Fiche Documentaire n° 3114

Titre Où en sommes nous à propos des matrices construisants nos savoirs ?

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Auteur(s) EDME Stéphane  
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

Où en sommes nous à propos des matrices construisants nos savoirs ?

Il est parfois surprenant de voir comment certains étudiants lorsqu’ils s’engagent dans leur mémoire sont tentés d’abandonner leur première idée, pour mieux revenir à cette réflexion ou à cette intuition quelques semaines ou quelques mois plus tard. Force est souvent de constater qu’ils se sont le plus souvent méfiés de leur première accroche dans la mesure où celle-ci prenait racine au sein de leurs émotions. Les travaux menés par Antonio Damasio nous révèlent l’importance des émotions dans les processus de décisions, de cognition et de sélection des savoirs, de sorte que « La capacité d’exprimer et de ressentir les émotions fait partie des rouages de la raison pour le meilleur et pour le pire »1. Mais si la place fondamentale accordée aux émotions n’a rien de nouveau pour le praticien ce premier constat en appelle cependant d’autres et viens ainsi bousculer sinon bouleverser la manière d’accueillir les savoirs pour le travailleur social. Une matrice nouvelle à ce qui fait savoirs, plus élaborée, plus intriquée, plus métissée de champs disciplinaires serait donc en questionnement aujourd’hui dans l’action sociale.
Certaines interventions destinées à transmettre des savoirs théoriques peuvent aussi susciter des réactions plurielles de la part de futurs travailleurs sociaux. La présentation de cette matrice articulée par exemple autour de concepts psycho-socio-économiques2 peut être alors adoubée, ignorée voire rejetée. Pour certains, de tels savoirs peuvent devenir des leviers à l’action : pour d’autres ils sont perçus comme source de stérilisation de la pensée et donc en finitude de l’action sociale : des savoirs qui traversent le travailleur social sans rien apporter d’immédiat à l’action. Le savoir peut donc susciter une réaction dubitative, d’interrogation, de doute fort légitime pour les petits enfants que nous sommes de Descartes. Néanmoins - face au manque de repères et confrontée à l’incertitude qui caractérise aujourd’hui le contexte socio-économique du travailleur social - la tentation est alors forte de construire son action à partir d’une succession de témoignages et d’exemples destinés à faire sens de part leurs simple existence. Le travailleur social est alors poussé à évaluer sa pratique à partir de critères de plus en plus précis et techniques, alors que son objet est dans son essence étranger à une dimension quantitative. Les savoirs de référence mobilisés ici ne facilitent pas l’explicitation et la compréhension du sens de l’intervention sociale, mais permettent plutôt de comprendre comment celle-ci peut – dans une certaine mesure - se déployer.
A l’opposée la ressource spirituelle généralement héritée de notre éducation judéo-chrétienne peut être le prisme par lequel les savoirs sont entendus et appréhendés. Ancrée au tréfonds de la relation d’aide, l’obédience religieuse constitue effectivement ici la référence qui guide la pratique du travailleur social, une référence qui, si elle représente encore aujourd’hui l’identité de près d’un tiers des structures sociales, constitue la focale par laquelle se structure et s’ordonne les modalités d’accueil des savoirs. Une autre matrice qui ne s’exprime certes plus au travers une pratique religieuse mais par le biais d’une aptitude à faire vivre les savoirs à la lumière du texte. En souterrain à sa posture comme à sa pratique cette exégèse sociale agit sur le processus de sélection, d’appropriation et de mise en pratique des savoirs.
La littérature ne manque pas de témoigner de questionnements relatifs aux modalités de ce qui fait savoir chez les travailleurs sociaux. C’est - pour ne citer qu’un exemple - ce que souligne M. Bauvet à propos de la notion d’accompagnement qui est un concept d’usage courant chez les travailleurs sociaux : « Croire dans les vertus de l’accompagnement c’est aussi partager un certains nombre de croyances sur le réel, c’est adhérer à un certain nombre de postulats idéologiques et philosophiques concernant notre rapport au monde et à la connaissance de ce monde »3.
Partant donc de constats de terrain sur la manière, la posture, les réactions avec lesquelles les étudiants accueillent les savoirs, nous souhaiterions mettre à la discussion l’idée que nos soubassements idéologiques, philosophiques, et aussi spirituels conditionnement notre disposition à accueillir, à accepter voire à nous approprier de nouveaux savoirs. De manière plus individuelle, il s’agirait de s’interroger à propos des leviers, des valeurs, des fondements personnels et partagés qui nous animent lorsque nous nous mettons en situation d’apprentissage. Notre questionnement s’attachera donc à mettre au travail les ressorts, les références culturelles, idéologiques et spirituelles assemblées dans un corpus de pensée plus ou moins homogène par les membres d’une même communauté4. Matrice qui fait l’identité et la spécificité du travail social - le plus souvent inconsciemment car fortement ancrés en nous - lorsque nous entrons en situation d’apprentissage et donc d’accueillir des savoirs susceptibles de nous mettre en action.

