Fiche Documentaire n° 3539

Titre Résistance stratégique des travailleurs sociaux dans le champ des services à domicile au Nouveau-Brunswick (Canada)

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Auteur(s) THERIAULT Luc  
Site de l'auteur www.unb.ca ( THERIAULT Luc )  
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Résistance stratégique des travailleurs sociaux dans le champ des services à domicile au Nouveau-Brunswick (Canada)

Au Canada, comme dans l’ensemble des pays développés, le vieillissement de la population présente des défis sociaux considérables. Pour la pratique du travail social, cela se traduit par une nécessaire réorientation de l’intervention sociale qui traditionnellement était très centrée sur les services de protection de l'enfance et qui doit maintenant se préoccuper plus activement des besoins des personnes âgées. Un des types d’intervention dont sont responsables les travailleurs sociaux au Nouveau-Brunswick est l’évaluation et la gestion de cas pour les services de soutien à domicile pour les personnes âgées. Le Nouveau-Brunswick est une petite province située sur la côte atlantique du Canada. Environ le tiers de sa population (753,000 personnes au total) est francophone et le Nouveau-Brunswick est la seule province canadienne officiellement bilingue. Sa population est plus âgée que la moyenne canadienne et les dépenses per capita de la province pour les services à domicile sont parmi les plus élevées au pays malgré que l’économie locale (basée sur l’extraction des ressources naturelles et le tourisme) se porte mal depuis des décennies. Dans le cadre d'une vaste étude, nous avons mené deux groupes de discussion avec onze travailleurs sociaux (sept anglophones et quatre francophones) impliqués dans l'évaluation et la gestion de cas pour des services de soutien à domicile pour les personnes âgées au Nouveau-Brunswick. Ces travailleurs sociaux (très majoritairement des femmes) provenaient des quatre coins de la province. Parmi nos principaux résultats de recherche, nous constatons d’une part que les travailleurs sociaux rencontrés se plaignent d’un manque d’autonomie professionnelle. Ce manque d’autonomie décisionnelle a d’ailleurs contribué à la grande difficulté que nous avons éprouvée dans le recrutement de travailleurs sociaux pour notre étude. Plusieurs ont refusé de participer en invoquant la crainte de répercussions potentiels de la part de l’employeur, et ce, même si cet employeur (le Ministère du Développement Social) était un partenaire qui appuyait officiellement notre démarche de recherche sans pour autant l’influencer. D’autre part les participants à l’étude ont le sentiment d'être perçus comme des travailleurs sociaux de «deuxième classe» par leurs pairs ainsi que par l’administration provinciale. Ce sentiment ne provient pas entièrement de leur imagination puisqu’en fonction de la convention collective (contrat de travail) ils sont payés 4.8% de moins que leurs collègues travailleurs sociaux œuvrant dans le domaine de la protection de la jeunesse. Pour bien faire leur travail dans ce contexte de faible pouvoir et de manque de reconnaissance, les travailleurs sociaux adoptent des stratégies de résistance qui consistent souvent à contourner en catimini certains aspects de la règlementation au bénéfice de leurs clients. Il s’agit donc de stratégies «alternatives» permettant de travailler dans le cadre des règlements contraignants tout en servant le mieux possible des personnes âgées dans le besoin. L'utilisation de ces stratégies exige que ces travailleurs sociaux participent à un «travail social déviant positif», selon l’expression de Carey & Foster (2011). Nous soutenons que des avantages pourraient être obtenus si le système était moins bureaucratique et plus centré sur les besoins des clients plutôt que sur la réglementation. Pour les travailleurs sociaux, cela signifierait que les décisions prises actuellement de façon secrète en faveur des clients seraient prises ouvertement dans le cadre d’une discrétion professionnelle qui est généralement accordée aux autres professionnels dans le champ des services de santé et de bien-être. Cependant on ne retrouve pas présentement un contexte institutionnel qui permettrait à ces travailleurs sociaux de revendiquer ouvertement des changements aux politiques qui régissent la pratique de l’évaluation et de la gestion de cas pour les personnes âgées.

Bibliographie

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Présentation des auteurs

Luc Thériault, PhD, et Jacqueline Low, PhD, sont professeurs au département de sociologie de l’Université du Nouveau-Brunswick (campus de Fredericton). Alison Luke, PhD, est chargée de cours au département des sciences sociales de l’Université du Nouveau-Brunswick (campus de Saint-John).

Communication complète

La résistance stratégique des travailleurs sociaux dans le champ des services à domicile
au Nouveau-Brunswick (Canada)

LUC THÉRIAULT, PhD, JAQUELINE LOW, PhD, & ALISON LUKE, PhD
Université du Nouveau-Brunswick

Introduction

Cet article s’appuie sur les résultats d’une vaste étude qualitative portant sur le soutien à domicile pour les personnes âgées au Nouveau-Brunswick (Low et al., 2011; Mather et al., 2011). Bien que ce projet s’intéressait plus largement à la viabilité des services de soutien à domicile pour les personnes âgées de la province, nous avons relevé dans nos résultats des enjeux se rapportant à l’administration du travail social. Ce sont ces constatations qu’aborde cet article. En particulier, notre analyse révèle les stratégies qu’utilisent ces travailleurs sociaux dans leur négociation des règles bureaucratiques qui limitent leur capacité à fournir à leurs clients ce qu’ils estiment être des services appropriés. Ces stratégies sont des exemples de « travail social déviant positif » (Carey et Foster, 2011, p. 590, traduction libre) et traduisent le relatif manque de pouvoir et d’autonomie de ces travailleurs sociaux en tant que « bureaucrates de terrain » (Evans et Harris, 2004; Harris, 1998; Lipsky, 1980, p. 3; Rowe, 2012). L’objectif de notre article est de réfléchir à ces constatations et d’offrir, à partir de celles-ci, des recommandations visant à changer les politiques.

