Axe 1 : construction des savoirs et enjeux pour l’intervention sociale
Cette proposition de communication, co-construite par deux formateurs en travail social du Collège Coopératif Rhône-Alpes (CCRA), vise à faire valoir le modèle praxéologique comme modèle pertinent pouvant rendre compte de la démarche scientifique qui s’opère dans la recherche en Travail Social.
Le mémoire de recherche à dimension professionnelle : le « tourbillon praxéologique »(1)
A l’heure où la recherche en Travail Social constitue un corpus de connaissances vis à vis duquel la reconnaissance épistémologique par la communauté scientifique est fréquemment interrogée, il est essentiel d’explorer la spécificité de cette méthode de recherche qui favorise un rapport équilibré entre action et savoir. Dans le contexte récent de la refonte des diplômes supérieurs en travail social qui a vu, entre autres, la transformation du DSTS en DEIS, c’est l’occasion ici de réfléchir sur la pertinence du mémoire de recherche à dimension professionnelle.
Contour, détour, retour…
Dans le contexte de la recherche en Travail Social, le praticien-acteur s’engage à être auteur d’un mémoire de recherche à partir de sa propre pratique et donc à être, pour lui-même et par lui-même, producteur de connaissances. L’origine du travail s’inscrit dans une méconnaissance que l’auteur doit éclairer et amener à une intelligibilité explicative ou compréhensive. L’auteur s’engage dans un processus de connaissances singulier désigné sous le terme de mouvement praxéologique, caractérisé par la particularité du positionnement (l’implication), du contexte (action du travail social), du questionnement (le sens des pratiques en œuvre) et de la démarche (une pratique opératoire pour comprendre ou expliquer). Ce mouvement praxéologique vise à dégager le savoir compris dans l’action, à exploiter la valeur heuristique de l’action. L’assertion que nous accordons au concept de praxéologie se détourne ainsi du courant historique qui faisait de la praxéologie la science des comportements et actes utilitaristes et opérationnels de l’homme.
A partir d’une pratique professionnelle, d’un environnement familier, l’acteur-auteur doit se distancier, « tel un parcours initiatique»(2). Ce parcours oblige l’acteur-auteur à dépasser le sens commun, à circonscrire un problème, à déconstruire pour reconstruire une autre réalité sociale et professionnelle. Ainsi s’opère un glissement d’une écriture descriptive, formalisée et structurée, à une écriture productrice de connaissances née de l’espace entre deux dimensions, d’un côté une réalité construite sous sa forme problématique (le contour), de l’autre les significations produites par l’objet d’investigation (le détour). La finalité caractéristique de la recherche, qu’est la production de sens de l’action tant interrogée qu’observée, s’effectue dans cet entre-deux (le retour). « Le retour se réapproprie le langage naturel sans être ni du sens commun, ni de la mesure, mais de l’ordre d’une construction de connaissances qui rend compte de l’un et de l’autre »(3). L’acteur-auteur est alors pris dans « tourbillon praxéologique » ; entre flexion et torsion, suspension et progression, empirisme des savoir faire et théorie « pure », le sujet se démène au cœur de ce mouvement circulaire.
Production de connaissances et transformation individuelle
Depuis la création du DEIS, en 2006, vingt-six mémoires de recherche à dimension professionnelle ont été soutenus dans le cadre du CCRA et validé par un diplôme dont le travail de recherche doit répondre aux critères de scientificité. Les sujets abordés dans ces travaux couvrent les divers champs liés à l’action sociale : le handicap, la protection de l’enfance, la gérontologie, l’insertion par le logement, la prévention spécialisée, la pédopsychiatrie, etc. Un recensement analytique de ces travaux témoigne tant d’une production de connaissances qui sont « des dévoilements scientifiques des connaissances incluses dans l’expérience de l’action sociale »(4) que d’une transformation de l’auteur. Ils visent moins une opérationnalité de la connaissance qu’un retour réflexif sur l’action.
C’est à partir d’un de ces mémoires produits par un travailleur social en situation d’exercice professionnel, intitulé « du passage à la chambre d’isolement à la chambre d’isolement comme passage Approche anthropologique de l’usage de la chambre d’isolement dans un service pédopsychiatrique pour adolescents »(5), que nous avons dégagé « trois dimensions constitutives »(6) du modèle praxéologique :
• Singularité de la posture
L’acteur devient chercheur de sa propre pratique, celle de l’utilisation de la chambre d’isolement dans un service de pédopsychiatrie pour adolescents.
« Dans une démarche praxéologique, l’acteur demeure le maître d’œuvre de la démarche et ne peut se limiter à être le sujet/objet d’une recherche formelle conduite par un spécialiste de la recherche. On considère l’acteur comme le premier interprète de son agir et on lui demande de ne jamais trahir le savoir implicite qu’il possède »(7).
