Fiche Documentaire n° 3123

Titre TRANSFORMATION DES SAVOIRS RELATIVE A L’APPROCHE SITUATIONNELLE DU HANDICAP

Contacter
l'auteur principal

Auteur(s) PILLANT Yves  
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

Résumé | Bibliographie | Les auteurs... | Article complet | PDF (.fr) | Résumé en anglais | PDF .Autre langue | Tout afficher

Résumé

TRANSFORMATION DES SAVOIRS RELATIVE A L’APPROCHE SITUATIONNELLE DU HANDICAP

Pendant des siècles le handicap a été conçu comme un attribut du sujet : on est handicapé ; une particularité (le handicap) est marqueur d’identité. De surcroit, le paradigme kantien habitué à la coupure entre le sujet et le monde qui l’entoure, entérine cette attribution : c’est bien l’individu qui est porteur d’un handicap. Cette centration sur le sujet fera se poser la question de l’intégration de la personne handicapée dans notre société tant il apparaît plus autre qu’un autre.

L’approche prônée par l’OMS au travers de la Classification Internationale du Fonctionnement (CIF, 2000) veut provoquer une compréhension multifactorielle et pluridimensionnelle du phénomène de handicap. La santé s’y envisage ici dans une interaction où contexte et sujet se corrèlent. Cette Classification vient réinterroger notre compréhension de l’individu, et de celui-ci dans le rapport individu / société.

Qu’entend-on par approche situationnelle ? Quels déplacements épistémologiques sont convoqués ? Quelle incidence sur la compréhension de la déficience, de la capacité, de la participation de la personne ?
De surcroit la CIF précise, pour l’environnement de la personne, qu’il s’agit de l’environnement immédiat mais aussi des «services et systèmes - structures sociales» ; penser « situation de handicap » inclut donc le territoire local de la personne. Quels enjeux en termes d’ingénierie sociale ? Quelle place pour les acteurs et les actants non-humains ? Quelles pratiques pour atténuer les effets de discontinuité de l’action ? Quelles dynamiques pour une société inclusive ?

Cette communication a pour but de mettre en exergue plusieurs déplacements tant paradigmatiques que pratiques. La pensée de John DEWEY et la recherche en ingénierie sociale seront convoquées pour enrichir les notions de situation, d’expérience et d’inclusion.

Par l’approche situationnelle, l’action sociale est appelée à renouveler ses formes de souci de l’autre. Non plus de façon trop exclusive à l’aune des dimensions interpersonnelles mais en articulant celles-ci dans une appréhension plus complexe des déterminants que la situation actualise. Loin d’une tendance à la réification, penser l’action sociale en termes d’ingénierie sociale c’est alors faire place à cette complexité et concevoir les actions favorisant l’inclusion.

Bibliographie

BENASAYAG Miguel. Le mythe de l’individu. La Découverte, 1998
BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Eve. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard 2011
CALLON Michel. Sociologie de l’acteur réseau. In Sociologie de la traduction, Textes fondateurs. Mines Paris, 2006.
LE MOIGNE Jean-Louis. Les épistémologies constructivistes. PUF 2012, coll. Que sais-je ?
MORIN Edgar. Introduction à la pensée complexe. Seuil, 2005
WHITEHEAD Alfred North. Procès et Réalité. Gallimard, 1995
ZASK Joëlle. Présentation de l’édition française du livre de DEWEY : Le public et ses problèmes. Folio
ZASK Joëlle. Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation. Ed. Le bord de l’eau, 2011

Présentation des auteurs

Yves Pillant, formateur en ingénierie sociale à l’IMF (Marseille). Responsable pédagogique du Domaine de formation « conception et conduite d’actions » du Diplôme d’état d’ingénierie sociale (DEIS). Il est également chargé de développer la formation sur sites professionnels.

Communication complète

1. De la CIH à la CIF
La Classification Internationale du Fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), élaborée en 2000 par l’Organisation Mondiale de la Santé, propose une compréhension multifactorielle et pluridimensionnelle du phénomène de handicap.

