« Mutations de la société et Travail Social : Expertise sociale et développement du pouvoir d’agir en question »
Régis ROBIN
Puisqu’il paraît que « ceux qui ont le plus d’avenir, sont ceux qui ont la plus longue mémoire » (Nietzsche), cette intervention s’inscrit dans une perspective socio-historique, reprenant dès lors quelques repères – clés discutant la présence, le sens et les formes du travail social.
Elle a pour objet de réinterroger l’accompagnement social dans le contexte de société dans lequel nous évoluons et ainsi envisager les marges de liberté du travailleur social, plus particulièrement à l’aune de l’expertise sociale (objet de recherche actuel de mon travail de thèse) et du développement du pouvoir d’agir des différents protagonistes.
Mon propos sur l’expertise n’en est pas une apologie, ni une contestation abrupte, mais bien la recherche de compréhension des enjeux que la terminologie « expertise sociale » met à l’œuvre dans et pour la profession d’Assistant de service social, des enjeux notamment en termes d’accompagnement et de professionnalité.
Sur le chemin de cette intervention, nous emprunterons celui du Petit Chaperon Rouge, en passant par l’allégorie de la flûte ; nous flirterons avec le Lit de Procuste, nous baignerons dans les eaux d’Héraclite, tout cela sous le regard de Métis (déesse grecque)…
Pour « dompter les loups » , deux expressions des mutations de la société peuvent être saisies, tout au moins stratégiquement, par les travailleurs sociaux : l’expertise sociale et le développement du pouvoir d’agir.
De quoi est constituée « l’expertise sociale » ? Qui la détient ? Qu’en est-il, à cet effet, de chacun des protagonistes (différents professionnels, usagers, bénévoles, élus, etc.) sur un même territoire ?
Les ASS acceptent la dénomination « expertise sociale » pour être reconnus, pour être et se sentir légitimes dans leurs interventions, mais également en tant que « force de proposition » sur les moyens de résoudre la question sociale aujourd’hui.
Corrélativement, dans « une société devenue marché » , ils résistent à cette terminologie en référence à leurs valeurs professionnelles et leurs conceptions « humanistes » de la société, en lien avec un certain rejet de la rationalisation bureaucratique, de la marchandisation du social, ainsi que de la stigmatisation de ceux que cette marchandisation broie… La crainte de « figer » l’intervention sociale, et ainsi de la dénaturer, de lui faire perdre son sens, reste très présente.
En termes de résistance, cela se traduirait ainsi par faire en sorte que le travail de l’ASS ne se réduise pas au lit de Procuste .
A travers les différents types de relations entretenues, et évoquées, par les Assistant(e)s de service social, en quoi reconnaissent-ils « l’expertise sociale » mise en œuvre et qui leur est attribuée ? Cette « expertise sociale » est-elle territoriale ? Quelle connaissance les ASS ont des autres acteurs de leur territoire ? Et réciproquement ? Quelles attentes ? A l’heure où chaque professionnel est sommé d’expertise, et dans un « agir pluriel et contextuel » , où chacun est censé amener son expertise, quelle serait la place de celle des ASS ? Est-ce que cela se traduit par leur rôle d’interface, dans leur « savoir lier » ? Comment leur expertise s’articule-t-elle avec celle des autres professionnels ?
Au regard du « savoir lier », l’œuvre des ASS, au sens de celle réalisée par l’artisan, consisterait en un métissage de différentes logiques et de différentes approches dans un souci de respect de la singularité, de l’altérité.
L’expertise sociale pourrait s’inscrire comme une mise en valeur de ce métissage ; « Métissage » pouvant être également regardé via Métis qui, dans la mythologie grecque, incarne la personnification de la « sagesse » et de « l’intelligence rusée ».
Communiquer sur ce qu’est l’expertise sociale, sur ce « savoir-lier », pour les ASS semble s’imposer car, comme le disait Levi-Strauss, « les mots sont des instruments que chacun de nous est libre d’appliquer à l’usage qu’il souhaite, mais à condition qu’il s’explique sur ses intentions ».
La formation d’ASS a certainement une place à défendre, notamment à travailler sur cette question de communication (le DC3 du DEASS y fait d’ailleurs référence), sur le savoir « parler politique » (vie dans la cité / organisation politique de la société / com° vers élus et décideurs / etc.).
D’autant plus que, comme l’écrivait Brim, un des problèmes des métiers du travail social, est « qu’on ne sait jamais si on a réellement réussi ». C’est peut-être pourquoi le besoin de reconnaissance des intervenants semble d’autant plus grand.
L’approche de l’expertise sociale permet de regarder si « les intervenants sociaux sont irrémédiablement contraints à être des techniciens de la rationalisation au service de logiques strictement gestionnaires ou si ils peuvent devenir des innovateurs au service de projets politiques et sociaux progressistes incluant des contraintes économiques, mais aussi des exigences déontologiques propres au champ social » .
Si je retiens volontairement cette terminologie « d’innovateurs », c’est que « l’innovation est souvent une désobéissance qui a réussi » (Hervé Serieyx, ancien délégué interministériel à l’insertion des jeunes) …
Pour reprendre les termes d’Elisabeth Weissman, la résistance évoquée par les travailleurs sociaux pourrait également se lire comme une « désobéissance éthique ».
Prendre conscience des enjeux liés à l’expertise sociale est un premier espace de liberté , s’en saisir (au sens de Castel ) permet d’envisager d’être « créateur de sens » .
Dans ce même ordre d’idée, la part d’invention et de créativité, nécessaires pour combler le décalage entre le travail prescrit et le travail réel, ne serait-elle pas une forme d’« expertise » ? N’est-ce pas là le développement de leur pouvoir d’agir ?
Quelle « conscientisation » les ASS ont-ils de cela ? En quoi la formation initiale (et le formation continue) peut participer à cela ?
Cette communication tentera de discuter ces différentes dimensions… notamment à l’aune de premiers résultats de recherche.
|