Le contexte
Le Nouveau-Brunswick est une petite province du Canada comptant environ 753 000 habitants (Statistique Canada, 2011a). Sa population est plus âgée que la moyenne canadienne : en 2005, 15 % des Néo-Brunswickois étaient déjà âgés de plus de soixante-cinq ans (Statistique Canada, 2010). En fait de soins à domicile et de soutien à domicile pour les personnes âgées, le Nouveau-Brunswick dépense davantage, se classe parmi les premiers quant à l’offre par habitant et compte la plus grande proportion d’utilisateurs de ces services au Canada (ICIS, 2007; MacAdam, 2009). En 2011, 4 289 personnes âgées du Nouveau-Brunswick ont reçu des services de soutien à domicile du ministère du Développement social (DS), le ministère provincial responsable de l’administration et de la prestation des soins de longue durée dans la province (Low et al., 2011; Mather et al., 2011). Au Nouveau-Brunswick, les soins à domicile sont offerts par le ministère de la Santé et renvoient aux services de santé extra-muros, tandis que le soutien à domicile, administré par le ministère du Développement social, inclut « une aide non spécialisée » pour « les soins personnels, les activités quotidiennes et l’entretien de la maison » (SD/DS, 2009, p. 8; AVES, 2009, p. 34). La province adopte une « approche de soutien à domicile public-spécialisé et privé » par laquelle presque tous les services sont assurés par des fournisseurs de services à but non lucratif ou privés (Anderson et Parent, 2000, p. 5, traduction libre; ACSSD, 2008a; SD/DS, 2008).
Les services de soutien à domicile sont essentiels au bien-être des personnes âgées au Nouveau-Brunswick. Un constat important et récurrent de la recherche sur les soins à domicile et sur le soutien à domicile est que les personnes âgées préfèrent, dans la mesure du possible, rester chez elles (ACS, 2009; ACSSD, 2008; CCS, 2008; McCann et al., 2005; Sanders et al., 2005; SD/DS, 2009). De plus, le soutien à domicile est aussi important que les services médicaux pour permettre aux personnes âgées de demeurer en santé et autonomes (Hollander et Prince, 2007; Nugent, 2004). Il a également été démontré que dans le cas des personnes âgées ne présentant pas de graves problèmes de santé, le soutien à domicile est plus rentable que les soins en établissement, et ce, même lorsque le temps consacré par les aidants naturels est évalué au salaire de remplacement (ACS, 2009; Chappell et al., 2004; Forbes et Janzen, 2004; Hollander et Chappell, 2002; Hollander et al., 2007, 2009; ICIS, 2007; OVI, 2008; Shapiro et Havens, 2000). Ce qui est tout aussi important dans cette équation des soins, ce sont les travailleurs sociaux qui jouent un rôle essentiel dans la prestation des services de soutien à domicile aux personnes âgées du Nouveau-Brunswick par leur mission d’évaluation, de gestion de cas et d’intervention d’urgence.