Dans son introduction il est précisé que la CIF « définit les composantes de la santé et certains éléments du bien-être relatifs à la santé (comme l'éducation ou le travail). Les domaines couverts (…) peuvent donc être désignés par les termes de domaines de la santé et domaines liés à la santé. » .
Pour envisager la nouveauté d’une telle affirmation il convient d’ores et déjà de mesurer deux aspects :
1. Cette prise en compte de ce qui constitue la santé éloigne d’une classification des « conséquences de la maladie » (version 1980), conséquences qui « se focalisent sur l'impact de la maladie ou tout état de santé qui peut en résulter. »
Cette approche est donc porteuse d’une rupture avec les antérieures conceptions qui envisageaient exclusivement le handicap dans une logique médico-médicale, elle «adopte une position neutre par rapport à l'étiologie » .
2. La santé n’est plus seulement compréhensible par une centration sur le sujet malade ; elle est tout autant pensable par une prise en compte des éléments contextuels (éducation, travail) « liés à la santé ». La santé s’envisage ici non dans une ontologie qui confine à l’ipséité mais dans une interaction où contexte et sujet se corrèlent.

La notion de « fonctionnement » demande à être bien comprise. Dans la CIF certains « termes sont utilisés dans un sens particulier qui peut différer de celui que leur reconnaît l’usage courant » . Fonctionnement ici ne renvoie pas tant à une approche mécaniciste qui verrait le corps comme une machine, un moteur en fonctionnement. Cette notion ne peut être réduite à une cybernétique du corps ; il s’agit de présenter une vision holiste d’un tout qui subsume la juxtaposition des composantes que le corps met en présence : « le fonctionnement se rapporte à toutes les fonctions organiques, aux activités de la personne et à la participation au sein de la société, d'une manière générale. » . La notion de fonctionnement veut rendre compte d’un continuum entre des dimensions biologique et sociale. On passe d’un modèle biomédical à un modèle qui prend en compte le contexte au point d’impliquer la société comme contributrice « du caractère handicapant du handicap » .

Cette approche du fonctionnement humain énumère l’ensemble des composantes constitutives de ce qui veut être appréhendé comme un tout. La CIF « organise l'information en deux parties: (1) fonctionnement et handicap et (2) facteurs contextuels. Chaque partie a deux composantes:
1. Composantes du fonctionnement
a) La composante Organisme comprend deux classifications, une pour les fonctions des systèmes organiques et une pour les structures anatomiques.
b) La composante activités et participation couvre la gamme des domaines définissant les aspects du fonctionnement, tant du point de vue de la personne en tant qu'individu que du point de vue de la personne en tant qu'être social.
2. Facteurs contextuels
a) Une liste de facteurs environnementaux constitue un sous-ensemble des facteurs contextuels. Ces facteurs environnementaux ont un impact sur toutes les composantes du fonctionnement et du handicap et sont organisés de manière à aller de l'environnement le plus proche à l'environnement le plus général.
b) Les facteurs personnels constituent l'autre sous-ensemble des facteurs contextuels. »




La classification définit les composantes ainsi :
1. Pour la partie niveaux du fonctionnement
« Les fonctions organiques désignent les fonctions physiologiques des systèmes organiques (y compris les fonctions psychologiques). Les structures anatomiques désignent les parties anatomiques du corps, telle que les organes, les membres et leurs composantes. Déficiences désignent des problèmes dans la fonction organique ou la structure anatomique, tels un écart ou une perte importante.
Activité désigne l'exécution d'une tâche par une personne. Participation désigne l'implication d'une personne dans une situation de vie réelle. Les limitations d'activité désignent les difficultés que rencontre une personne dans l'exécution de certaines activités. Les restrictions de participation désignent les problèmes qu'une personne peut rencontrer en s'impliquant dans une situation de vie réelle. »
On le voit la notion de « handicap sert de terme générique pour désigner les déficiences, les limitations d'activités et les restrictions de participation » . La loi française du 11 février 2005 s’appuiera sur cette Classification pour définir le handicap ainsi : « constitue un handicap toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subies dans un environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant.»