Bibliographie

Bachelard G, (2009), «Le nouvel esprit scientifique », PUF, 7éme édition, 183 pages, 1934 pour la première édition.
Bachelard G, (2011), « Épistémologie », PUF, 8éme édition, 216 pages, 1971 pour la première édition.
Bachelard G, (2011), «La formation de l’esprit scientifique », VRIN, 305 pages, 1938 pour la première édition.
Bateson G, (1980), « Vers une écologie de l’esprit », Seuil, 346 pages, 1ER édition 1972.
Bateson G, (1996), « Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit », Seuil, 462 pages, 1ER édition 1991.
Bateson G, (1984), « La nature et la pensée », Seuil, 236 pages (1er édition 1979).
Damasio A, (2001), « L’erreur de Descartes. La raison des émotions», Odile Jacob poches, pages (1er édition 1995).
Damasio A, (2002), « Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience », Odile Jacob poches, 479 pages (1er édition 1999).
Damasio A, (2010), « L’autre moi-même, Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions», Odile Jacob, 415 pages.
Descartes R, (2000), « Discours de la méthode », Le livre de poche, 251 pages (édition originale 1637), préface et introduction par D Moreau.
Karsz S, (2011), « Pourquoi le travail social ? », Dunod, 2éme édition, 248 pages.
Passet R, (2010), « Les grandes représentations du monde et de l’économie. A travers l’histoire », Les Liens qui Libèrent, 950 pages.

Présentation des auteurs

Stéphane Edme, formateur, économiste

Communication complète

Il est toujours surprenant d’observer comment des étudiants qui s’engagent dans leur mémoire sont tentés d’abandonner leur première idée, pour mieux revenir à cette réflexion ou à cette intuition quelques semaines ou quelques mois plus tard. Force est souvent de constater qu’ils se sont le plus souvent méfiés de leur première accroche dans la mesure où celle-ci prenait racine au sein de leurs émotions. L’évocation de cette expérience de formateur est pour nous l’occasion de nous pencher sur ce travail de réflexion souvent déterminant pour l’obtention du Diplôme d’Etat et participant au processus de formation des travailleurs sociaux à travers l’élaboration de savoirs. Mais alors, quelles sont les raisons qui poussent certains étudiants à adopter des comportements aussi ambivalents ? En quoi sont-ils finalement tentés de revenir à leur première impulsion? Pour tenter d’approcher une réponse nous serons amenés à interroger le processus – que nous nommerons matrice - qui nous conduit à produire des savoirs susceptibles de nous mettre en action. Notre démarche consistera donc dans un premier temps à exposer ce que nous entendons par matrice construisant nos savoirs, pour ensuite proposer, à la lumière de cette notion, une (re)visite de ce qui fait savoir chez les travailleurs sociaux.
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L’expression matrice (matrix) est une notion évoquée pour la première fois par Jurgen Ruesch et Grégory Bateson dans « Communication. The social matrix of psychiatry » traduit en français par «Communication et société » . La notion renvoie à la convergence de disciplines au carrefour desquelles les auteurs identifient la naissance d’une nouvelle théorie de la communication. Cette théorie en germe dans leur ouvrage tente d’embrasser un « corpus de connaissances théoriques centré sur le fonctionnement de la société » . Les apports de ces auteurs, et plus précisément ceux relatifs à la théorie de la communication de Bateson, seront donc fondamentaux pour comprendre notre question relative à la matrice construisant les savoirs des travailleurs sociaux.
Dans sa théorie de la communication, Bateson expose sa démarche en distinguant, du plus concret au plus abstrait, trois niveaux de communication de sorte qu’au niveau 1 la production d’information, conduit au niveau 2 d’élaboration de savoir lequel s’associé au niveau 3 au sein duquel la matrice provoque une action. Notons d’ores et déjà que le dernier niveau de sa théorie – le plus abstrait - est celui qui regroupe en son sein tous les autres. Il interagit constamment avec les précédents par le biais de boucles rétroactives (feed-back) continues où s’entremêlent informations, savoirs et actions. Ces niveaux de communication forment un réseau complexe qui est le système nerveux à notre matrice des savoirs. Un travail méthodique et théorique de présentation de ces trois niveaux de communication semble nécessaire afin d’éclairer la notion de matrice.