Méthodologie
Ce projet s’inscrivait dans un partenariat indépendant avec le ministère du Développement social du Gouvernement du Nouveau-Brunswick (GNB). Son objectif général était de produire des connaissances permettant d’éclairer les politiques fondées sur des faits, afin d’améliorer l’efficacité et la viabilité du soutien à domicile pour les personnes âgées de la province. Par « indépendant », nous voulons dire que même si nos partenaires gouvernementaux ont appuyé cette recherche en facilitant le recrutement et en nous donnant accès aux données provinciales sur le soutien à domicile pour les personnes âgées au Nouveau-Brunswick, ils n’ont joué aucun rôle dans la conception de la recherche et n’ont pas non plus participé à l’analyse des données. De plus, bien que le rapport définitif du projet devait leur être présenté, la publication des résultats de recherche ne nécessitait pas leur approbation.
Un élément fondamental à la création de politiques fondées sur des faits qui améliorent le soutien à domicile pour les personnes âgées est de mieux comprendre comment les besoins des personnes âgées sont évaluées et comment elles perçoivent les services qu’elles reçoivent (Applebaum et al., 2007; Bee et al., 2008; Chappell, 1994; Glasby et Beresford, 2006; Pawson et al., 2003; Shapiro et Havens, 2000). Ainsi, nous avons mené des entretiens individuels semi-dirigés avec des personnes âgées, car il s’agit là d’une méthode de collecte de données qui permet au chercheur de gagner une compréhension interprétative des motivations et des significations qui sous-tendent les actions des individus (Becker, 1966; McCraken, 1988). Nous avons également analysé les données démographiques sur les 4 289 personnes âgées qui reçoivent actuellement du soutien à domicile au Nouveau-Brunswick (Mather et al., 2011), ce qui nous a fourni d’importants renseignements contextuels pour interpréter les données d’entrevue (Silverman, 1998).
Ce qui est tout aussi important pour contribuer à une réforme des politiques basées sur les faits, et ce qui est particulièrement pertinent pour l’analyse que nous présentons plus loin, c’est de comprendre comment les travailleurs sociaux perçoivent l’expérience de l’évaluation et de la gestion de cas des services de soutien à domicile pour les personnes âgées. Nous avons donc organisé deux groupes de discussion réunissant des travailleurs sociaux œuvrant dans le programme de soutien de longue durée au Nouveau-Brunswick : un groupe rassemblait des travailleurs sociaux francophones et l’autre était constitué de travailleurs sociaux anglophones. Nous avons choisi les groupes de discussion pour notre collecte de données, parce qu’ils sont particulièrement appropriés aux situations dans lesquelles les membres d’un groupe partagent des expériences ou des identités communes, comme c’est le cas des travailleurs sociaux qui partagent une culture professionnelle (Morgan, 1996). Les échanges des groupes de discussion ont été menés avec peu d’interventions de la part de l’animateur; autrement dit, bien que nous ayons proposé des sujets précis, la discussion n’était pas limitée à ces sujets. Nous nous sommes plutôt efforcés d’écouter ce que les participants avaient à dire, en faisant aussi peu d’interventions que possible (Morgan, 1996).
Pour ces groupes de discussion, nous avons recruté des travailleurs sociaux participant à l’évaluation et à la gestion de cas en matière de soutien à domicile pour les personnes âgées, de même que des travailleurs sociaux œuvrant dans le domaine de l’intervention d’urgence auprès des personnes âgées vivant à domicile, car ils contribuent tous grandement à déterminer les besoins de services des personnes âgées et à gérer la prestation de ces services. Des travailleurs sociaux ont été recrutés dans toutes les régions de la province et ils comptaient de six mois à vingt ans de service. La plupart avaient travaillé au moins dix ans dans le domaine des soins de longue durée auprès des personnes âgées. Au total, onze travailleurs sociaux ont participé aux groupes de discussion. Dix étaient des femmes, ce qui reflète la ségrégation fondée sur le sexe dans le métier de travailleur social en général (Olson, 1994). Sur les onze travailleurs sociaux recrutés, seuls quatre étaient francophones, ce qui représente une proportion beaucoup plus faible que les 56,5 % des travailleurs sociaux du Nouveau-Brunswick qui « utilisent au moins régulièrement le français au travail » dans la province (Statistique Canada, 2011b). Les travailleurs sociaux francophones recrutés travaillent dans les régions du nord de la province, là où « 77,4 % de l’ensemble de la population a le français comme première langue officielle » et où presque tous (96,5 %) les travailleurs sociaux parlent « français au travail » (Statistique Canada, 2011b).
Toutes les données (citations) présentées dans cet article sont reproduites mot pour mot et proviennent des échanges des groupes de discussion que nous avons enregistrés sur un support numérique et entièrement transcrits, ce qui renforce la validité et la fiabilité de nos résultats (Silverman, 1998). Les résultats de notre analyse des données provenant des groupes de discussion ont généré des informations utiles pour éclairer l’élaboration de politiques visant la viabilité du soutien à domicile pour les personnes âgées. De surcroît, ces groupes de discussion ont soulevé des enjeux liés à la pratique du travail social de façon plus générale, et ce sont ces résultats que nous discutons ci-dessous.

Un manque d’autonomie
L’un des éléments importants pour notre analyse, ce sont les difficultés que nous avons eues à recruter des travailleurs sociaux pour cette recherche. Ces difficultés donnent une idée du manque de pouvoir et d’autonomie auquel font face les travailleurs sociaux avec lesquels nous avons discuté. Bien que nous avions prévu les complications survenues dans le recrutement des participants âgés pour cette recherche, nous croyions que le recrutement des travailleurs sociaux serait moins problématique. Nous pensions ainsi parce qu’ils sont, suivant l’expression de Shaw (2005, p. 842, traduction libre), des « employés organisationnels », membres d’une population stable et donc plus faciles à recruter que les personnes appartenant à ce qu’il appelle des populations « problèmes », comme celles dont les membres sont de passage. Par ailleurs, nous nous attendions à ce que les membres d’un groupe professionnel comme celui des travailleurs sociaux disposent de suffisamment d’autonomie au travail pour être en mesure de choisir de participer à cette recherche, d’autant plus que la recherche avait le soutien de leurs employeurs. Toutefois, ce n’était pas le cas, et le recrutement des travailleurs sociaux a pris plus de temps et de ressources que ce que nous avions prévu (Kho et al., 2010). Les facteurs ayant compliqué le recrutement des travailleurs sociaux pour les groupes de discussion incluaient des choses comme une lourde charge de travail, la priorité de la pratique du travail social sur la recherche, un esprit d’équipe, des inquiétudes portant sur les questions de confidentialité et, élément particulièrement important compte tenu des arguments avancés ici, la nature hiérarchique de la fonction publique et le manque d’autonomie qu’exercent les travailleurs sociaux dans cette hiérarchie.
La nature hiérarchique de la fonction publique signifie que plusieurs travailleurs sociaux ne pouvaient décider eux-mêmes de participer aux groupes de discussion, car ils devaient demander à leur superviseur la permission de participer à un groupe de discussion pendant les heures de travail. Aussi, en dépit du fait que nous avons expliqué l’indépendance de notre recherche aux travailleurs sociaux que nous essayions de recruter par téléphone, certains de ceux-ci se sont montrés cyniques quant à la volonté du gouvernement d’améliorer le système, et ils ne voulaient pas perdre leur temps en participant à des recherches dont les rapports « se retrouvent sur une tablette », comme l’a dit une travailleuse sociale que nous avons jointe. Également, dans le cadre des discussions portant sur les problèmes liés à la continuité de l’évaluation des services et de la gestion de cas, plusieurs des travailleurs sociaux ayant participé aux groupes de discussion nous ont dit que leurs superviseurs et les décideurs du gouvernement ne les écoutaient pas, démontrant ainsi leur sentiment d’impuissance à changer la pratique du travail social.

