Cette recherche s’intéresse, d’une part, aux représentations, attitudes et pratiques des professionnel-le-s du travail social et de l’éducation dans l’accompagnement des familles migrantes et, d’autre part, aux trajectoires migratoires des familles ayant un enfant en situation de handicap et aux stratégies et ressources qu’elles mobilisent pour surmonter les défis liés à la migration et au handicap. Cette communication met l’accent sur le volet professionnel.
L’intervention en contexte multiculturel constitue un défi pour les professionnel-le-s du travail social et de l’éducation qui doivent composer avec la diversité culturelle et migratoire des familles ayant un enfant en situation de handicap. Cette diversification introduit dans l’intervention des éléments nouveaux que les professionnel-le-s doivent prendre en compte, ce qui peut complexifier leur pratique habituelle. Quels sont les incidents critiques vécus par les professionnel-le-s du travail social et de l’éducation dans l’accompagnement des enfants en situation de handicap et dans la collaboration avec leur famille ? A quels éléments culturels, migratoires ou structurels de leurs cadres de référence, font-elles/ils appel pour expliquer les incidents critiques rencontrés dans leur travail ? Quelles sont les ressources personnelles et institutionnelles qu’elles/ils mobilisent pour traiter ces incidents ? Comment prennent-elles/ils en compte les trajectoires migratoires et les réseaux sociaux et affectifs des familles migrantes pour surmonter les difficultés rencontrées dans la collaboration avec ces familles ? Au travers des récits des expériences de l’interculturel en milieu institutionnel, le volet professionnel de notre recherche avait ainsi pour objectif d’explorer les représentations et pratiques des professionnel-le-s du champ du handicap dans leur travail auprès des familles migrantes.
Les professionnel-le-s qui ont participé à la recherche sont issu-e-s du champ socioéducatif et travaillent au sein d’écoles spécialisées ou de services éducatifs itinérants dans deux cantons de Suisse romande. Au total, deux groupes de six professionnel-le-s (un par canton) ont participé à des ateliers de réflexion se basant sur le récit et l’analyse de situations significatives vécues dans leur collaboration avec des familles migrantes. Ces ateliers ont eu lieu entre septembre 2013 et mai 2014. Chaque groupe a participé à deux ateliers successifs, dans lesquels la problématique de la recherche a été abordée par le biais de la « méthode des incidents critiques ». Concrètement, les ateliers se sont déroulés en trois temps. Le premier atelier, d’une durée de deux heures, visait à recueillir le maximum de situations significatives vécues par les professionnel-le-s dans l’accompagnement des enfants et de leurs familles et à discuter des questions et situations soulevées. Au total, les douze participant-e-s ont rapporté soixante situations significatives survenues dans leur pratique professionnelle. Entre les deux ateliers, chaque participant-e était invité-e à décrire de manière approfondie une situation significative vécue récemment dans laquelle elle/il avait été impliqué-e en tant qu’actrice/acteur ou témoin dans l’accompagnement des enfants en situation de handicap issus de familles migrantes. Durant le deuxième atelier, d’une durée de six heures, les professionnel-le-s ont échangé et analysé successivement l’ensemble des situations recueillies, dans le but de faire émerger leurs ressources, contraintes et marges de manœuvre. Ces situations ont ensuite été analysées à partir du « modèle de l’intervention interculturelle écosystémique ». Au total, douze situations significatives ont été rapportées et analysées (six par canton).
Les résultats montrent que les professionnel-le-s sont confronté-e-s à plusieurs défis dans l’intervention en contexte multiculturel. Partant de leur parole, nous avons identifié six catégories de situations qui sont source de conflits, d’interrogation ou de malentendus dans la collaboration avec les familles migrantes ayant un enfant en situation de handicap.
La première catégorie concerne les situations liées aux trajectoires migratoires des familles, notamment les contraintes et ressources administratives, institutionnelles ou politiques qui se répercutent sur le projet de la famille ainsi que sur l’intervention (par exemple, les difficultés liées à la précarité du statut juridique des familles, au statut des enfants « entre deux cultures », à l’intégration des familles, au manque de connaissance du système de sécurité sociale et des services de soutien, à l’absence de réseaux de soutien des familles).
