Fiche Documentaire n° 2428

Titre D’une commande de formation au tutorat à une recherche-action sur le travail

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Auteur(s) ULMANN Anne-Lise  
     
Thème Une recherche action dans un établissement scolaire  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

D’une commande de formation au tutorat à une recherche-action sur le travail

A une commande du rectorat nous sollicitant afin de former un groupe de tuteurs pour accompagner des enseignants débutants, mis en situation professionnelle sans formation préalable, nous avons engagé avec ce groupe et le proviseur de l’établissement une réflexion sur le travail et ses modalités d’exercice. Ce déplacement de la commande se fondait sur l’hypothèse que l’intégration dans le métier de nouveaux collègues supposait la possibilité de pouvoir dire l’activité au delà des actes professionnels effectués. Pris dans de multiples dilemmes, « l’acte professionnel se révèle comme la partie émergée d’un processus dans lequel l’activité tient la place décisive » (Roger et al, 2007). Evoquer et re-questionner cette part insue du réel est dans notre approche au fondement de la transmission du métier et de ses possibilités d’évolution.
Instaurant un espace de paroles inédit, ouvert également aux personnels administratifs et à des professionnels non enseignants , il est devenu possible de questionner sans porter de jugement, non seulement ce qui est fait avec les élèves mais aussi ce qui suscite des débats et des controverses dans ce qui est fait. A partir de situations quotidiennes de la vie d’un établissement scolaire, un retard d’élève, l’annotation d’un bulletin scolaire, la notation d’une copie..., l’accès au réel du travail est devenu progressivement possible, suscitant non seulement un intérêt pour analyser très précisément certaines situations professionnelles considérées comme délicates, même si elles sont habituelles dans la vie d’un enseignant, mais aussi partager et mettre en débat des points de vue différents. Ce partage ne visait pas à harmoniser ou standardiser des pratiques, voire lister « les bonnes pratiques » mais plus modestement à en saisir ce qui les différencie sur un plan technique et éthique. Cette réflexion collective sur ses propres pratiques, ses impensés, ses invariants, ses implicites a conduit ce groupe de professionnels à se saisir très concrètement du fait que « travailler ce n’est pas seulement produire, c’est aussi vivre ensemble » (Dejours). Cette recherche- action se prolonge avec une présence plus distante des chercheurs sollicités ponctuellement à la demande de ce groupe pour aider à l’analyse de situations professionnelles.
En laissant aux acteurs la possibilité de co-construire avec les chercheurs les modalités du fonctionnement de cette recherche-action sur le travail enseignant et sa transmission à des pairs, il a été possible de déplacer la plainte, très forte au moment de cette réforme, vers un recentrage sur l’activité effective. Ce déplacement a ouvert de nouveaux espaces de compréhensions et transformations dans le rapport au travail.
En conclusion de cette présentation nous insisterons, pour conduire une recherche action qui ouvre de nouveaux espaces d’action et contribue à « développer le pouvoir d’agir » des professionnels, sur la nécessité d’une part de conduire l’action de la manière la plus « coopérative possible avec les divers acteurs du contexte de travail » (Lhuilier, Amado), d’autre part de placer au centre des échanges le travail, entendu non comme l’emploi ou la fiche de poste, mais comme l’activité effectivement mise en oeuvre. C’est parce que cet espace de paroles, non contraint pas les méthodologies préconçues des chercheurs, a conduit à regarder et analyser le travail réel, que ces professionnels ont découvert pour eux-mêmes et partant pour les futurs collègues, un regain d’intérêt pour donner sens à des pratiques tapies dans l’ombre et rarement revisitées. Progressivement les complexités du métier n’ont plus été perçues comme des mises à l’épreuve des faiblesses de chacun mais comme des questions de travail à débattre pour en appréhender les différentes facettes et trouver des modes d’agir qui conviennent. Petit à petit, le collectif professionnel est devenu une ressource pour penser son action et sortir du cloisonnement de la classe.