Stratégies de résistance
Le relatif manque de pouvoir et d’autonomie que ces travailleurs sociaux pouvaient mobiliser se reflétait aussi dans les manières dont ils réagissaient aux défis très réels qu’ils rencontrent dans leur pratique quotidienne. D’ailleurs, la gestion des dilemmes auxquels ils étaient confrontés en tant qu’employés d’un organisme public était un sujet de discussion fréquent lors des rencontres. En particulier, ils ont indiqué que le système de services de soutien à domicile du Nouveau-Brunswick repose sur des listes (ou menus) et qu’il est régi par des règles imposées à la fois par le gouvernement et par les organismes de soutien à domicile. Par exemple, il existe une liste de services de soutien à domicile approuvés par le gouvernement, et de leur côté les organismes de soutien à domicile imposent eux aussi des règles additionnelles qui déterminent les services que leurs employés peuvent fournir : il est notamment interdit d’utiliser un escabeau pour nettoyer le dessus des armoires de cuisine. Les travailleurs sociaux avec lesquels nous avons discuté nous ont dit que la liste de services est beaucoup trop rigide et qu’elle ne leur permet pas de répondre efficacement aux besoins de leurs clients (voir Chernesky et Gutheil, 2008; Richards, 2000). Par exemple, en parlant des services utiles aux personnes âgées qui sont absents de la liste de services, ils ont mentionné Lifeline, un système de surveillance à distance offert sous la forme de pendentifs et de bracelets :
Parfois, quand je fais des visites et des évaluations, je peux avoir en tête des choses dont bénéficierait le client, mais elles ne sont pas dans notre liste de services. Comme, par exemple, si [un] client n’a pas les compétences, […] vous comprenez, un déclin cognitif, alors […] on ne peut généralement offrir qu’un certain nombre d’heures, parce que simplement les aider en ce qui concerne, vous savez, le ménage, la préparation des repas, ce genre de choses, ou des problèmes physiques, mais il peut rester un risque de chute. Donc un produit comme Lifeline serait une bonne chose à pouvoir offrir dans notre liste de services, et ce n’est pas le cas actuellement.

On voit un exemple de ces contradictions dans la façon différente dont la procédure d’évaluation aborde le besoin d’aide à la préparation des repas et le besoin de transport pour aller faire les courses. Plus particulièrement, les travailleurs sociaux à qui nous avons parlé nous ont dit qu’alors que la préparation des repas est un service autorisé dans le soutien à domicile, les règles de l’organisme de soutien à domicile interdisent aux auxiliaires familiaux de reconduire le client au supermarché, ou ailleurs, à moins que l’auxiliaire ne détienne une forme spéciale d’assurance, et ce, même s’il possède un véhicule approprié. De même, les superviseurs des travailleurs sociaux leur permettent rarement d’approuver des taxis pour ce genre de service :
Nous ne pouvons même pas autoriser un taxi une fois par semaine pour permettre à quelqu’un de sortir et de faire ses courses, et encore moins autoriser quelqu’un à l’y amener. C’est un gros problème, surtout dans le PSPH [Programme de soutien aux personnes ayant un handicap] où « [c’est] non, on ne paie pas pour un taxi, sauf si la personne a besoin d’aide pour entrer et sortir de la voiture. » C’est la seule exception.
En fait, ces travailleurs sociaux nous ont dit que le transport est un service rarement autorisé, parce que l’hypothèse sous-jacente à la politique de soutien à domicile est que les courses sont une tâche dont les membres de la famille, et le plus souvent les filles et les belles-filles, devraient s’occuper :
On nous dissuade d’offrir toute forme de transport. Vous voyez, là d’où je viens, beaucoup de gens ont quitté la région, les jeunes sont partis vers l’ouest, il n’y a personne là-bas pour [la personne âgée].
Oui… On ne peut pas compter sur la famille. En ville, c’est plus facile.
Bien, c’est probablement vrai et, bien, même dans les régions rurales il y a parfois, vous savez, de la famille, ou peu importe, mais il existe des circonstances où tout le monde s’est éloigné et ces personnes, je pense qu’il faut les considérer différemment, elles n’ont pas les ressources, ou si elles ont de la famille qui simplement ne s’occupe pas vous savez ce que je veux dire? Ils ne le font tout simplement pas.
Ainsi, une conséquence de ce système qui repose sur des listes, c’est qu’une femme de quatre-vingt-cinq ans qui est en mesure de faire ses courses, ou qui reçoit pour ce faire une aide informelle de la part de sa famille ou de ses amis, mais qui n’est pas en mesure de cuisiner, peut recevoir des unités de service pour couvrir la préparation des repas. En revanche, à titre de comparaison, si cette même femme de quatre-vingt-cinq ans est en mesure de préparer ses repas, mais qu’elle a besoin de se faire conduire au supermarché, le travailleur social qui évalue son cas se voit la plupart du temps dans l’impossibilité d’autoriser des services pour lui venir en aide.
En dépit du fait que les règles des organismes de soins à domicile qui interdisent aux auxiliaires familiaux de conduire les clients découlent des inquiétudes de l’industrie quant à la sécurité et à la responsabilité, les travailleurs sociaux nous ont dit que de ne pas pouvoir offrir du transport va à l’encontre de l’objectif consistant à maintenir les personnes âgées à domicile. De telles contradictions au sein du système présentent de sérieux dilemmes pour les travailleurs sociaux, qui doivent les résoudre en choisissant entre des actions qui reflètent le rôle attendu de « bureaucrates de terrain » obéissants (Lipsky, 1980, p. 3, traduction libre) et des actions pouvant les mener à contourner les règles, mais qui sont plus conformes aux valeurs de la profession de travailleur social (ACTS, 2005). Face à cette incohérence, certains travailleurs sociaux nous ont dit qu’ils approuvaient le transport même lorsque la personne a de la famille dans la région. Une travailleuse sociale l’a exprimé ainsi : « dans certains cas, je sais que j’ai approuvé quand il était évident que la famille ne s’en occuperait tout simplement pas. » Autrement dit, ces travailleurs sociaux doivent constamment naviguer dans un système qui les empêche d’offrir les services qu’ils croient nécessaires aux personnes âgées avec lesquelles ils travaillent, les obligeant à avoir recours à des stratégies pour, comme ils le disent, « contourner le système » (voir Ferguson et Lavalette, 2004; Harris, 1998). Selon une travailleuse sociale :
J’ai l’impression qu’en ce qui concerne l’intégrité de notre travail, nous voyons des choses dont nous ne pouvons pas nous occuper. J’ai l’impression que, comme travailleurs, c’est difficile, ça aussi. Nous parlons de la clientèle, ce n’est pas bon pour elle. Pour nous non plus. Et c’est comme vous le dites, nous contournons le système. Nous savons que le travailleur de soutien a reconduit la dame, nous savons que le travailleur de soutien a offert de la supervision, nous savons aussi que ce n’est pas couvert par le programme.
Pour les travailleurs sociaux, l’une des conséquences du fait de composer avec de telles contradictions, c’est un important stress relié au travail et un possible traumatisme, comme le démontre la déclaration émouvante suivante faite par une travailleuse sociale dans l’un des groupes de discussion, dans laquelle elle expliquait avoir été incapable d’obtenir l’approbation d’une supervision pour une cliente qui en avait besoin (dans ce contexte, la notion de supervision signifie une aide à domicile en tout temps) :
J’ai connu une situation où la famille voulait de la supervision pour les parents, mais je ne pouvais pas l’offrir parce que ce n’était pas approuvé dans les tâches. Puis la personne est tombée dans son bain et elle est morte ébouillantée. Je peux vous dire que quand vous avez ça sur la conscience et que la famille vous appelle […] [et] vous dites, écoutez, mon évaluation était complètement incorrecte. Maintenant, vous êtes pris avec ça. Vous traversez ces drames-là. C’est un drame. Je suis allée consulter l’équipe […] [pour] le soutien post-traumatique parce que j’étais en train de m’effondrer… Il faut nous battre constamment, nous battre contre les systèmes. Je sais qu’il doit y avoir d’autres membres qui ont été dans des situations assez semblables… La personne a choisi de courir un risque [en ne déménageant pas dans un centre d’hébergement] […], mais je pense que, quand on vit dans une petite collectivité, les gens disent : « Elle est tombée est tombée dans son bain et elle est morte ébouillantée en avez-vous entendu parler? » C’est incroyable. Donc vous revenez et vous dites : le système m’a empêché de réagir à un besoin criant. Les gens exprimaient leur besoin haut et fort… Mais humainement, on ne peut pas le rationaliser. C’est pour ça qu’il faut avoir de l’aide, et moi, j’ai cherché de l’aide en dehors de mon organisation […]. Quand une femme m’a appelée pour demander des services de supervision, je les ai camouflés et je lui ai donné le maximum… Parce que je ne pouvais pas vivre avec le fait que… Nous aurons de plus en plus de ça avec une population vieillissante. Ce n’est pas agréable à vivre, et je ne le souhaite à personne.