Une autre catégorie concerne les représentations et pratiques éducatives divergentes, en lien avec l’éducation informelle (familiale), formelle (école et enseignement spécialisé) et non formelle (garderie).
Certaines difficultés rencontrées par les professionnel-le-s dans la collaboration avec les familles migrantes sont liées à une compréhension différenciée de l’aide et de l’intervention pédagogique et thérapeutique (par exemple, des demandes d’aide des familles auxquelles les professionnel-le-s ne sont pas supposé-e-s répondre, des propositions d’intervention pour lesquelles les familles n’ont pas de cadre de référence, la multiplication excessive des soutiens formels fournis à certaines familles).
Une autre catégorie de situations significatives relevées par les professionnel-le-s concerne la compréhension différenciée du handicap, notamment de son diagnostic, de son étiologie et de sa symptomatologie, de l’accompagnement pédagogique et thérapeutique de l’enfant en situation de handicap ainsi que du pronostic de son développement.
Certaines difficultés rencontrées dans l’intervention interculturelle sont liées à la communication entre professionnel-le-s et familles (par exemple, les barrières linguistiques et les difficultés liées à la sollicitation d’interprètes au sein du réseau familial).
Finalement, la dernière catégorie de situations significatives est liée aux représentations des statuts et des rôles des hommes et des femmes, notamment aux difficultés des professionnel-le-s à se situer face à des attributions de rôles et de statuts spécifiques selon le genre et/ou la génération.
Pour la majorité des professionne-le-s, ces défis et précarités sont perçus comme une nouveauté qui s’introduit dans leur contexte de travail habituel. Elles peuvent ainsi provoquer des tensions entre les exigences du cadre professionnel et la gestion de ces situations spécifiques en contexte multiculturel, accompagnées parfois par des sentiments négatifs (impuissance, colère, etc.). Face à ces précarités et au vécu émotionnel, quels sont les savoirs et les stratégies mobilisés par les professionnel-le-s ? Certain-e-s restent figé-e-s dans ce questionnement, alors que d’autres parviennent à développer des réponses. Chez ces dernier-ère-s, on peut repérer trois types de stratégies : l’intermédiation, l’engagement majeur et la mobilisation de personnes-ressources. Dans le premier cas de figure, les professionnel-le-s s’interposent auprès des services pour expliquer davantage les difficultés de l’enfant et les modalités d’intervention ainsi que pour adapter le rythme de l’intervention aux familles. Dans le deuxième cas de figure, elles/ils s’engagent dans des activités administratives et d’accompagnement qui ne sont pas prévues dans leurs cahiers des charges. Dans le troisième cas de figure, les professionnel-le-s mobilisent des personnes-ressources travaillant dans le domaine de la migration ainsi que le réseau de soutien des familles. Ces stratégies sont le fruit d’un travail individuel, réalisé dans l’urgence par les professionnel-le-s, qui permet de soulager les précarités constatées. Par ces diverses stratégies, elles/ils affirment également leur engagement contre la tendance à la « responsabilisation » et la marginalisation des familles migrantes œuvrée par les structures en place. Ils/elles expriment également la nécessité de partager leurs expériences professionnelles afin d’améliorer leur compréhension des situations en contexte multiculturel.
Ces résultats ouvrent des pistes intéressantes pour la pratique et la formation. Au niveau de la pratique, les résultats plaident en faveur de la création d’espaces formels dans les institutions pour favoriser l’échange et le partage d’expériences difficiles, de sorte à activer les compétences et ressources nécessaires dans des situations similaires. Il s’agit également de renforcer la collaboration entre les intervenant-e-s éducatifs et les services spécialisés dans l’aide aux migrants ainsi que de soutenir l’empowerment des familles migrantes ayant un enfant handicapé par la reconnaissance et la valorisation des stratégies d’adaptation qu’elles mettent en œuvre. Au niveau de la formation, cette étude atteste de la nécessité de proposer des outils pour la formation initiale et continue en travail social et en pédagogie spécialisée, outils d’animation permettant aux différents acteurs (familles et intervenant-e-s) de se rencontrer au sein d’espaces de partage d’expérience.
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