Bibliographie

Amado G., Enriquez E. (1994). « Positions de la psychosociologie, introduction », Revue de Internationale Psychosociologie, n°1, 3-4.
Clot, Y. (2008) Travail et pouvoir d’agir. Paris PUF.
Dejours C. (2010). Observations cliniques en psychopathologies du travail, Paris, PUF, coll. Souffrance et théorie.
Dubost J. (1987). L’intervention psychosociologique, Paris, PUF.
Enriquez E. (1972). Lhuilier D. (2009). « Travail du négatif, travail sur le négatif », Education Permanente, 199, 39-87.
Lhuilier D., Litim M. (2010). « Crise du collectif » et déficit d’histoire : apports de travaux sur le groupe et le collectif de travail, Connexions, 94, « Imaginaire social, refoulement et répression dans les organisations », Connexions, 3, 65-93.
Pastré P. (2011). La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement des adultes Paris, PUF.
Roger J.-L., Ruelland D. et Clot Y., « De l’action à la transformation du métier : l’activité enseignante au quotidien », Éducation et Sociétés 2007/1, N°19, p.133-146
Ulmann AL., [2011], « De l’immersion à la construction des données. Une démarche ethnographique pour comprendre le travail ». In Le Meur, G, Hatano, M. (dir) Approches pour l’analyse des activités. Paris L’Harmattan. Savoir & Action. Pp. 187-222.

Présentation des auteurs

Anne-lise Ulmann est maître de conférences au Cnam au sein de l’équipe métiers de la formation. Elle enseigne l’analyse du travail et est responsable pédagogique du master 2 ATDC (Analyse du travail et développement des compétences) dirigé par Guy Jobert. Ses recherches portent sur l’intervention dans les organisations, les liens entre travail et formation et le développement de pratiques créatives par les professionnels pour rendre le travail « tenable ». Elle appartient au laboratoire CRTD EA 4132 (centre de recherche sur le travail et le développement) où elle co-dirige avec D. Lhuilier l’équipe travail, subjectivité, créativité.

Communication complète

Le contexte

Au sein de nombreux établissements de l’enseignement secondaire, l’année 2010 est une année éprouvante, qui a mobilisé beaucoup le rectorat. Non que les élèves soient cette année là plus difficiles que les années précédentes, mais parce qu’une réforme de la formation des enseignants vient considérablement perturber la vie de ces établissements. Contrairement aux décennies précédentes, les enseignants reçus aux concours de recrutement (CAPES, Agrégation) ne vont plus aller apprendre leur métier en suivant alternativement des formations à l’IUFM et en s’essayant quelques heures par semaine avec l’aide d’un « conseiller pédagogique » à pratiquer l’enseignement de leur matière. Désormais, la nouvelle réforme les amène à prendre en pleine responsabilité, pour la totalité de leur emploi du temps, une ou plusieurs classes, avec l’aide d’un enseignant-tuteur non déchargé, même partiellement, de ses heures d’enseignements et si possible nommé dans le même établissement.
Cette transformation radicale de l’insertion d’un nouvel enseignant dans le métier questionne fondamentalement non seulement l’apprentissage d’un métier qui ne s’effectuerait que par la pratique, sans consacrer un minimum de temps à une réflexion sur la pratique, mais également la fonction de « conseiller pédagogique» en enseignant-tuteur, sur qui repose beaucoup plus massivement qu’auparavant, la responsabilité de la formation d’un pair ou plutôt d’un futur pair, car tant que cette première année de stage n’est pas validée par l’inspecteur la matière, cet enseignant débutant peut être ajourné. Cette petite révolution interne de l’apprentissage d’un métier, largement médiatisée à l’époque, s’effectue donc dans un contexte social difficile, qui conduit le rectorat à mettre en place des formations pour aider ces tuteurs-enseignants dans l’apprentissage de cette nouvelle posture professionnelle. Paradoxalement, la formation des enseignants débutants diminue, mais celle des enseignants acceptant la fonction de tuteur, se développe, confirmant indirectement l’idée que la formation en situation de travail peut être un levier d’action intéressant.
Spécialiste des questions de formation d’adultes, l’équipe métiers de la formation du Cnam se trouve donc destinataire d’une demande de formation à élaborer pour former en urgence ces enseignants acceptant d’être tuteurs.

