Fiche Documentaire n° 3204

Titre L'apprentissage des métiers du care en Île de France et en Rhénanie du Nord Westphalie: vers une alternance délibérative?

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Auteur(s) SENTIS Julie  
     
Thème Pour une approche participative  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

L'apprentissage des métiers du care en Île de France et en Rhénanie du Nord Westphalie: vers une alternance délibérative?

La voie de l’apprentissage est encouragée par la région Île de France à destination des formations sanitaires et sociales de niveau V alors que leurs équivalents dans les régions allemandes par exemple en Rhénanie du Nord Westphalie, pourtant considérées comme des championnes de l’apprentissage, s’effectuent uniquement sous statut scolaire. La question se pose donc de savoir quel mode de formation – par apprentissage en France ou scolaire en Allemagne – favorise davantage le développement professionnel des jeunes personnes en formation conçu comme celui de leurs capacités au travail, à la fois construction d'un choix biographique et d'un pouvoir d'agir relationnel chez l'employeur ou en stage (Zimmermann, 2012). Au prisme d’une enquête ethnographique effectuée sur le modèle multisite (Marcuse, 1995) dans deux CFA franciliens privé et public proposant des formations d’Aide Médico Psychologique (AMP) et d’Auxiliaire de Puériculture (AP) et deux Berufskolleg ou lycée professionnels westphaliens privé et public proposant des formations d’aidant sociaux et de soigneurs d’enfants (niveau Hauptschule équivalent au niveau 3ème), j’ai réalisé 90 entretiens avec des apprentis, des formateurs et des maîtres d’apprentissages franciliens, des élèves et des enseignants westphaliens, des directeurs d’établissements, d’OPCA et des responsables du financement, de l’organisation et de la sécurisation des parcours de formation dans les deux régions de référence. Si la constitution des référentiels allemands insistent indéniablement sur la notion d’identité professionnelle moins évidente en France en référence à la « personne » morale de l’usager, il apparaît que les élèves westphaliens ne sont pas davantage protégés que les apprentis franciliens. La différence se fait au niveau du secteur d’activité plutôt qu’au niveau de la région de référence : les formations sociales (AMP et aidant sociaux) sécurisent moins les jeunes personnes en formation que le secteur sanitaire (AP et soigneurs d’enfants). Ce n'est pourtant pas le fait d'un dispositif centralisé, lié à la tutelle publique, qui « manquerait » au secteur social. Au contraire, c'est bien la place faite à l'apprenti ou au stagiaire qui semble poser problème : le stagiaire, en cours de qualification donc non-qualifié, ne pourrait participer pleinement à la vie de la structure accueillante. Si la question de la responsabilité juridique se pose avec raison, la dynamique participative vers lequel le secteur social évolue aujourd’hui pourrait au contraire être considérée comme un levier plutôt qu’un frein : qualifié ou non, déjà en poste ou en formation, chaque professionnel participe au développement commun de la structure en se développant lui-même avec ses collègues d'un point de vue professionnel dans une interrogation constante sur ses pratiques et leurs évolutions. Une dynamique participative pourrait donc associer les personnes en formation comme les professionnels à part entières au sein de la structure (Le Goff, 2012) autour de la discussion des problèmes qui s'y posent. Associer les familles des usagers et les professionnels concernés serait un deuxième temps possible de façon à favoriser le développement de chacun dans le respect du développement commun.

Bibliographie

Beaud S. (2003), 80 % au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, 345.
Bessin M. (2012), « La présence sociale et les temps sexués du care pour repenser la solidarité », in Castel R. & Martin C., Changement et pensée du changement. Echanges avec Robert Castel, Paris, la Découverte, 261-273.
Le Goff (2012), « Care, participation et délibération : politique du care et politiques démocratiques » in Garrau, M. et Le Goff, A., Politiser le care? Approches sociologiques et philosophiques, Editions du Bord de l’Eau, 115-130.
Malglaive G. (1994), « Alternance et compétences », Cahiers pédagogiques, n° 320, 26-28.
Marcus, G.E. (1995), « Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, Vol. 24: 95-117.
Moreau G. (2003), Le monde apprenti, Paris, La Dispute, 274.
Zimmermann B. (2012), « Capacités », in Bevort Antoine, Annette Jobert, Michel Lallement, Arnaud Mias, Dictionnaire du travail, Paris, PUF, 72-78.