1) Au premier niveau de communication il s’agit de construire de l’information à partir d’observations de faits et d’évènements de toute nature. Cela peut prendre la forme d’un traitement de données quantitatives et qualitatives permettant d’identifier une réalité par le biais de faits objectivés et différenciés. En effet, par essence, toute information est le résultat du constat d’une différence entre deux évènements . Dans une démarche anthropologique ce premier niveau de communication pourra par exemple prendre la forme d’un travail de recueil de données relatif aux comportements différenciés de populations autochtones.

2) À un niveau de communication et d’abstraction plus élevé, l’esprit va « tenter d’arranger ces données pour en obtenir différentes images de la culture » . C’est l’étape qui consiste à passer de la notion d’information à celle de savoir, étape où on s’attache à l’explicitation, et à la mise en intelligence de situation réelle. Ce savoir est le résultat d’un long et continu processus d’apprentissage s’échafaudant par stratification successive. Par exemple lorsque nous affirmons « Qu‘aujourd’hui, dimanche 19 mai, il pleut », nous comprenons, que les notions de temps (aujourd’hui) et d’événement (pluie) en se combinant produisent non seulement une information mais au delà un savoir re-contextualisé en fonction d’éléments qu’il nous appartient d’assembler. Enfin, précisons qu’il ne doit exister aucune ambiguïté entre l’émetteur de l’information et l’information elle-même au risque de générer une forme de pathologie de notre système d’apprentissage . Dès lors l’information se combine chez chacun d’entre nous avec d’autres savoirs pour devenir un « nouveau » savoir. « le savoir est en quelque sorte enchevêtré ou tissé comme une étoffe. Et chaque morceau de savoir n’a de sens et d’utilité que par rapport aux autres morceaux » .

3) Au niveau d’abstraction le plus élevé il faudra comprendre que l’arrimage avec le réel, et donc avec le précédent niveau de communication, est provisoirement rompu. A ce niveau de communication nous réalisons un assemblage des éléments du puzzle des savoirs ; et cet assemblage est réalisé par l’intermédiaire de ce que nous appellerons matrice. Cette matrice - inhérente à chacun - réalise donc une association de savoirs afin de nous permettre de nous approprier le réel en lui donnant un sens. Or cette appropriation du savoir n’est possible qu’à la condition de ne plus être ancré au réel, d’en être en quelque sorte libéré . Dans la mesure où nous sommes passés d’un niveau logique à un autre, qu’il n’y a aucune ambiguïté entre la chose nommée et celui ou celle qui l’a nomme, la matrice de construction des savoirs se déploie, s’active en mobilisant les niveaux précédents. Dès lors une réponse élaborée par la matrice se met en mouvement à travers l’action. Quelques exemples « concrets » devraient nous permettre de saisir la logique articulant les deux derniers niveaux de communication ainsi que leur portée. Le paradoxe d’Épiménide le Crétois affirmant que «Tous les crétois sont des menteurs» constitue un premier exemple où les derniers niveaux de communication entrent en contradiction. Dans cette affirmation la logique s’enferme dans un paradoxe où seule une re-contextualisation par l’intermédiaire de la théorie permet d’échapper à l’impasse décisionnelle et par conséquent à l’impossibilité d’agir. A l’inverse un autre exemple où les deux derniers niveaux de communication se superposent parfaitement peut être évoqué. L’affirmation « cette phrase a vingt huit lettres » vérifie la concordance des deux niveaux logiques de communication : il y a bien équivalence entre la réalité (informative) de la phrase et l’objet qui nous l’informe , c’est-à-dire le nombre de lettres constituant la phrase. La phrase apparaît pour ainsi dire en relief éclairant spontanément les deux niveaux de communication, elle n’induit pour autant aucune action.