Des travailleurs sociaux de seconde classe
Le manque de pouvoir et d’autonomie que vivent les travailleurs sociaux dans le cadre de leur travail est aggravé par leur sentiment d’être considérés comme moins importants que les travailleurs sociaux œuvrant avec les enfants ou avec des adultes handicapés plus jeunes. Leur impression de n’être pas reconnus à leur juste valeur est fondée sur les contraintes budgétaires plus lourdes avec lesquelles ils doivent composer, en raison du plus grand nombre de personnes âgées servies par le système et du fait qu’ils travaillent avec une clientèle qui, selon des recherches, est considérée comme moins importante dans la société (Lymbery, 1998). En particulier, ces répondants nous ont dit que puisqu’on ne s’attend qu’à une diminution des capacités des personnes âgées au fil du temps, on n’investit pas de ressources dans leur développement :
Ça ne fera que s’aggraver avec le temps, je crois, parce qu’on voit de plus en plus de gens […] vivre plus longtemps […] Ça deviendra seulement de plus en plus difficile.
[…] Je pense que certains des adultes handicapés ont des plans d’intervention vraiment ambitieux, certains d’entre eux, selon les circonstances.
Il y a moins d’adultes handicapés vous savez, qu’il n’y a de personnes âgées en général, donc voilà où est l’argent.
Et je pense que c’est une vie, ils aiment bien les plans de vie au PSPH. Avec les personnes âgées, c’est, je ne trouve pas qu’il y a beaucoup de, ils planifient une seule direction, c’est leur détérioration —
Ils vont mourir. Oui.
Avec le PSPH, c’est plutôt un plan de vie, il reste de la place à l’amélioration, le but reste l’amélioration et avec les personnes âgées ce n’est pas le cas.
Par ailleurs, non seulement ces travailleurs sociaux doivent composer avec des budgets plus restreints, mais ils nous ont dit ne pas être aussi bien rémunérés que leurs collègues travaillant avec d’autres clientèles, ce qui ajoute à leur impression d’être considérés comme moins importants. Par exemple, la convention collective 2010 de la section locale 1418 du Syndicat canadien de la fonction publique montre que les travailleurs sociaux affectés aux services de protection de la jeunesse « recevront une prime équivalant à 4,8 % du taux de rémunération à la quinzaine » (GNB, 2010).
Sans surprise, étant donné les pressions résultant du sentiment d’être considérés comme moins importants et du fait de devoir respecter ce qu’ils perçoivent comme étant des budgets inadéquats et des listes de services beaucoup trop rigides, ces travailleurs sociaux ont dit avoir besoin d’être mieux épaulés dans leur travail. Ils nous ont dit qu’étant donné leur lourde charge de travail, ils ne peuvent que réagir et n’ont donc pas le temps de penser de façon créative ou d’élaborer des plans de soins innovateurs. Selon une participante aux groupes de discussion :
Je n’ai pas le temps de faire un plan. Ça fait penser à une poule sans tête qui court partout. J’obtiens des résultats, mais je n’ai pas le temps de les étudier avec la moindre distance. Je pourrais travailler différemment. Mais j’ai le sentiment qu’on nous prend un peu à la gorge.
Le manque d’occasions de perfectionnement professionnel est également inquiétant. Les participants aux groupes de discussion nous ont dit avoir besoin de périodes structurées pour discuter entre eux et réfléchir à ce qu’ils font. Par exemple, une travailleuse sociale a dit apprécier sa participation au groupe de discussion parce qu’elle lui permettait de discuter avec des collègues, et elle a mentionné le manque de périodes de réflexion structurées, une mesure jugée bénéfique (Ferguson et Lavalette, 2004) :
J’aimerais avoir plus de temps pour discuter avec d’autres travailleurs sociaux… J’apprécie beaucoup ma présence ici. J’ai l’impression qu’il y a une lacune dans le programme ou dans l’organisation, et nous n’avons pas le temps de penser. Je crois que si nous avions le temps de nous asseoir, d’examiner nos clients, d’examiner les besoins. Au lieu de toujours courir partout, je pense que nous pourrions faire des choses vraiment intéressantes à des coûts semblables, mais nous n’avons simplement pas le temps d’analyser. (Travailleuse sociale)
Une sorte de journée de perfectionnement, de temps à autre, pour… (Animateur)
Oui! (Travailleuse sociale)
Les participants n’ont pas seulement signalé le besoin de soutien structuré et de temps de perfectionnement professionnel, mais ils ont aussi exprimé un certain ressentiment à l’effet de se voir refuser de telles occasions. Surtout quand ils voient que les travailleurs sociaux œuvrant dans d’autres domaines de pratique, comme la protection de l’enfance (où les charges de travail sont plus légères), ont des occasions de formation et de soutien. Selon une membre des groupes de discussion :