Présentation des auteurs

Julie Sentis, docteure en sociologie (LEST, Aix-Marseille Université)

Communication complète

La région Île de France mise aujourd’hui « sur la complémentarité d’une offre de formation diversifiée (dans ses voies et dans ses modalités) [pour offrir aux jeunes Franciliens] des parcours fluides et positifs » . L’apprentissage, plaçant les alternants à la croisée de temporalités formative en centre de formation et professionnelle chez l’employeur, sont ainsi concernés au premier chef. Les lois d’Astier (1919), Delors (1971) puis Séguin (1987) - qui marque un tournant structurel en étendant l’apprentissage à tous les niveaux - ont en effet peiné à faire prendre son envol à ce mode de formation en France. C’est la loi quinquennale sur l’emploi de 1993 qui a eu un effet dopant, notamment en supprimant l’agrément préalable du maître d’apprentissage institué en 1971 et en augmentant les aides financières aux entreprises, processus déjà entamé par la loi Séguin (Moreau, 2003). Ayant depuis 2007 connu en Île de France ses plus grands succès dans l’enseignement supérieur, l’apprentissage doit aujourd’hui être développé en priorité à destination des personnes peu qualifiées, en étant promu en tant que « passeport vers l’emploi » (Jean-Paul Huchon, président de la région Île de France). Ainsi, 26% des personnes effectuant une formation de niveau V en Île de France sont apprenties en 2009, bien que leur nombre ait baissé de 13% de 2008 à 2009 sous l’effet de la crise. Dans le secteur des métiers du care défini par Paperman (2011) comme « l’ensemble des activités qui répondent aux exigences caractérisant les relations de dépendance », la proportion s’accroît encore : les personnes préparant le Diplôme d’Etat d’ « Auxiliaire de Puériculture » (AP) sont 60% et les Diplôme d’Etat d’ « Aide Médico-Psychologique » (AMP) 80% à effectuer leur formation en apprentissage, exclusivement féminine pour les unes et comprenant 5% d’hommes pour les autres. Pourtant, en Allemagne longtemps considérée par les pouvoirs publics français comme le champion de l’apprentissage avec son duales System, la préparation des métiers correspondants Kinderpfleger ou soigneur d’enfant (KP) et Sozialhelfer ou aidant social (SH) se fait exclusivement sous statut scolaire. Une enquête conduite sur le modèle multisite (Marcus, 1998) m'a en effet permis de mener 90 entretiens dans deux CFA franciliens et deux Berufskolleg (équivalent des lycées professionnels) westphaliens (publics et privés dans les deux régions) avec deux promotions 2011-2012 et 2012-2013 d'apprentis français et d'élèves allemands, les formateurs et enseignants, les directeurs et tous les acteurs notamment régionaux intervenant directement ou non dans leur parcours.
Si les chercheurs du Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST) ont diagnostiqué au début des années 1980 un “effet sociétal” au prisme de la comparaison franco-allemande (Maurice, Sellier & Silvestre, 1982), il favorisait en fait les apprentis allemands par rapport aux lycéens professionnels français de l’industrie, un secteur très masculin (Marry, 2012). Dans les métiers du care très féminisés au contraire, existe-t-il vraiment aujourd’hui un « effet sociétal » : une manière spécifiquement nationale de “construire” des politiques et des dispositifs, des règles et des acteurs dans un champ très vaste qui inclut à la fois l’emploi, la formation et le travail ? J’examinerai la question de l’existence d’un effet sociétal dans les métiers du care par une approche successive de ces trois dimensions.