D’une commande de formation à la proposition d’une recherche-action

Dans le contexte, nous faisons l’hypothèse qu’une formation de tuteur, telle que le Cnam peut en élaborer pour différents commanditaires, ne nous paraît pas complètement pertinente pour plusieurs raisons.
La première est liée à ce contexte difficile d’une part et d’autre part au fait que la situation de ces tuteurs-enseignants est très hétérogène : certains, enseignants depuis longtemps, ont déjà été conseillers pédagogiques et sont plutôt intéressés par ce travail de tuteur, d’autres sont plus nouveaux (moins de trois d’ancienneté dans la fonction) plus ou moins intéressés par ce travail étant déjà très pris par leurs propres cours mais répondent favorablement à cette sollicitation « pour ne pas laisser en difficultés de futurs collègues », d’autres encore sont plus circonspects et demandent à voir ce qui leur sera proposé comme aide...
La seconde raison tient au fait que les modalités de tutorat ne peuvent être les mêmes pour tous ces enseignants, certains étant dans le même établissement que l’enseignant débutant et pouvant instaurer des relations régulières avec l’enseignant débutant, d’autres se trouvant dans des établissements très éloignés l’un de l’autre, les rencontres seraient difficiles à organiser non seulement géographiquement mais aussi sur le plan de l’organisation avec des emplois du temps difficiles à faire coïncider, enfin, plus rarement mais néanmoins pas exceptionnellement, certains enseignants sont tuteurs de domaines qu’ils n’enseignent pas, notamment pour les matières rares (chinois, russe,...) ou pour quelques matières scientifiques chimie pour des enseignements qui n’enseignent que la physique.
Enfin, la dernière raison est que parmi cette diversité de situations, un point commun se fait jour : ces enseignants exercent tous au sein d’établissement du secondaire, que l’enseignement soit général ou professionnel. Ce seul point commun nous conduit alors à l’hypothèse que cette formation doit avoir lieu au sein des établissements et concerner non seulement les tuteurs mais aussi l’ensemble des professionnels de l’établissement.
Reformulation de la commande
Ce constat nous conduit donc à proposer à notre commanditaire une formation qui s’appuie sur les établissements, soit qui suppose l’autorisation des proviseurs. Notre reformulation n’a pas été sans étonnement de la part de notre commanditaire : pourquoi d’une demande de formation qui vise à délivrer les principes du tutorat nous souhaitons travailler avec les proviseurs pour les impliquer sur une fonction qu’ils ne vont suivre que de loin ? La question des liens entre travail et formation n’était pas d’emblée évidente pour lui. Par ailleurs, les enjeux collectifs de cette réforme peinaient manifestement à être compris, la formation étant tellement souvent conçue à des fins individuelles. Pour autant de façon expérimentale, et parce qu’un rapport de confiance s’était établi avec lui, le commanditaire a fini par accepter de nous mettre en contact avec un proviseur d’établissement d’un grand établissement secondaire du centre de Paris.
Ce déplacement de la commande se fondait sur l’hypothèse que l’intégration dans le métier de nouveaux collègues supposait la possibilité de pouvoir dire l’activité au delà des actes professionnels effectués. Pris dans de multiples dilemmes, « l’acte professionnel se révèle comme la partie émergée d’un processus dans lequel l’activité tient la place décisive » (Roger et al, 2007). Evoquer et re-questionner collectivement cette part insue du réel est dans notre approche au fondement non seulement de la transmission du métier mais aussi de ses possibilités d’évolution.
L’intérêt du proviseur pour ce projet tenait au fait qu’il voyait en notre proposition une possibilité de changement collectif qui l’intéressait. Il souhaitait notamment à l’occasion de cette réforme davantage participer à la formation des enseignants débutants, puisqu’en tant que chef d’établissement il devait les noter. D’autre part il voyait dans notre proposition de travail collectif une opportunité pour renforcer les coopérations au sein de son établissement.
Plusieurs points de fonctionnement ont alors été décidés avec lui et le rectorat:
• Notre proposition de travail serait annoncée au sein de l’établissement comme une possibilité et non comme une obligation
• Elle peut concerner des tuteurs d’enseignants débutants mais tout autre enseignant ou non enseignant intéressé par le projet
• Les syndicats sont invités et ils peuvent participer s’ils y trouvent un intérêt
• Les temps de réunions seront pris en compte comme des temps de formation sur site
Cette annonce de proposition de travail rencontre un vif intérêt chez les tuteurs qui sont tous présents, mais s’adjoignent également les personnels administratifs (proviseurs adjoints, CPE, secrétaires, documentaliste) et une petite dizaine d’enseignants non tuteurs, manifestement intrigués par le projet. En tout 27 personnes en plus des 7 enseignants-stagiaires accueillis dans l’établissement.