2. Pour la partie facteurs contextuels
La CIF dresse aussi « la liste des facteurs environnementaux qui peuvent avoir une influence sur tous ces schémas. »
« Les facteurs environnementaux constituent l'environnement physique, social et attitudinal dans lequel les gens vivent et mènent leur vie. » Attitudinal veut souligner combien les attitudes humaines vis-à-vis d’une personne contribue à la production du handicap. « Les facteurs sont externes à la personne et peuvent avoir une influence positive ou négative sur la performance de la personne en tant que membre de la société, sur la capacité de la personne, ou sur une fonction organique ou une structure anatomique de cette personne. »
« Les facteurs personnels représentent le cadre de vie d'une personne, composé de caractéristiques de la personne qui ne font pas partie d'un problème de santé ou d'un état fonctionnel. Ils peuvent inclure le sexe, la race, l'âge, la personnalité et le caractère, les aptitudes, les autres problèmes de santé, la condition physique, le mode de vie, les habitudes, l'éducation reçue, le mode d'adaptation, l'origine sociale, la profession, le niveau d'instruction ainsi que l'expérience passée et présente (les événements vécus et les circonstances de la vie), les schémas comportementaux et les traits psychologiques ou autres. Tous, ensemble ou séparément, peuvent avoir une influence sur le handicap à un niveau quelconque. »

Chaque niveau de la première partie reprend ce que la Classification précédente (CIH) envisageait avec une terminologie négative : déficience, incapacité et désavantage. Mais l’évolution entre la CIH et la CIF ne tient pas qu’à un changement de termes, l’essentiel consiste à abandonner un causalisme linéaire où la déficience engendre des incapacités, celles-ci provoquant des désavantages dans le rapport à la société. L’approche interactionniste de la CIF va permettre d’envisager l’impact des niveaux entre eux. L’accroissement de la participation à la vie en société vient mettre en travail une limitation des activités et stimuler la déficience au point d’en restreindre l’ampleur voire d’en provoquer une remédiation. Pour le dire sans nuance, la participation agit sur la déficience (sans la gommer bien sûr).
D’une logique unidirectionnelle linéaire mécaniste et positiviste de cause à effet allant du sujet vers la société, la CIF promeut un modèle systémique multidimensionnel. Ce modèle permet une compréhension du phénomène de handicap qui n’a plus à choisir pour entrée soit l’individu (modèle médical) soit la société (modèle social). La notion qui va permettre d’échapper au choix d’une de ces entrées trop exclusives est la notion de situation .

Dernier aspect, et non des moindres, alors que les chercheurs pensaient élaborer une approche spécifique au handicap, ils découvrent qu’il n’y a jamais qu’un seul système de fonctionnement humain : la classification « en fait (…) concerne tout un chacun » . En d’autres termes la CIF « est d'application universelle » ; une personne handicapée n’est plus l’autre de l’autre, elle est comme tout un chacun avec des plus et des moins…elle n’est pas plus incapable, elle est « autrement capable » , une « personne à besoins particuliers » au même titre que tout le monde !


2. Substantialisme et conception post-métaphysique
Cette Classification, au-delà d’une visée opératoire indéniable , vient réinterroger notre conception de l’individu, et de celui-ci dans le lien individu / société. C’est de cette mise en travail que cet exposé veut rendre compte au croisement d’une compréhension de la personne dans une globalité prise en compte par la CIF et des approches philosophiques actuelles.

Le handicap a, pendant des siècles, été conçu comme un attribut du sujet. Reprenant la conception aristotélicienne de l’accident, le handicap qualifiait l’être substrat qui le portait (« personne porteuse d’un handicap »). Toutes les formulations émises traduisaient ce substantialisme : il est trisomique, il est aveugle, il est myopathe, c’est un fou. Même si, dans la philosophie d’Aristote, la substance désigne la permanence des choses au-delà des changements et invite à ne pas prendre l’accident pour cette permanence, c’est bien l’être du sujet qu’un prédicat qualifie de façon attributive . Et c’est bien ce sujet qui est « porteur d’une différence ». La segmentation individu / société est activée dans une logique binaire et disjonctive qui permet de replier sur le sujet une particularité.

Il faut mesurer les dégâts de cette approche qui décharge une forte violence symbolique. Tout d’abord je me permets de qualifier l’être de l’autre à l’endroit de ce qu’il subit (on ne choisit pas la trisomie) : à partir d’une particularité de la personne (la trisomie 21), je la caractérise au point de définir ce qu’elle est, de définir son identité (« c’est un triso »). Mais de plus cela permet de l’étiqueter comme l’autre de l’autre : il y aurait parmi nos semblables des moins semblables, des plus autres.