Les travailleurs de la protection [de l’enfance] sont bien servis, un plus grand nombre d’entre eux restent, ils sont plus nombreux et plus stables; ils ont une bonne formation et de bonnes équipes de soutien… Et ils sont bien traités par ailleurs... Parfois, on voudrait pouvoir sauter dans l’autre équipe.
Leur impression que leurs pairs œuvrant dans d’autres domaines de pratique sont mieux traités qu’eux-mêmes fait en sorte que certains se sentent « vus comme des travailleurs sociaux de seconde classe ». De tels sentiments chez les participants aux groupes de discussion se reflètent aussi dans leurs affirmations voulant qu’ils n’aient pas le temps de visiter les familles de leurs clients, de mener des interventions ou de faire d’autres formes de « vrai travail social » (voir Kemshall, 2010). Autrement dit, de faire ce qu’ils ont appelé de la gestion de cas créative :
Donc, par exemple, dans cette situation sur laquelle je travaille en ce moment, le client est aveugle, il a deux chiens dont il ne peut pas prendre soin, il a besoin de leur compagnie, il est encore en deuil de sa femme, une situation désespérée parce qu’il n’est même pas capable de s’occuper de ces animaux. Bon, ce dont il a surtout besoin, c’est de ne pas les perdre. La SPCA [Société canadienne pour la prévention de la cruauté envers les animaux] lui envoie des bénévoles pour l’aider. Ils s’occupent de leur toilette et, ça ne m’est pas très important de savoir si ses chiens se font toiletter, mais c’est un énorme souci pour lui. Et il a aussi besoin de formation, quand il aura accepté le fait que « Je ne vais pas recouvrer la vue, je suis complètement dans le noir » et ce genre de situation désespérée, maintenant il dit « J’accepte de recevoir une formation pour apprendre à utiliser la canne blanche. » C’est un service bénévole. Personne n’est payé pour le lui offrir, mais je peux coordonner ça pour lui.
Ils nous ont dit qu’ils sont plutôt tenus de respecter la liste de services et qu’ils doivent s’en remettre à l’organisme qui fournit l’auxiliaire familial ou aux autres tierces parties pour obtenir de l’information sur leurs clients. Cela signifie qu’ils sont généralement limités à un rôle de coordination au lieu d’être en mesure de mettre à profit leur expertise professionnelle en gestion de cas et d’intervention, des rôles qui ont une plus grande valeur dans la culture du travail social (voir Simmons, 1994) :
Assurément, nous jouons un rôle de coordonnateur, pas de travailleur, et ça va à l’encontre de notre profession. Il nous faut l’accepter dans un système comme celui-ci, sinon on meurt. Si on dit vouloir faire du travail d’intervention, on ne cherche pas son calendrier d’intervention. Nous ne travaillons pas pour une organisation qui favorise l’intervention. Alors, c’est de la coordination.
Vous savez que la province ne voulait que des coordonnateurs? Parfois, je me demande si ça devrait être un travailleur social qui est là à coordonner […]. Je préférerais qu’ils me libèrent pour me permettre de faire un suivi, de m’asseoir avec la famille et de préparer un plan pour leurs parents, au lieu de passer une heure au téléphone pour ensuite décider si je peux consacrer deux heures de plus. Vous comprenez? Le système n’est pas fait [pour ça].
Compte tenu des lourdes charges de travail et du peu de « vrai travail social » qu’ils décrivent, il n’est pas surprenant que quand on leur demande si le domaine des soins de longue durée pour les personnes âgées intéresse les jeunes travailleurs sociaux, les participants aux groupes de discussion disent que les jeunes « préfèrent faire autre chose ». Même le dur labeur, comme en protection de l’enfance, un domaine plus intensif parce qu’il est impulsé par les crises, est vu de façon plus positive, parce qu’il y a moins de cas, ce qui rend possible le « vrai travail social ». Comme l’ont dit deux participantes aux groupes de discussion, les soins de longue durée sont vus comme du travail administratif qui convient aux « vieux travailleurs sociaux » :
Les soins de longue durée, c’est quand on devient un travailleur social âgé et qu’on veut faire du travail de bureau. C’est vraiment ça, l’image. Ça commence à changer… Les jeunes qui arrivent, ils le regrettent presque. J’ai vu des travailleurs quitter la protection de la jeunesse et se retrouver en soins de longue durée, puis ils changent d’idée parce qu’ils préfèrent avoir une charge de dix dossiers.