Le travail effectué

Dans un premier temps, le travail a consisté à réunir l’ensemble de ces personnels volontaires, avant la venue des stagiaires, soit début juillet pour identifier, compte tenu de l’expérience de l’année écoulée, ce qu’ils percevaient comme points à travailler avec les stagiaires. Ces premières réunions plénières ont mis en évidence que ce groupe d’enseignants n’avaient pas toujours une représentation très précise des attentes des enseignants-stagiaires si ce n’est d’alléger leur emploi du temps. Le proviseur propose de décharger de cours ces enseignants débutants pour la première semaine, de manière à leur laisser du temps pour préparer leurs cours et faire connaissance de l’établissement.
Cette décision du proviseur a été centrale dans l’investissement des enseignants et d’une certaine manière dans le travail effectué tout au long de l’année.
Acte symbolique qui cherche à manifester une prise en compte attentive des problèmes exprimés par chacun, cette décision s’est révélée, à l’usage, moins intéressante que prévu :
- les enseignants-débutants ne souhaitaient se différencier des autres enseignants
- certains très inquiets de ces premiers jours de classe préféraient ne pas différer
- ces moments laissés libres étaient difficiles à combler sans aide des autres enseignants (tuteurs ou non tuteurs), mais la première semaine de la rentrée, personne n’était vraiment disponible
Ce premier bilan met en avant que ces solutions bienveillantes à l’égard des enseignants débutants, mais établies sans analyse de leurs attentes, ne se révèlent pas de « bonnes solutions ». Cette prise de conscience conduit le groupe à procéder autrement, en effectuant des réunions avec les stagiaires pour écouter leurs demandes. Un groupe d’enseignants et de personnels administratif (à l’exception des tuteurs très impliqués dans la relation directe avec « leur stagiaire ») décide de prendre en charge l’animation de cette réunion avec les enseignants débutants.
A l’issue de cette réunion les demandes des stagiaires rapportées par les animateurs étonnent le grand groupe qui écoute la restitution.

A cette période de l’année les stagiaires ne se questionnent pas sur leur appellation de stagiaire, contrairement à ce qui avait été envisagé par le groupe, mais se sent perdu par l’importance des personnels à connaître :

« J’ai vu des tas de collègues, on m’a présenté tous les profs principaux, mais à la fin de la journée vous dire qui est qui, là c’est impossible. On a la tête comme ça.... »
« En fait le premier jour on entend des tas de choses qu’on va devoir retenir et d’une certaine façon c’est encore plus paniquant »...