C’est dans cette posture substantialiste que certains professionnels s’octroient le droit de préciser tant les besoins de la personne que ses incapacités. Ils savent. Puisque le sujet peut être envisagé comme une entité suffisante, simple conséquence d’une déficience qui le constitue, et puisque je connais cette déficience, l’expertise consiste à préciser en quoi cette déficience se manifeste dans cette individualité. En positif, l’expert cernera des besoins qui répondent point par point aux incapacités recensées (face négative de ce positif).
Dans cette perspective, l’action ne consiste pas tant à faire qu’à nommer. De même qu’un éducateur croit qu’il a fait quelque chose quand il a dit que cette enfant EST capricieuse, l’expert pense qu’il a fait quelque chose en désignant la cécité et ses caractéristiques. Ainsi les acteurs « se concentrent davantage sur ce que les personnes sont plutôt que sur ce qu’elles font» ce qui « a pour conséquence de les entrainer dans les méandres de la pensée linéaire et causale favorisant un certain apragmatisme en termes d’action sociale » .

Notre question devient donc : en quoi l’approche situationnelle défait-elle cette tendance substantialiste ?


3. La situation comme « entité actuelle »
En approfondissant son approche du sujet connaissant, Kant va stabiliser une coupure entre le sujet et le monde qui l’entoure, une coupure qui semble corroborée par notre expérience personnelle : il y a un intérieur que notre limite corporelle distingue d’un extérieur.
L’approche par la situation remet en cause cette coupure qui divise, oppose et clive les composantes de la situation. Une situation est composée de conditions qui ne dépendent pas du sujet, le sujet participant en tant que multiple à la situation. Dans ce cadre, « la pensée est un élément , une activité propre de la situation à laquelle l’homme participe, sans que pour autant nous puissions nous situer comme sujets producteurs d’un phénomène qui, par essence, nous dépasse largement » . En nommant les facteurs contribuant au multiple qu’est la situation, la CIF permet d’appréhender ce dépassement.
Pour considérer la situation comme phénomène il faut résister à la tentation d’une montée en généralité : il n’y a de situation que concrète composée d’éléments en situation ; il n’y a pas de situation universelle. Cette dimension concrète réclame la prise en compte d’une actualité de la situation. C’est ainsi que WHITEHEAD, pour définir la situation en valorisant le multiple incomplet qu’elle représente et l’actualisation de sa réalité, parle d’une « entité actuelle » et d’ajouter : « Hume a découvert qu’une entité actuelle est d’emblée un processus, et qu’elle est atomique ; si bien qu’en aucun sens elle n’est la somme des parties. Hume a proclamé la banqueroute de la morphologie »
« L’expérience vécue par chacun d’entre nous qu’il existe un intérieur et un extérieur n’a donc pas à voir avec la constatation de l’existence d’un sujet humain, mais correspond plutôt à un simple effet de la conscience qui, se prétendant instance de totalisation, analyse le monde comme si c’était son objet, par rapport auquel elle serait extérieure » . « Ce que nous nommons de façon imprécise « monde » est cette scène où se déroulent les multiples processus d’organismes actuels qui, à leur tout, entrent en relation les uns avec les autres créant par là de nouveaux organismes » .
L’entité actuelle qu’est la situation met en présence des dimensions constitutives hétérogènes qu’un continuum propre au vivant articule (par exemple : l’environnement sous l’angle matériel, social, biochimique, la personnalité du sujet, sa condition physique, ses habitudes, etc.). Le multiple ouvert qu’est cette situation se présentifie par les interactions entre les composants en présence, quelle que soit leur degré d’hétérogénéité.