Discussion

En somme, les travailleurs sociaux du Nouveau-Brunswick que nous avons approchés pour participer aux groupes de discussion de cette recherche nous ont dit qu’ils étaient débordés par leur charge de travail et que même si cela n’était pas un obstacle à leur participation, ils n’avaient pas l’autonomie pour choisir de participer à cette recherche sans obtenir la permission de leurs superviseurs. Ils ont aussi exprimé un manque de confiance en l’efficacité de la recherche et certains ont manifesté une réticence à parler de leur travail, même avec des chercheurs universitaires chevronnés suivant un rigoureux protocole d’éthique de la recherche. Ces résultats indiquent que ces travailleurs sociaux manquent de confiance envers leur employeur et qu’ils ont une attitude relativement cynique en ce qui concerne la possibilité de la recherche d’apporter un vrai changement à la nature et à la teneur de leur travail. De plus, ils montrent le manque de pouvoir et d’autonomie que vivent ces travailleurs sociaux dans le cadre de leur travail.
De surcroît, plusieurs des travailleurs sociaux avec qui nous avons discuté nous ont dit qu’ils se sentaient dévalorisés dans leur emploi, où leur travail auprès des personnes âgées est considéré comme moins important que le travail auprès d’autres clientèles, un emploi qui limite le contact direct avec les clients et qui les empêche de répondre aux besoins des clients en raison de ce qu’ils jugent être une liste de services beaucoup trop rigide. Tout cela les met en conflit avec les normes professionnelles idéales du travail social, qui valorisent la pratique centrée sur le client et la pratique directe plutôt que la gestion de cas à distance (Aronson et Neysmith, 2011; FITS, 2012; Lymbery, 1998). Ils se sentent aussi dévalorisés dans un travail qui ne leur offre pas d’occasions de formation. Et plusieurs nous ont dit qu’ils pourraient bénéficier de possibilités de perfectionnement professionnel leur permettant d’interagir avec leurs pairs et d’obtenir leur soutien. Ce sont là toutes des questions qui peuvent avoir un impact sur la satisfaction des travailleurs, laquelle, à son tour, a un impact sur l’efficacité du système (Guterman, 1996; Hickey et Bennett, 2012).
Une grande partie des difficultés professionnelles décrites par les travailleurs sociaux rencontrés découlent du fait qu’ils sont censés être et s’identifier comme des professionnels, grâce à leur formation et à leurs titres de compétences, mais qu’ils ne peuvent agir que comme des paraprofessionnels, étant donné le manque d’autonomie dont ils disposent quant à la nature et à la portée de leur travail (Brawley et Schindler, 1989; Freidson, 1970; Wilensky, 1964). Ainsi, à travers les rencontres des groupes de discussion, les travailleurs sociaux ont décrit les manières dont ils naviguent dans le système afin de répondre aux besoins de leurs clients, une pratique que Carey et Foster (2011, p. 576, traduction libre) conceptualisent comme du « travail social déviant positif », un comportement qui, selon eux, « a pour maxime l’application et le soutien tangible aux plus vulnérables ». Ils ont déclaré devoir négocier les aspects du système qui les limitent, une façon de mobiliser du pouvoir pratiquée depuis longtemps par « les participants des échelons inférieurs dans les organisations complexes », selon la tournure de phrase classique de Mechanic (1962, p. 349, traduction libre). Cependant, il y a des limites à leur capacité de négocier, compte tenu du peu d’autonomie accordée aux travailleurs sociaux en tant que fonctionnaires aux échelons inférieurs; ce manque d’autonomie, à son tour, génère du stress et de la pression (Brawley et Schindler, 1989; Carey et Foster, 2011; Evans et Harris, 2004; Lipsky, 1980). Par ailleurs, bien que ces actes de travail social déviant positif puissent répondre aux besoins d’un client individuel, ils ne constituent pas une action collective, et ils n’entraîneront donc pas les changements de politiques qui profiteraient à tous les clients, comme la mise en œuvre d’une évaluation des services axée sur un plan de vie plutôt que sur une liste de services. Également, de telles actions sont aussi difficiles à « gérer et [à] réguler » en raison de leur caractère secret (Carey et Foster, 2011, p. 591; Lymbery, 1998).
En fin de compte, plusieurs des constats tirés de nos deux groupes de discussion peuvent être associés aux idées présentées par Michael Lipsky (1980) dans son ouvrage classique intitulé Street-level bureaucracy. Lipsky (1980) y soulignait que « les bureaucrates de terrain » (incluant les travailleurs sociaux) exercent une grande influence sur les manières dont les politiques publiques sont réellement appliquées. Les travailleurs sociaux exercent leur discrétion afin de modifier les politiques à l’étape de leur mise en œuvre, parfois en fonction de leurs croyances personnelles, parfois en fonction des valeurs de leur profession. Nous soutenons que cet exercice d’une discrétion professionnelle est une arme à double tranchant pouvant mener à des pratiques arbitraires et à des incohérences dans les services. Toutefois, les travailleurs sociaux avec qui nous avons discuté ont souligné que le système présente déjà des incohérences importantes, malgré leur manque d’autonomie dans la pratique du travail social. Ils nous ont dit que les procédures et les services offerts dans les différentes régions de la province manquaient d’uniformité. Une participante l’a expliqué ainsi :