I. L’absence d’une composante industrielle de l’effet sociétal : une différenciation genrée plus que nationale

Dans un contexte de travail fordiste du travail de care (Bonvin, 2012), l’injonction à une « temporalité basée sur le rapport à l'autre et l'engagement dans la durée » (sens de l'anticipation, disponibilité à l'autre, projection sur le temps long de la relation d’aide) met à l’épreuve la « présence sociale » (Bessin, 2009) des alternants, augmentant de fait les contraintes de toutes sortes qui pèsent alors sur leur travail : une organisation du travail difficile à mettre en place de façon autonome, des conditions de travail qui comportent des risques psychosociaux et des conditions d’emploi marqués par des rémunérations insuffisantes (Weber, 2012).
Mais le care reste pour ces acteurs tel qu’il est défini par Tronto et Fischer (1993) « une activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre “monde”, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (Tronto, 1995, 103). Tronto précise ensuite cette définition générale en distinguant quatre niveaux constitutifs du processus de care :
1. Comment l’usager se comporte-t-il ? Il s’agit de répondre non seulement en s’appuyant sur la formulation de cette question mais aussi grâce à une attention soutenue aux usagers qui développe le « souci de l’autre » (caring about).
2. Comment se comporter vis-à-vis de l’usager ? Cette dimension permet d’appréhender la prise en charge (taking care) parfois voire souvent sous contrainte de temps (AMP et SH) ou de nombre (AP et KP : taux d’encadrement réduit dans les crèches).
3. Entre apport théorique en centre de formation et application chez l’employeur s’effectue un apprentissage des soins à donner aux usagers (care giving).
4. Le soin a-t-il convenu à l’usager ? Le but étant de comprendre pourquoi l’usager réagit d’une façon parfois inattendue (care receiving).
Vis-à-vis de ce processus, les femmes s’avèrent plus fragilisées que les hommes au travail de care en deçà comme au-delà du Rhin, eu égard à une contrainte de genre : les hommes se détournent tendanciellement de ces activités sauf à ce qu’ils aient une mère ou un père (mais c’est souvent une mère) dans ces métiers alors que les femmes peuvent en rester à un niveau de caring about ou de taking care en tant que compétences naturalisées, qui seraient leur genre. Les formations choisies qui destinent aux emplois d’Auxiliaire de Puériculture (DEAP) et d’Aide Médico-Psychologique (DEAMP) de deux ans trouvent en effet leur origine dans la nécessité de former une main-d’œuvre qualifiée pour pallier les « insuffisances éducatives » des mères travailleuses et ainsi intervenir dans les salles d’asiles, ancêtre des crèches ou des foyers de vie (Luc, 1997). Les formations allemandes de Kinderpfleger et Sozialhelfer, de deux ans également, sont quant à elles héritières d’une tradition maternaliste inscrite dans la filiation de Fröbel (1782-1852), inventeur du modèle des jardins d’enfants (Kindergarten) (Amthor, 2003). Depuis la naissance de l’État providence sous Bismarck au XIXème siècle en effet, le système dual, où la jeune personne alterne entre période chez un employeur et temps de formation, a en général été appliqué aux formations traditionnellement masculines et industrielles, l’homme étant promis à l’activité salariée en vue de faire vivre le foyer tandis que la femme restait éloignée du marché du travail, pour se préparer au rôle de « femme au foyer » (Krüger, 2003).


II. L’existence d’une dimension éducative de l’effet sociétale entre qualification allemande et expérience professionnelle française

De manière générale, les apprentis franciliens ayant souvent un parcours antérieur dans des formations de niveau plus élevé (baccalauréat général, université) sont en emploi 7 mois après la fin de leur contrat d’apprentissage alors que les élèves allemands, orientés précocément, continuent leurs études.
Certaines Françaises sont au chômage (lorsqu’elles étaient en situation de caring about et taking care) ou enceintes (première grossesse en situation de care giving) ou seconde grossesse en situation de care receiving). En situation de care receiving, les Allemands trouvent parfois également un emploi.
La qualification s’avère en effet déterminante en Allemagne (Sellier, 1998) par rapport à l’emploi alors qu’en France, c’est davantage l’occupation d’un poste qui permet de s’assurer un avenir dans une entreprise, éventuellement formatrice (Dubar, 2004).