4. Situation et prise en compte du non humain
Cette approche situationnelle de la réalité d’une personne altère donc tout anthropocentrisme et conduit à accorder de la valeur à des aspects que la tradition occidentale a secondarisé au regard du sujet connaissant. On retrouve ici, dans la rupture portée par l’approche situationnelle, ce que des auteurs comme Bruno LATOUR et Michel CALLON cherchent, dans leur domaine, à reconsidérer : la place de l’actant.
Dans la sociologie de l’acteur réseau, ces penseurs développent une approche connexionniste qui étudie les chainages qui assurent une continuité de phénomènes allant de l’intimité d’un laboratoire jusqu’aux retentissements pratiques des décisions politiques. Cette continuité conduit à prendre au sérieux le « non-humain » qui entre dans la composition du chainage. « Dans la vision traditionnelle, les non-humains sont évidemment présents, mais leur présence ressemble à celle de meubles dans un intérieur bourgeois. Au mieux, lorsque ces non-humains prennent la forme d’artéfacts techniques, ils sont nécessaires à la vie quotidienne qu’ils rendent plus facile et plus agréable ; au pire […] ils constituent des éléments du contexte à prendre en considération, un cadre de l’action. Dans la mesure où ils sont traités comme étant extérieurs au collectif ou comme étant instrumentalisés par lui, les non humains sont dans une position subordonnée. Les deux dernières décennies (…) ont eu pour effet de remettre en question cette division. (…) La notion de société faite d’humains est remplacée par celle de collectif produit par des humains et des non humains.»
Pour l’approche situationnelle du handicap, cette conception qui combine humain et non-humain sans sous-estimer le non-humain présente un intérêt conceptuel. La situation de handicap est en effet considérée comme susceptible de compensation. Entre la capacité de la personne dans un milieu idéal et sa performance dans un milieu ordinaire la compensation cherche, grâce à des médiations adaptées, à optimiser la participation à l’environnement par l’atténuation d’une limitation des activités. Pour le dire autrement, une compensation réellement opératoire atténue le handicap. Cette médiation non humaine peut être un animal (chien guide d’aveugle par exemple), des aides techniques (un fauteuil qui peut s’élever pour prendre un objet dans un placard en hauteur ou un feu rouge qui indique le moment où le piéton peut traverser), un aménagement du cadre de vie (une voiture où l’on peut conduire en restant assis dans son fauteuil roulant) . Ces artefacts sont des éléments à part entière de la situation.


5. La situation comme révélatrice des capacités
La situation n’est pas une collection d’éléments juxtaposés, s’y combine ses composants pour constituer une unité nouvelle actuelle ponctuelle. Rendre compte des diverses convergences et combinatoires des aspects hétérogènes qui spécifient la situation posent des problèmes épistémologiques difficiles. Mais la description des processus à l’œuvre semblent s’orienter vers une condition première et nécessaire que traduit la notion de participation.
Dans le champ de l’action sociale en France, la participation s’est posée en principe dès la loi du 2 janvier 2002. La participation de la personne accueillie dans ce secteur doit être systématiquement recherchée, que ce soit dans le cadre de son quotidien, de son projet, de la vie de l’institution lorsqu’elle est en établissement.
Conjointement la participation est également un moyen ; le processus de praxis dit : c’est en participant que l’on apprend à participer. Autrement dit, plus la personne contribue à la dynamique de son environnement, plus son environnement l’arrache à la passivité de l’assistanat, plus elle se perçoit la source de son propre devenir et de sa propre liberté .
Participer c’est, en tant que composant de la situation en train d’advenir comme « entité actuelle », immergée de facto dans une actualisation de la situation, expérimenter les effets de rupture ou de continuité que ce-qui-se-passe donne à vivre. Plus la participation est forte, plus les entités en présence actualisent leur potentiel au point que l’interaction vient impacter le contenu de ces entités même . La situation en tant que multiple ouvert par ses indéterminations se trouve en partie déterminée (donc jamais totalement) par une actualité qui oriente (canalise, influence) les flux en présence.