Une des choses les plus déroutantes de tout ça, c’est que chaque région fonctionne complètement différemment, et si on fait une évaluation pour une autre région, on a la tête qui tourne à essayer de comprendre comment ça marche, et qui fait quoi, et je sais que l’évaluation des besoins est différente dans chacun des bureaux de la province.
De plus, loin d’être intrinsèquement négatif, le fait de permettre aux travailleurs sociaux de première ligne d’exercer une certaine discrétion dans l’évaluation et la gestion des cas peut aussi être un attribut bénéfique et important du travail social professionnel. Ce qui ressort clairement de nos constatations, c’est que si les politiques qui sont actuellement modifiées par les travailleurs sociaux à l’étape de la mise en œuvre étaient modifiées par la direction, alors la discrétion professionnelle qui s’exerce actuellement en secret pourrait devenir un élément plus fonctionnel et plus responsable du système. Non seulement un tel changement de politique améliorerait les vies professionnelles des travailleurs sociaux impliqués dans l’évaluation et la gestion de cas en soutien à domicile pour les personnes âgées, mais il pourrait, à son tour, être profitable sur le plan des services (Rizzo et Rowe, 2004). Comme le soutient Guterman (1996, p. 16, traduction libre), le sentiment d’impuissance vécu par les travailleurs sociaux se traduit par « une perception d’efficacité générale plus faible, des bilans comptant moins de réalisations, des niveaux plus élevés d’épuisement, et une plus forte probabilité d’avoir l’intention de quitter son emploi ». Il s’ensuit que les travailleurs sociaux qui sont en mesure d’exercer de l’autonomie dans leur travail peuvent croire qu’ils arrivent plus efficacement à autonomiser leurs clients, et ainsi être plus susceptibles d’agir de façon à réellement atteindre cet objectif. De la même manière, les travailleurs sociaux avec lesquels nous avons discuté nous ont dit que les services de soutien à domicile seraient meilleurs si on leur accordait plus d’autonomie et de souplesse dans la prise de décision en ce qui concerne la création de plans de soins pour les clients. De plus, s’ils n’étaient pas contraints par une liste de services prédéterminée et limitée, ils pourraient mieux répondre aux besoins de leurs clients; cette idée est conforme au modèle du travail social centré sur le client, dont la recherche a depuis longtemps démontré qu’il est le plus efficace (Aronson et Neysmith, 2011). Ainsi, plusieurs bénéfices pourraient s’ensuivre si ces travailleurs sociaux se voyaient confier une discrétion professionnelle semblable à celle dont jouissent leurs collègues œuvrant dans d’autres domaines de la pratique du travail social.
Il ne s’agit pas de plaider pour un système sans normes, dans lequel tout est permis et où les standards sont simplement remplacés par des décisions arbitraires découlant de l’exercice d’une discrétion professionnelle sans limites. Nous soutenons plutôt que le système devrait être fondé sur l’intérêt des clients, dans les limites des ressources disponibles pour répondre à leurs besoins, au lieu d’être fondé sur des règles comme c’est le cas actuellement. La rédaction d’un plan de soutien à domicile qui respecte au mieux un tel principe, dans le cas précis d’un client donné, devrait être la tâche confiée aux travailleurs sociaux qualifiés qui gèrent les services de soutien à domicile au Nouveau-Brunswick. Si un tel changement de politique devait se produire, les travailleurs sociaux seraient mieux en mesure de mobiliser leur formation professionnelle pour prendre des décisions qui servent mieux leurs clients. Dans la situation actuelle, les travailleurs sociaux voient et expriment le besoin d’un changement de système, mais ils ne se sentent pas le pouvoir d’y contribuer. Ainsi, ils jouent un rôle qui se situe quelque part entre celui d’un bureaucrate suivant aveuglément les règles du système et celui d’un technocrate capable d’utiliser ses connaissances et son expertise pour faire bouger les choses au sein même du système. En ce moment, ils naviguent dans le système tel qu’il est. Au contraire, nous encourageons les travailleurs sociaux à jouer un rôle de sensibilisation actif et visible, en exerçant des pressions pour obtenir ces changements de politique.


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Résumé en Anglais

As part of a larger study we conducted focus groups with social workers involved in the assessment and case management of home support services for seniors in New Brunswick. Two key findings of our research were participant feelings of being “second-class” social workers and their use of strategies as “street-level bureaucrats” in negotiating regulations to better serve the needs of their clients. The use of such strategies requires that these social workers engage in “positive deviant social work.” We argue that benefits could be achieved if the system was less bureaucratically rigid and more centered on the needs of the clients rather than essentially rule-based. For social workers, this would mean that decisions now taken covertly in favour of the clients would be brought above board and would become part of the professional discretion that is afforded to other professionals working in other more accountable systems of care.