Ces premières remarques font rebondir l’ensemble du groupe : eux aussi ont éprouvé ces difficultés, non pas seulement lors de la première année mais à toutes leurs différentes nominations. Dès lors les difficultés des enseignants débutants ont pu ouvrir la voie aux difficultés de tous les enseignants. D’une certaine manière la parole des stagiaires a fait symptôme : chacun a pu reconnaître que ces difficultés ne tenaient pas toujours au statut de débutant. Ce moment a permis de proposer un autre mode de fonctionnement : pour faciliter l’émergence d’une parole sur le travail, il nous semblait désormais préférable de travailler en petits groupes sur des thématiques identifiées par eux dans le cours des échanges. Un groupe travaillerait plus spécifiquement sur la « culture » de l’établissement et ses implicites de fonctionnement, un groupe sur l’intégration dans un établissement que l’on soit stagiaire ou enseignant nouvellement nommé, un troisième groupe travaillerait sur des analyses de pratiques. Les stagiaires ont été invités à participer à ces petits groupes de travail. Nous avons posé une seule règle : que le stagiaire ne soit pas dans le même groupe que son tuteur. Cette règle a été admise sans difficulté. Ces sous-groupes devraient se réunir une à deux fois entre les séances plénières, prévues environ toutes les 6 à 8 semaines pour faire la restitution des questions abordées.
Instaurant au sein de l’établissement cet espace de paroles inédit, il est devenu possible de questionner sans porter de jugement, non seulement ce que chacun fait avec les élèves mais aussi ce qui suscite des débats et des controverses dans ce qui est fait.
Quelque soient la thématique des groupes, des questions de travail ont été abordées qui ont suscité autant de controverses nombreuses permettant à chacun de découvrir les points de vue des autres, sans y porter de jugement :

 -« Je leur ai fait faire une synthèse d’un texte en français, les notes ont été catastrophiques ».
- « C’est très exigeant de leur demander d’être capable de rédiger une synthèse au niveau collège ! »
- « Je pensais que c’était un exercice acquis, une synthèse ne me semblait pas un exercice difficile »
- « Tu as été un élève brillant, c’est facile pour toi. »

 « Ici, on est obligé de rappeler que tous les élèves ne sont pas censés faire polytechnique, ce n’est donc pas la peine de les noter comme s’ ils étaient tous à faire des super prépa...Il y a des notes parfois sur les bulletins vraiment... je trouve ça abusif»
-« C’est sûr mais la démagogie ce n’est pas non plus très bon.... il y a un juste milieu à trouver»

A d’autres moments, les stagiaires questionnent le fonctionnement de l’établissement et le petit groupe au complet s’interroge alors sur un allant de soi : l’équipe pédagogique. A priori évidente dans son usage et sa composition, les échanges ont montré que non seulement la composition de l’équipe pédagogique renvoyait à des représentations très différentes de sa fonction, mais qu’en plus ces représentations renvoyaient implicitement une division sociale du travail entre « tâches nobles » l’enseignement et « tâches ingrates » l’administration et les CPE.
 « Moi je ne fais pas ce métier pour distribuer des sanctions...je tiens à ma fonction éducative et pour moi l’un ne va pas sans l’autre»
« Quand on renvoie l’élève c’est aussi que l’on fait des choix. On est aussi là pour les autres et s’il y en a un qui perturbe et bien on s’en sépare...Ca permet aussi de pouvoir travailler »
« Non moi je suis contre les renvois d’élèves... »

A partir de situations quotidiennes de la vie d’un établissement scolaire, un retard d’élève, l’annotation d’un bulletin scolaire, la notation d’une copie..., l’accès au réel du travail est devenu progressivement possible, suscitant non seulement un intérêt pour analyser très précisément certaines situations professionnelles considérées comme délicates, même si elles sont habituelles dans la vie d’un enseignant, mais aussi partager et mettre en débat des points de vue différents. Ce partage ne visait pas à harmoniser ou standardiser des pratiques, voire lister « les bonnes pratiques » mais plus modestement à en saisir ce qui les différencie sur un plan technique et éthique. Cette réflexion collective sur ses propres pratiques, ses impensés, ses invariants, ses implicites a conduit ce groupe de professionnels à se saisir très concrètement du fait que « travailler ce n’est pas seulement produire, c’est aussi vivre ensemble » (Dejours). Lors des réunions plénières la mise en commun des questions évoquées plus à fond dans les petits groupes, conduit toujours à s’interroger sur :
« Quels repères donner à un enseignant débutant pour faire face à ce type de problème ? » Si les réponses ne sont pas univoques, loin s’en faut, elles sont au moins explicitées provoquant de ce fait un sentiment assez partagé de satisfaction et d’intérêt sur ce travail de partage de points de vue, en vue d’aider à l’insertion professionnelle d’un plus jeune.