Un penseur a étudié ce phénomène : John DEWEY. Considérant la situation comme occasion ouverte de par l’indétermination qui la caractérise, pensant le monde comme une réalité en train de se faire (et non un donné, stable et homogène), DEWEY conçoit la situation comme « le point de rencontre autour duquel les caractères du milieu et les traits de l’être vivant peuvent être redistribués ». Pour cet auteur « il y a une interférence transformatrice entre l’organisme et l’environnement, entre l’individu et la société » (dont le dualisme par là-même est supprimé) ; individuation et socialisation sont un seul et même processus. Dans ce cadre, « l’interaction n’affecte pas seulement la nature de la relation entre deux entités mais la nature des entités elles-mêmes » : il y a aussi échange, « transaction » . « La qualité de la vie sociale et celle de l’individualité dépendent l’une de l’autre. (…) L’interdépendance entre l’individuation et la socialisation ne signifie donc pas que les individus adviennent en ingérant les normes sociales et qu’ils s’unissent du fait qu’ils ont ingérés les mêmes ; elle implique que les individus accèdent à la vie sociale et à ses multiples règles par l’intermédiaire de leur participation, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’expérience personnelle qu’ils en font » .
L’intermédiaire de l’expérience porte ici un enjeu qu’il convient de mesurer. Car la dimension opératoire de la participation est l’expérimentation d’une corrélation de multiples dimensions en quête de détermination. Pour le sujet expérimentant, « l’expérimentation peut être comprise comme l’histoire continue d’un ensemble d’expériences formant entre elles une série .» Toute nouveauté advenant dans une situation vient ici percuter cette continuité et, en produisant une discontinuité, conduit le sujet à « reconstruire le cadre de l’expérience en agissant sur ses conditions afin que puisse reprendre le continuum des expérimentations. » L’expérience est ainsi génératrice d’ordre en ce qu’elle appelle le sujet à prendre part au processus d’auto-détermination propre à la mise en actualité de la situation .
Cette conception de l’expérimentation accorde à la situation une place essentielle dans la découverte que peut faire le sujet de ses capacités au point que la situation devient la condition nécessaire à cette découverte . Ceci n’est pas sans conséquence sur la posture des aidants impliqués par la situation.
Autant le substantialisme autorisait à octroyer à l’autre des incapacités, autant la situation révèle à chacun ses possibilités en situation. L’avènement d’une capacité ne relève pas d’un jugement porté en extériorité , il appartient au sujet en train de se révéler dans la situation en train de se passer. Aussi les aidants doivent avoir le souci de multiplier des situations suffisamment dynamiques dans des espaces sociaux suffisamment diversifiées pour multiplier des expérimentations d’actions à conduire, de places à investir, de rôles à tenir. Ces aidants optimisent alors des conditions pour que le sujet exerce son auto-détermination en participant pleinement au processus d’auto-affirmation et de développement de la situation. « Plus les relations sociales sont libres et variées, plus les ressources et les conditions dont les individus ont besoin afin de se développer sont présentes, plus les individualités sont affirmées. Réciproquement, plus les individus sont affirmés au titre de personne singulière, plus leur attente d’une expérience singulière est forte, et plus les institutions sociales sont intelligentes.» Etre à la hauteur des possibles ouverts dans et par la situation et permettre au sujet d’être une composante qui participe, prend part et contribue à son devenir auto-affirmé demande une posture aidante à la hauteur de l’indétermination. Cette posture est « fille de l’étonnement » . En restant ouvert aux possibles que la situation porte, l’aidant veille à ne pas provoquer une détermination qui gênerait la participation contributive du sujet à cette situation.