Notre matrice nous permet non seulement de donner du sens aux savoirs mais travaille aussi à nous mettre en action. La théorie de la communication de Bateson est explicite en la matière, le sens donné aux savoirs qui nous parviennent dessine des actions, détermine nos comportements, façonnent nos attitudes et par voie de conséquence notre propre système de communication : « Promettez donc quelque chose à votre fils et reniez votre promesse tout en brandissant tout haut de grands principes moraux, vous verrez non seulement votre fils très en colère contre vous, mais aussi son comportement moral se détériorer au fur et à mesure qu’il sentira sur sa peau le coup de fouet des injustices que vous lui faites » . Les traits d’esprit dont font preuve les humoristes forment un contexte idéal pour comprendre comment la théorie de la communication de Bateson est effectivement une théorie de l’action. C’est l’effet de cisaillement provoqué par le passage aussi inattendu qu’envahissant d’un niveau de communication à un autre qui suscite le rire. La matrice construisant nos savoirs est donc constamment mobilisée à l’identification des niveaux logiques de communication et nous met en action en fonction de leur cohérence ou de leur incohérence comme le suggère la précédente citation.

Chaque individu est donc concerné par une matrice construisant ses savoirs : « Le texte (l’ouvrage Naven) est un entrelacement de trois niveaux d’abstraction : au niveau le plus concret on trouve les données ethnographiques ; à un niveau plus abstrait se situe la tentative d’arranger ces données pour en obtenir différentes images de la culture, et à un autre, encore plus abstrait, la discussion réflexive des procédés par lequels le puzzle de ce jeu de patience se constitue comme ensemble. Le point culminant et final du livre est la découverte, décrite dans « l’Épilogue 1936 » (découverte faite quelques jours seulement avant que le livre ne soit sous presse), de ce qui est aujourd’hui un truisme : le fait qu’ethos, eidos, « sociologie », « économie », « structure culturelle », « structure sociale » et tous les autres mots similaires se réfèrent uniquement à la façon dont les hommes de science mettent ensemble les éléments du puzzle » . Dès lors que ce dernier niveau de communication nous conduit à mettre en valeur la notion de matrice auquel s’accole l’action, la question est donc bien de s’interroger maintenant à propos des éléments constitutifs des matrices participants à nos savoirs et qui façonnent nos actions. La littérature spécifique au travail social ne manque également pas de témoigner de questionnements relatifs aux modalités de ce qui fait savoir chez les travailleurs sociaux. C’est - pour ne citer qu’un exemple - ce que souligne Maurice Beauvais à propos de la notion d’accompagnement qui est un concept d’usage courant : « Croire dans les vertus de l’accompagnement c’est aussi partager un certains nombre de croyances sur le réel, c’est adhérer à un certain nombre de postulats idéologiques et philosophiques concernant notre rapport au monde et à la connaissance de ce monde » .
Partant de constats de terrain sur la manière, la posture, les réactions avec lesquelles étudiants et travailleurs sociaux accueillent les savoirs, nous souhaiterions mettre à la discussion l’idée que nos soubassements idéologiques, philosophiques, socioéconomiques et aussi spirituels conditionnement notre disposition à accueillir, à accepter voire à nous approprier de nouveaux savoirs. De manière plus individuelle, il s’agirait de s’interroger à propos des leviers, des valeurs, des fondements personnels et partagés qui nous animent lorsque nous nous mettons en situation d’apprentissage. Notre questionnement s’attachera donc maintenant à mettre au travail les ressorts, les références culturelles, idéologiques et spirituelles assemblées dans un corpus de pensée plus ou moins homogène par les membres d’une même communauté . Matrice qui fait l’identité et la spécificité du travail social - le plus souvent inconsciemment car fortement ancrés en nous - lorsque nous entrons en situation d’apprentissage et donc d’accueillir des savoirs susceptibles de nous mettre en action.
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Matrice religieuse
La ressource spirituelle généralement héritée de l’éducation judéo-chrétienne du monde occidental peut être le prisme par lequel les savoirs sont entendus, appréhendés et traduits. Elle constitue historiquement la toute première matrice par laquelle l’objet social s’est développé. « Pendant les deux premiers millénaires de notre ère, en Europe, c’est l’Eglise qui a assuré le secours aux pauvres, aux infirmes aux vieillards et aux orphelins. Le fondement de la foi chrétienne est comme dans bien d’autres religions l’adoration de Dieu. Particularité de ce culte, cette dévotion s’exprime non au travers de sacrifices divers et variés, mais au travers de l’amour de son prochain. La doctrine officielle du christianisme invite ses adeptes à faire le bien d’autrui, comme meilleur moyen de gagner le paradis » . Ancrée au tréfonds de la relation d’aide, l’obédience religieuse constitue la référence qui guide la pratique du travailleur social, une référence qui, si elle représente encore aujourd’hui l’identité de près d’un tiers des structures sociales, constitue la focale par laquelle se structure et s’ordonne les modalités d’accueil des savoirs. En souterrain à sa posture comme à sa pratique cette exégèse sociale agit sur le processus de sélection, d’appropriation et de mise en pratique des savoirs. Dit autrement le fait religieux en faisant émerger précisément des savoirs éthiques et moraux produirait une forme d’action sociale concrète, spontanée et de surcroît transnationale. Une matrice – encore vivace - qui ne s’exprime certes plus au travers d’une pratique religieuse mais par le biais d’une aptitude à faire vivre les savoirs à la lumière du texte.

