conception nous invite à revisiter les liens entre théorie et pratique, entre savoir et faire. Bien entendu, cette conception pragmatiste de l’expérience, dans son sens large, nous invite à interroger la construction des connaissances, de même que leurs transmissions.
Dans un second temps, l’émergence récente de la notion de compétence nous invite également à questionner les liens entre théorie et pratique. Notion complexe, mobilisée dans différents cadres, mais notamment dans la formation des travailleurs sociaux, la compétence apparaît fort utile pour repenser les liens entre théorie et pratique, entre ressources et actions, ou encore entre les aspects externes au sujet et ses aspects internes. Néanmoins, cette notion de compétence ne relève pas d’une définition commune, mais revêt diverses formes et acceptions (“L’école démocratique : La notion de compétences est-elle pertinente en éducation ?,” n.d.)
Première proposition : L’histoire des idées est traversée par l’opposition entre théorie et pratique. Dans cette proposition, théorie et pratique sont souvent pensées comme des objets distincts, et la pratique y est alors soit réduite à une activité dénuée de sens en elle-même et qui ne peut être éclairée que par la théorie, soit encore comme devant répondre à des principes catégoriques afin d’être guidée (Kant, 1944). À partir de quelques propos situés d’Aristote (1965) à Marx (1965), nous concevrons les différentes « places » que théorie et pratique ont pu occuper, et comment ces « places » respectives ont pu contribuer à la construction de la position pragmatiste.
Seconde proposition : Dans la perspective de la philosophie pragmatiste, et notamment de Dewey (1993), la conception est tout autre puisqu’il ne peut y avoir de rupture nette entre la connaissance empirique et la connaissance non empirique, mais que théorie et pratique s’inscrivent dans le continuum du processus de recherche et d’enquête. Dans cette proposition, il s’agit d’accorder une importance essentielle à la différence entre les objectifs prescrits de l’extérieur et les fins qui se dessinent, mais qui peuvent être révisées et abandonnées, au sein même de l’agir. Dès lors, il ne s’agit guère de repenser l’opposition entre théorie et pratique, ou entre savoir et faire, mais de définir cette opposition comme dénuée de sens. Il y a, chez Dewey, l’ambition de fonder une épistémologie de la pratique qui se niche au cœur de l’expérience.
Hypothèse : Cette tension entre théorie et pratique est particulièrement forte et difficile à dépasser. Par exemple, en reprenant les catégories de Schön (1994) ou de Kolb (1984), nous pourrions imaginer que nous sommes pragmatistes dans notre réflexion en action, tout en mobilisant des idées relevant d’une théorie générale pour ancrer notre réflexion sur l’action. Nous pourrions résumer cela en disant que nous sommes pragmatistes dans l’action, mais métaphysiciens en théorie.
Proposition de discussion : la notion de compétence apparaît particulièrement intéressante à soumettre à la critique à partir d’une lecture deweyenne. Aujourd’hui ancrée au cœur des dispositifs d’apprentissage, la compétence est largement acceptée comme se manifestant en situation. Mais que peut donc signifier « être compétent » ou « agir avec compétence » ? Nous soumettrons différentes définitions de la notion de compétence à cet examen, notamment en mettant en regard la notion de situation chez Dewey (1993, pp. 127–128) avec celle de Tardif (Meirieu, 1996) mobilisée dans le plan d’études cadre et le référentiel de compétences des travailleurs sociaux en Suisse romande.
Bibliographie :
Aristote., V. (1965). Ethique de Nicomaque. Paris: Flammarion.
Dewey, J. (1993). Logique : la théorie de l’enquête / John Dewey ; présentation et trad. de Gérard Deledalle ([2e éd.].). Paris: Presses universitaire de France.
Dewey, J. (2008). The later works, 1925-1953. Carbondale: Southern Illinois University Press.
Frega, R. (2006). John Dewey et la philosophie comme épistémologie de la pratique / Roberto Frega. Paris: L’Harmattan.
Kant, I. (1944). Critique de la raison pratique ; suivie de Sur le lieu commun : ceci peut être juste en théorie, mais ne vaut rien en pratique ; et de Sur le mysticisme et les moyens de s’en préserver / Emmanuel Kant ; trad. par J. Gibelin. Paris: Librairie philosophique Vrin.
Kolb, D. A. (1984). Experiential learning: experience as the source of learning and development. Englewood Cliffs, N.J: Prentice-Hall.
L’école démocratique : La notion de compétences est-elle pertinente en éducation ? (n.d.). Retrieved February 18, 2013, from http://www.skolo.org/spip.php?article1124
Marx, K. (1965). Œuvres III (Nouv. éd.). Paris: Gallimard (Pléiade).
Meirieu, P. (1996). Le Transfert de connaissances en formation initiale et en formation continue: actes du colloque organisé à l’Université Lumière Lyon 2, 29 septembre - 2 octobre 1994. Lyon: CRDP.
Schön, D. A. (1994). Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. Montréal: Éditions Logiques.
Sennett, R. (2009). Ce que sait la main la culture de l’artisanat. Paris: A. Michel.
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