6. Situation et territoire
On l’a vu la situation est un effet de convergence de dimensions multiples et diverses. Les facteurs environnementaux sont pleinement actifs dans la composition du processus. Pour Norbert ELIAS l’environnement est « un concept caoutchouteux » en ce que ses limites sont peu définissables.
La CIF précise, pour l’environnement de la personne, qu’il s’agit des «caractéristiques physiques et matérielles de l'environnement auxquelles la personne est directement confrontée, de même que les contacts directs avec les autres, qu'il s'agisse de membres de la famille, de connaissances, de pairs ou d'étrangers » . Mais cet environnement est tout autant composé des «services et systèmes - structures sociales, services et règles de conduite ou systèmes formels ou informels, ayant cours dans le milieu communautaire ou dans la culture, et ayant un impact sur les personnes. Ils comprennent à ce niveau les organismes et les services liés au cadre de travail, les activités communautaires, les organismes gouvernementaux, les services de communication et de transport, les réseaux sociaux officiels, ainsi que les lois et réglementations, qu'elles soient officielles ou non, les attitudes et les idéologies » .

L’appréhension systémique d’une telle globalité réclame un effort spécifique . Mais, au-delà de cette question, prenons acte que le processus à l’œuvre ouvre la situation au territoire. Penser situation de handicap inclut le territoire local de la personne ; envisager la situation dans la dynamique composite proposée par la CIF amène à prendre en compte le territoire comme une dimension de la situation, un territoire caractérisé par ses ressources, ses acteurs et leur possible mobilisation pour participer à la situation. Ouvrir des possibilités de mise à disposition et d’adaptation des ressources présentes localement pour que des déterminations promeuvent des réponses de proximité est le souci que porte l’ingénierie sociale. Cloisonnements sectoriels (sanitaire / social / médico-social / emploi), clivage identitaire des cultures professionnelles, hyper spécialisation des dispositifs (par type de déficience par exemple), autant d’obstacles empêchant aux systèmes présents toute plasticité, cette souplesse nécessaire pour venir irriguer la situation de la personne. Les logiques de placement contraignent notamment la personne à une désimplantation pour refermer les possibles de la situation dans laquelle elle évoluait et la restreindre à un rôle de simple bénéficiaire dans un espace social fermé et artificiellement créé. Les occasions potentielles de la situation ouverte se trouvent ramenées à un ensemble déterminé qui produit une situation fermée. A moins que l’établissement soit envisagé comme un possible, mobilisable ponctuellement parmi les autres possibles, vigilant à la non clôture de la situation.
Pour le dire autrement, l’approche situationnelle en fidélité à son ouverture sur les possibles réclame une dynamique réticulaire des acteurs. « La formation du paradigme de réseau est liée de façon très générale à un intérêt croissant portées aux propriétés relationnelles par opposition aux propriétés substantiellement attachées à des êtres qu’elle définiraient en soi » . Apparaît ici « une conception organiciste de la société comme corps vivant irrigué par des flux, qu’ils soient matériels ou immatériels ». « Au lieu de supposer un monde organisé selon des structures de base, elle [cette approche par les réseaux] se donne un monde dans lequel, potentiellement, tout renvoie à tout ; un monde souvent conçu comme « fluide, continu, chaotique » (Descombes, 1989) où tout peut se connecter avec tout et que l’on doit d’abord aborder sans a priori réductionniste » .


7. La situation « Unitas multiplex »

En regardant, au fil des pages, les catégories s’énoncer, la Classification Internationale du Fonctionnement donne l’impression de se rapprocher d’un catalogue à la Prévert ; les facteurs se déploient dans des listes qui paraissent sans fin, comme en quête d’une asymptotique exhaustivité. On se perd dans une multiplicité d’éléments qui, à les lire d’une façon continue, nous mettent dans une forme de fragmentation discursive ; la perception est à la fois perception de la richesse, la profusion, la surabondance d’éléments mais aussi sensation de saturation tant le multiple envahit tout.
Cette mise à plat des éléments multiples et la description des dimensions pesées une à une relèvent d’un effort scientifique à souligner ; c’est un exemple rare de présentation de la complexité que nos savoirs d’aujourd’hui tentent d’appréhender.
Cette liste organisée avec ses classes et ses repères n’a pas de sens en tant que telle. C’est la situation qui met en œuvre et qui, comme « entité actuelle » détermine, sélectionne, corrèle et valorise tel/s ou tel/s aspect/s. La situation seule, dans l’actualisation dont elle procède, est un croisement combinatoire possible de ce multiple. Devant tant de niveaux, de facteurs, de dimensions et d’aspects, rendre compte des conjonctions, des combinaisons est une tâche impossible. Les mots chainage, processus, synergie disent quelque chose des dynamiques conjonctives mais restent d’une évidente imprécision .
« Joignez la cause et l’effet, l’effet reviendra sur la cause, par rétroaction, le produit sera producteur. Vous allez distinguer des notions et vous allez les joindre en même temps. Vous allez joindre l’Un et le Multiple, vous allez les unir, mais l’Un ne se dissoudra pas dans le Multiple et le Multiple fera quand même partie de l’Un. Le principe de la complexité, en quelque sorte, se fondera sur la prédominance de la conjonction complexe. »

C’est la situation qui agence ce multiple vers une totalité qui ne nous est pas intellectuellement accessible. «L’aspiration à la totalité est une aspiration à la vérité et (…) la reconnaissance de l’impossibilité de la totalité est une vérité très importante » . Il nous faut nous contenter d’une considération de la situation en tant que « multiple convergent » : « tout dans la situation témoigne de son caractère de multiple parmi des multiples. Si la situation est un multiple convergent c’est parce qu’une situation comme multiple pur ne peut exister » . La situation singularisée par cette convergence est ce multiple-là en devenir d’unité tel un organisme vivant (sans oublier le rôle du non-humain). Et pour la philosophie, si cette unification est possible (bien qu’incompréhensible), alors l’Un est présent au point de garantir la non fragmentation des composants de la situation . WHITEHEAD nomme « concrescence » cet organisme et sa dynamique unificatrice . « Dans cette concrescence, la singularité existe comme pure irruption auto-affirmée créant ainsi un niveau d’organisation fini indissociable de l’infini qui subsiste en lui comme puissance et activité le maintenant et le développant dans son mode d’être.»