Matrice carthésienne
Les Philosophes des Lumières rayonnent depuis le 16é siècle d’une influence scientifique, sociologique et culturelle très importante et force est de constater que l’objet social n’échappe pas à cette mouvance, à cette matrice. L’arbre de la connaissance décrit par Descartes représente ainsi une étape décisive dans l’éclosion d’une science en voie d’autonomisation de la métaphysique tandis que la notion de rationalité devient elle centrale. Gaston Bachelard affirmera ainsi que «…les règles générales de la méthode cartésienne sont désormais des règles qui vont de soi. Elles représentent, pour ainsi dire, la politesse de l’esprit scientifique » . Ainsi l’avènement du cartésianisme augmenté de l’expérimentation positiviste et décliné en méthode hypothético-déductive constitue aujourd’hui la matrice dominante à la construction de nos savoirs. Mais l’est-elle aussi pour le travailleur social ?
Parmi les très nombreux éléments et concepts autours desquels cette matrice construit de nos jours nos savoirs nous souhaiterions en développer deux qui ont selon nous toute leur importance pour le travail social : l’Etat et le concept d’incertitude ; l’évolution de la place du premier concept nous invitant à nous pencher sur celle du second.
Il ne fait aucun doute que la place de l’Etat dans le travail social est nodale. En effet, dés la révolution française est proclamé que le droit à l’assistance est un droit fondamental. Ce dernier est un devoir d’Etat et un droit pour les citoyens. En 1796 sont créés par exemple les Bureaux de bienfaisance sous autorité préfectorale et organisés dans chaque commune qui se transformeront en Centres Communaux d’Action Sociale (CCAS) plus tard. l’Etat va ainsi offrir un cadre de réflexion et d’épanouissement au travail social tout au long du XXéme siècle, notamment par le biais des politiques sociales et au rôle providentiel attendu de lui tout au long des trente glorieuses. C’est en quelque sorte à la naissance de l’institutionnalisme auquel nous assistons et où l’interventionnisme de la sphère publique dans l’action sociale s’intronise . Dans ce cadre la théorie Marxiste ne pouvait pas qu’avoir un rôle à jouer dans la matrice. Associée ainsi apports de Foucault cette théorie va proposer un cadre théorique complet pour saisir le sens du concept de travail social . Adoubée, ignorer voire rejeter cette dernière théorie vient formater des savoirs qui deviennent pour certains des leviers à l’action tandis qu’elle maintien dans le doute les autres. Pour ces derniers petits enfants de Descartes ces savoirs sont effectivement plutôt perçus comme source de stérilisation de la pensée et en finitude de l’action sociale : en somme des savoirs qui traversent leur matrice sans rien apporter d’immédiat à l’action. Car entre-temps la matrice carthésienne va connaître une évolution importante s’apparentant dans une certaine mesure à une mutation. Effectivement l’économique va devenir de plus en plus prégnant avec le développement de l’idéologie libérale . Cette transformation repositionne l’individu au centre l’action sociale. La personne ou plutôt l’usager est considéré dans sa globalité, tandis que les politiques sociales s’attachent à renouveler leurs droits et à s’adapter aux nouvelles questions sociales. Rien de contestable à de telles orientations et innovations si nous n’observions pas parallèlement une croissance des inégalités et de la pauvreté. Alors qu’auparavant l’incertitude inhérente aux populations en souffrance était en grande partie assumée – pour le meilleur mais aussi parfois pour le pire - par des institutions Étatiques, avec le libéralisme l’assomption de l’incertitude va être de plus en plus supportée par l’individu lui même. L’individu (re)devient ainsi le levier essentiel à son propre changement. Plus concrètement, la délégation de l’État de son devoir d’assistance auprès des collectivités associée à l’abandon de la lutte contre l’exclusion sociale massive se traduit par une « montée des incertitudes » et donne naissance au précariat . En outre, et à défaut de constater l’émergence d’une théorie de l’action sociale, l’empirisme est appelé au chevet de l’objet social. Cette évolution économique va débrider la société civile qui va tenter de prendre en charge à la hauteur de ses moyens la responsabilité de nouvelles problématiques médico-sociales comme par exemple dans le champ du handicap ou demain de la dépendance. Avec « la crise du néolibéralisme » déclenchée depuis 2008 la matrice carthésiano-libérale souffre aujourd’hui d’un affaiblissement considérable de ses soubassements théorico-pratiques et donc de son efficacité sociale. « C’est une évidence : la politique menée (en France) avec tous les autres pays européens va précipiter la crise du système » . Dans un tel contexte il paraît naturel que les travailleurs sociaux soient tentés de précipiter le divorce d’avec cette matrice tandis que nombre d’entre eux participent par leurs réflexions et par leurs recherches à l’émergence d’une nouvelle matrice.