 « Pourquoi a-t-il fallu la venue des stagiaires pour que l’on puisse parler ensemble de ce que l’on fait et des questions qui ne nous ont jamais quittés depuis qu’on exerce le métier... »
Parfois, les échanges révèlent des difficultés de fonctionnement importantes, qui même s’ils génèrent de la colère, peuvent donner lieu à des échanges :

 « Je suis très en colère... je rencontre tout à l’heure un parent d’élève suite à une décision du conseil de classe. Dans le cours de l’entretien je découvre que cet enfant à problème de santé connu de l’établissement mais aussi de ma collègue qui était son professeur principal. Et comme ça je le découvre, pas prévenue, rien... Mais de quoi ai-je l’air devant le parent ?... »
« Non ? mais c’est incroyable ! On passe son temps à nous transmettre des informations qui nous servent à rien et là il n’y a aucune information ? »
« Normalement cette info si le dossier santé est correctement rempli elle y est mais, faut remplir le dossier.... »
« Non, mais ce n’est pas plus simple de se parler ...? »

Au delà des procédures techniques qui permettent de collecter les informations, la circulation de l’information constitue manifestement une question délicate qui interroge l’éthique, la confiance et le rapport que chacun entretient avec l’importance des informations qu’il détient pour autrui. A la manière de qualifier l’information, qui n’est pas aisée, s’ajoutent des questions sur les usages possibles de ce type d’information. Faut-il tout dire : avec quels risques de stigmatisation pour les élèves ? Faut-il garder secrètes des informations, lesquelles, avec quels risques pour le fonctionnement collectif ? Ces éléments ne peuvent rester implicites au risque de produire ces incidents désagréables en tant que tels, mais surtout démobilisant pour le travail collectif.
En apparence évidentes quand on les regarde de loin, ces différentes questions se révèlent d’une extrême complexité quand on les confronte à des situations concrètes de travail. De loin, quand on n’est pas dans le métier, on peut croire que la transmission des informations peut se régler aisément avec une procédure et des règles à appliquer. Pourtant dès que l’on se penche attentivement sur les situations de travail, on comprend que cette complexité, ne peut être réduite par des solutions prêtes à l’emploi, des « ficelles de métier », des procédures à appliquer. La mise en débat et l’échange s’avèrent nécessaires pour que les solutions à trouver ou à innover soient des solutions viables pour tous, (ce qui ne signifie pas forcément que ces solutions soient semblables pour tous), Comme le rappelle Y. Clot (2007) : « Agir c’est donc à chaque moment, se trouver dans des conflits de l’activité réelle où le rapport à soi-même, dans ses contradictions, est confronté en permanence à l’objet de l’activité et aux activités des autres sur ce même objet, dans leur diversité et leurs propres contradictions. »
Ces choix révèlent les dimensions déontologiques et éthiques de la fonction, qui semblent des allant de soi, Rarement mises au travail collectivement lors de la rencontre de « cas » complexes à résoudre, ces dimensions éthiques et déontologiques tendent à se sédimenter, laissant chacun penser implicitement que ce qu’il fait est partagé par d’autres ou relève de l’évidence....