8. Vers l’ingénierie sociale
Ce parcours, j’en conviens, ressemble plus à une méditation sur la notion de situation qu’à une démonstration logique. Toutefois l’approche situationnelle du handicap montre plusieurs déplacements qui ouvrent la voie à une conception non substantialiste des phénomènes à appréhender. Ceux-ci interrogent l’opposition classique sujet / objet, la place du non-humain, la combinaison momentanée de dimensions composites qui sort la situation de son indétermination, combinaison allant jusqu’à inclure les ressources du territoire local et les systèmes en présence.
L’intérêt pour cette compréhension situationnelle de réalités qui impliquent un sujet avec d’autres est d’en considérer les multiples dimensions sans une centration particulière sur les êtres humains en présence. Non qu’ils ne font pas l’objet du « souci » dont parlait HEIDEGGER mais cette centration risque fort d’engager à qualifier les intentions, les volontés, les qualités et de conduire vers un substantialisme qui ne permet plus de voir ce que l’on peut agir.
L’approche situationnelle, parce qu’elle fait de la participation la clef de voute d’un processus révélateur de capacités en devenir, ouvre un questionnement autrement plus pragmatique qu’un substantialisme qui construit ses jugements sur la situation. Qu’est-ce qui favorise ou gêne la participation de cette personne à cet espace social ? Quelles situations lui permet-on d’expérimenter ? Quelles actions lui permet-on de conduire ? Quel non-humain peut contribuer à restaurer une continuité ? Quels apprentissages doivent accompagner son expérience de cette situation ? Quels chemins cognitifs lui permet-on d’acquérir pour qu’elle modélise la discontinuité provoquée par l’expérimentation actuelle ? Comment favoriser la rencontre d’autres espaces sociaux ? Comment favoriser sa dynamique d’auto-détermination et lui permettre de capitaliser ses résultats ? Etc.
Par l’approche situationnelle, l’action sociale est appelée à renouveler ses formes de souci de l’autre. Non plus de façon trop exclusive à l’aune des dimensions interpersonnelles mais en articulant celles-ci dans une appréhension plus complexe des déterminants que la situation actualise. Le souci de la fluidité des acteurs et des actants, la promotion d’éléments de compensation qui atténuent les effets de discontinuité de l’action, la mise à disposition des ressources environnantes, le continuum entre le micro et le macro, la conjugaison d’échelles, la mise en connexion avec une diversité d’acteurs, l’accès à des traductions qui schématisent la réalité, autant de registres qui montrent que le souci de l’autre n’est pas synonyme de centration sur le sujet.

Loin d’une tendance à la réification, penser l’action sociale en termes d’ingénierie c’est faire place à cette complexité d’obédience constructiviste qui donne accès à une pensée qui ne disqualifie rien a priori, accepte de maintenir en tension sciences et société, empirie et épistémê , et maintient de façon dialogique la pluralité au sein de l’unité. Se décentrer du sujet pour se centrer sur la situation peut donc s’opérer sans prendre le risque d’un éclatement dans toutes les dimensions longuement listées par la CIF.

En ingénierie sociale la crainte du multiple, qui a souvent convoqué une logique réductionniste, est prise à contre pied : le multiple est perçu comme la trace foisonnante d’un vivant dynamique « qui tourne les obstacles en moyens » dans une situation pensée en termes d’organisme tendu vers une unité qui nous autorise à rechercher « l’un dans la diversité et la diversité dans l’un ». L’ingénierie est ici fidèle à ce que Giambattista VICO (1668 – 1744), grand critique de Descartes, appelait l’ingenium en opposition à l’analyse : « cette faculté mentale qui permet de relier de manière rapide, appropriée et heureuse des choses séparées ».








Yves PILLANT, février 2013

Bibliographie

BENASAYAG Miguel. Le mythe de l’individu. La Découverte, 1998

BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Eve. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard 2011

CALON Michel. Sociologie de l’acteur réseau. In Sociologie de la traduction, Textes fondateurs. Mines Paris, 2006.

LE MOIGNE Jean-Louis. Les épistémologies constructivistes. PUF 2012, coll. Que sais-je ?

MORIN Edgar. Introduction à la pensée complexe. Seuil, 2005

WHITEHEAD Alfred North. Procès et Réalité. Gallimard, 1995

ZASK Joëlle. Présentation de l’édition française du livre de DEWEY : Le public et ses problèmes. Folio, 2010

ZASK Joëlle. Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation. Ed. Le bord de l’eau, 2011

Résumé en Anglais


Non disponible