• Connaissance produite
Le dévoilement des connaissances scientifiques sur l’action, qui amène l’auteur a mobiliser des savoirs tant de type anthropologique que psychologique, se situe dans la dimension rituelle de cette pratique de la chambre d’isolement. L’utilisation de la chambre est reconsidérée à l’aune de la question du rite de passage. La pratique de la chambre d’isolement est désormais reconnue comme un rite de subjectivation qui rend possible l’altérité : « s’enfermer pour mieux s’ouvrir, l’éternelle dualité de la liberté et de la contrainte », selon l’auteur.
Il s’agit d’un chemin singulier de production de connaissances, un chemin qui se fonde sur une critique de l’action, laquelle ne vient pas de l’extérieur mais par ceux qui l’exercent d’où son aspect émancipatoire.
La démarche praxéologique se déprend d’un modèle traditionnel académique selon lequel le savoir homologué s’imposait sur l’agir. « La mobilisation des connaissances qui en découle pour traiter la question de recherche se préoccupe moins du passage des frontières disciplinaires que de la pertinence des concepts et méthodes utilisés. L’enjeu épistémologique n’est pas dans le classement disciplinaire mais dans le processus de production par lequel se construit une connaissance scientifiquement acceptable à partir d’une connaissance d’expérience »(8) .
• Transformation
« Par le travail de distanciation, d’objectivation, de mesure et de conceptualisation, la
réalité se transforme en même temps que les représentations et les compréhensions de l’auteur dans et par le parcours de recherche »(9). L’auteur transforme les représentations de l’acteur qui interrogeait initialement ce qu’il dénommait « la persistance » de cette pratique de la chambre d’isolement.
« En deçà de la quantité concrète de travail nécessaire pour réaliser ce parcours de recherche, le travail qui se réalise est pour l’acteur-auteur existentiel. Il est un travail sur soi-même dans son rapport au monde social. Ce n’est pas le monde réel qui se transforme, c’est la réalité du monde qui devient autre sous son propre regard. C’est alors que l’auteur perçoit qu’en devenant auteur de sa recherche c’est sa posture qui change, ce sont ses représentations qui se modifient, c’est son langage qui se précise et devient plus saillant, c’est la pensée qui devient plus construite, plus distanciée et souvent plus critique. Si la recherche dans sa production conduit à l’innovation de l’action sociale, dans sa conduite elle s’accompagne également de la transformation individuelle de son acteur-auteur »(10) .
Pour conclure, retenons que si la production de connaissances et la transformation individuelle existent dans la recherche fondamentale, le modèle praxéologique (engagé dedans / réflexif dehors) s’en distingue par le fait que l’acteur-auteur, sorti du tourbillon, redevient acteur.
(1) M. Duchamp. De la pertinence du mémoire comme méthode anthropogogique, Thèse en Sciences de l’éducation, Université Lyon II, 1985, p.174.
(2) Publication du Laboratoire de recherche en Travail Social, Nicéphore, Praxéologie et maïeutique, 1999.
(3) Publication du Laboratoire de recherche en Travail Social, Nicéphore, Praxéologie et maïeutique, 1999.
(4) S. Amaré, J. Cadière, A. Magnon. Soutenir la réciprocité entre production de savoirs et engagement dans l’action, Le Laboratoire lyonnais de Praxéologie, colloque international pluridisciplinaire et plurisectoriel, Les Recherches collaboratives, une révolution silencieuse de la connaissance, Prefas Bourgogne, 2013.
(5) Mémoire de Valérie Curt soutenu et validé en 2013 dans le cadre du DEIS.
(6) S. Amaré, J. Cadière, A. Magnon. Soutenir la réciprocité entre production de savoirs et engagement dans l’action, Le Laboratoire lyonnais de Praxéologie, colloque international pluridisciplinaire et plurisectoriel, Les Recherches collaboratives, une révolution silencieuse de la connaissance, Prefas Bourgogne, 2013.
(7) A. Lhotellier et Y . St-Arnaud. Pour une démarche praxéologique, Nouvelles Pratiques Sociales, vol.n°7, n°2, 1994. http://id.erudit.org/iderudit/301279ar
(8) Actualisation de la recherche action et pertinence de la praxéologie, écrit collectif non publié, Laboratoire lyonnais de praxéologie, Collège Coopératif Rhône Alpes, 2012.
(9) J. Cadière, Soutenir la réciprocité entre production de savoirs et engagement dans l’action, Le Laboratoire lyonnais de Praxéologie, colloque international pluridisciplinaire et plurisectoriel, Les Recherches collaboratives, une révolution silencieuse de la connaissance, Prefas Bourgogne, 2013.
(10) J. Cadière, La production de connaissances : une montée en compétences pour les métiers de l’intervention sociale, Journée de valorisation de la recherche en intervention sociale, Nice, 2012.
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