Sur un plan théorique nous considèrerons que travailler c’est agir et, dans un cadre professionnel, agir c’est choisir. Revenir collectivement sur les mobiles qui conduisent à ces choix, réfléchir ensemble à la genèse de ces délibérations intérieures et silencieuses, installe une distance entre le travail effectué et le travail visé et conduit à analyser les énigmes et les imprévus que chacun rencontre dans le cours même de la confrontation avec sa réalité professionnelle. L’intervention à partir de petits événements en apparence insignifiants, ne tient pas à un attrait particulier pour le minuscule, mais se fonde sur l’idée que la description de situations précises et situées, constitue toujours la métonymie d’une question sociale ou politique dont l’explicitation est nécessaire pour débattre du sens du travail. C’est à partir des diverses situations qui trament le quotidien professionnel de chacun, qu’il devient possible de parler du travail pour reconsidérer des difficultés enfouies devenues, avec le temps, des allants de soi.
En laissant aux acteurs la possibilité de co-construire avec les chercheurs les modalités du fonctionnement de cette recherche-action sur le travail enseignant et sa transmission à des pairs, il a été possible de déplacer la plainte, très forte au moment de cette réforme, vers un recentrage sur l’activité effective. Ce déplacement a ouvert de nouveaux espaces de compréhensions et transformations dans le rapport au travail. Ce partage des questions et des difficultés inhérentes à toutes activités professionnelles développe au sein de l’organisation un savoir partagé sur les différentes conceptions qui animent chacun dans son activité professionnelle. Progressivement les complexités du travail ne sont plus perçues comme des mises à l’épreuve des faiblesses de chacun mais comme des questions de travail à débattre pour en appréhender les différentes facettes et trouver des modes d’agir qui conviennent. Le collectif professionnel devient une ressource pour penser son action et sortir du cloisonnement lié à l’organisation des activités productives.

En conclusion de cette présentation nous insisterons, pour conduire une recherche action qui ouvre de nouveaux espaces d’action et contribue à « développer le pouvoir d’agir » des professionnels concernés, sur la nécessité d’une part de conduire l’action de la manière la plus « coopérative possible avec les divers acteurs du contexte de travail » (Lhuilier, Amado), d’autre part de placer au centre des échanges le travail, entendu non comme l’emploi ou la fiche de poste, mais comme l’activité effectivement mise en oeuvre. C’est parce que cet espace de paroles, non contraint pas les méthodologies préconçues des chercheurs, a conduit à regarder et analyser le travail réel sans le juger, que ces professionnels ont découvert pour eux-mêmes et partant pour les futurs collègues, un regain d’intérêt pour donner sens à des pratiques tapies dans l’ombre et rarement revisitées.

Bibliographie :
Amado G., Enriquez E. (1994). « Positions de la psychosociologie, introduction », Revue de Internationale Psychosociologie, n°1, 3-4.
Clot, Y. (2008) Travail et pouvoir d’agir. Paris PUF.
Dejours C. (2010). Observations cliniques en psychopathologies du travail, Paris, PUF, coll. Souffrance et théorie.
Dubost J. (1987). L’intervention psychosociologique, Paris, PUF.
Lhuilier D. (2009). « Travail du négatif, travail sur le négatif », Education Permanente, 199, 39-87.
Lhuilier D., Litim M. (2010). « Crise du collectif » et déficit d’histoire : apports de travaux sur le groupe et le collectif de travail, Connexions, 94, « Imaginaire social, refoulement et répression dans les organisations », Connexions, 3, 65-93.
Pastré P. (2011). La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement des adultes Paris, PUF.
Roger J.-L., Ruelland D. et Clot Y., « De l’action à la transformation du métier : l’activité enseignante au quotidien », Éducation et Sociétés 2007/1, N°19, p.133-146
Ulmann AL., [2011], « De l’immersion à la construction des données. Une démarche ethnographique pour comprendre le travail ». In Le Meur, G, Hatano, M. (dir) Approches pour l’analyse des activités. Paris L’Harmattan. Savoir & Action. Pp. 187-222.

Résumé en Anglais


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