III. L’absence d’une composante organisationnelle d’un effet sociétal : des spécificités régionales

Toutes choses égales par ailleurs, en Île de France, les apprentis en situation de caring about vont au bout de leur formation grâce à une expérience positive lors de stages organisés dans des structures différentes de leur employeur. Mais en Rhénanie du Nord Westphalie, aucun élève n’est en situation de caring about.
En situation de care giving et care receiving, les apprentis franciliens bénéficient du suivi d’un collègue-référent dans leur équipe (à laquelle ils sont intégrés en situation de care receiving). Les élèves westphaliens ont effectué un stage de 9ème réussi (en Hauptschule pour le care giving en en Realschule pour les situations de care receiving) dans ces métiers.
Les situations de taking care se présentent lorsque les apprentis franciliens ont une expérience professionnelle antérieure dans un autre secteur (restauration par exemple). Les élèves westphaliens ont dans ces situations une scolarité antérieure difficile qui leur fait apprécier leur formation.


Conclusion : une participation décisive des institutions régionales au travail des équipes pédagogiques en Allemagne

L’effet sociétal ne paraît donc pas majeur dans les métiers du care sauf à considérer les risques de l’apprentissage (la formation sur le tas sans référent est inexistante sous format scolaire comme le montre les cas de caring about absent en Rhénanie du Nord Westphalie). Mais l’avantage comparatif des formations scolaires allemandes ne se trouve pas dans le fait qu’elles soient scolaires en tant que telles. Au contraire, c’est bien l’encadrement des équipes pédagogiques au niveau régional qui permet une individualisation collective du parcours des alternants, notamment grâce à l’organisation de la progression pédagogique en fonction du niveau de difficulté des stages (en famille, en institution, avec des publics handicapés) prévue par des curricula mis en forme au sein du ministère régional de l’éducation.

Bibliographie indicative

Ralph Amthor (2003), Die Geschichte der Berufsausbildung in der Sozialen Arbeit: auf der Suche nach Professionalisierung und Identität, Juventa, 656.

Helga Krüge (2003), “Berufliche Bildung. Der deutsche Sonderweg und die Geschlechterfrage”, Berliner Journal für Soziologie, Volume 13, Issue 4, 497-510.

Sandra Laugier & Patricia Paperman (dir.) (2005), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, éd. de l’EHESS, 352.

Jean-Noël Luc (1997), L’invention du jeune enfant au XIXème siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin.

Catherine Marry (1993), « Peut-on parler autrement du modèle allemand et du modèle français de formation? », Formation-Emploi, n°44, octobre-décembre, 23-28.

George Marcuse (1998), “Ethnography in/of the World System : the emergence of Mutli-sited Ethography”, Ethnography Through Thick and Thin, Princeton University Press.

Marc Maurice, François Sellier, Jean-Jacques Silvestre (1982), Politiques d’éducation et organisation industrielle. Une comparaison France-Allemagne, Paris, PUF.

Gilles Moreau (2003), Le monde apprenti, Paris, La Dispute.

François Sellier et al. (1998), L'analyse sociétale revisitée, halshs-00087356.
Joan Tronto (1993), Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, New York : Routledge.
Florence Weber F. (2012), Handicaps et dépendance. Drames humains, enjeux politiques, Editions de la rue d’Ulm.

Résumé en Anglais

This research aims at examining, from the inside and outside, different methods of professional training in “care” work between 2010 and 2013. We focus on methods used in French regions and those retained by the Länder in Germany. Our methodology is essentially a multi-pronged approach of capacities, partly based, on the one hand, on the analysis of a bibliography of historical and macro-sociological aspects and, on the other, on 90 interviews conducted in two establishments and several administrations in two regions: the Paris region (Ile de France or IDF) and North Rhine – Westphalia (NRW). In effect, is it not true to say that the "societal effect" (Maurice, Sellier, Silvestre, 1982) only plays a limited role?