Sur la voie d’une nouvelle matrice
Nous souhaiterions évoquer certaines recherches qui semblent s’inscrire dans la perspective d’aller vers une nouvelle matrice et par la même occasion apporter quelque élément de réponse concernant la démarche d’étudiants engagés dans l’élaboration et la rédaction de leur mémoire.
Depuis le début des années 1990, les dernières avancées des neurosciences ont conduit à une révision de l’un des soubassements méthodologique fondamental à la matrice carthésienne ; à savoir le postulat séparant le corps et l’esprit. En effet, les travaux menés par Antonio Damasio au début des années 1990, nous révèlent l’importance des émotions dans les processus de décisions, de cognition et de sélection des savoirs, de sorte que « La capacité d’exprimer et de ressentir les émotions fait partie des rouages de la raison pour le meilleur et pour le pire » . Mais si la place fondamentale accordée aux émotions n’a rien de nouveau pour le travailleur social ces dernières recherches en appellent cependant d’autres et viens ainsi bousculer sinon bouleverser la manière d’accueillir les savoirs. Ces dernières recherches viennent ainsi conforter le concept d’ethos définit par Bateson comme la classe des apprentissages émotionnels et interactionnels qui aboutissent, chez les membres d’une société donnée, à une même façon de se comporter entre eux et de communiquer leurs émotions. Les émotions auraient donc une place particulière à jouer dans la nouvelle matrice construisant nos savoirs…

L’idéologie , les paradigmes scientifique et socioéconomique dominants, associés aux contingences matérielles de l’époque constituent un système de communication - une matrice - favorisant le déploiement et l’émergence d’information, de savoirs. Une matrice nouvelle à ce qui fait savoirs et actions, plus élaborée, plus intriquée, plus métissée de champs disciplinaires serait donc en en gestation aujourd’hui dans l’intervention sociale.


Stéphane Edme

Bibliographie (indicative)

- Bachelard G, (2011), «La formation de l’esprit scientifique », VRIN, 305 pages, 1938 pour la première édition.
- Bateson G, (1977), « Vers une écologie de l’esprit », tome 1, seuil, 246 pages, 1er édition .
- Bateson G, (1980), « Vers une écologie de l’esprit », tome 2, seuil, 246 pages, 1er édition 1972.
- Bateson G, (1984), « La nature et la pensée », Seuil, 236 pages (1er édition 1979).
- Bateson G, (1996), « Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit », Seuil, 462 pages, 1ER édition 1991.
- Damasio A, (2001), « L’erreur de Descartes. La raison des émotions», Odile Jacob poches, pages (1er édition 1995).
- Damasio A, (2002), « Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience », Odile Jacob poches, 479 pages (1er édition 1999).
- Descartes R, (2000), « Discours de la méthode », Le livre de poche, 251 pages (édition originale 1637), préface et introduction par D Moreau.
- Karsz S, (2011), « Pourquoi le travail social ? », Dunod, 2éme édition, 248 pages.
- Passet R, (2010), « Les grandes représentations du monde et de l’économie. A travers l’histoire », Les Liens qui Libèrent, 950 pages.
- Winkin Yves (sous la dir) (1988) « Bateson : premier état d’un héritage. Colloque de Cerisy », Seuil, 347 pages.
- Wittezaelle JJ (sous la dir) (2008), « La double contrainte », De Boeck, 268 pages.

Résumé en Anglais

After submitting in broad outline the foundations of the notion of a matrix building our knowledges, we are trying to analyze how the social workers’ knowledge comes within the scope of a specific historical, scientifical and socio-economical context. It leads us to emphasize the complexity of the knowledges guiding the social workers of our time.