Promouvoir un positionnement d’acteur chez les usagers – un rôle pour les travailleurs sociaux dans le champ de l’aide à domicile
Elisabeth Hirsch Durrett, professeure honoraire, Haute Ecole du Travail Social et de la Santé éésp, Lausanne (Suisse)
Sabine Voélin, professeure honoraire, Haute Ecole de Travail Social HETS, Genève (Suisse)
Notre communication se base sur une recherche conduite en 2011-2012 à Genève et Lausanne, et financée par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique et la Fondation Leenaards (subside 13DPD6_132282).
Bases théoriques et approche méthodologiques
Le positionnement théorique sur lequel nous avons fondé notre approche est issue de la sociologie de l’acteur (Touraine, Lahire); il repose également sur la littérature spécialisée autour des notions d’empowerment (Gagnon, Lemay, plus sécifiquement de pouvoir d’agir (Le Bossé) et d’autodétermination (Wehmeyer, Lachapelle), sur les travaux de la sociologie de la vieillesse et du vieillissement (Clément & Drulhe, Caradec, Ennuyer) ainsi que sur les analyses inspirées par la psychologie du contrôle (Baltes & Baltes, Bandura).
Ayant opté pour travailler sur une population de primo-demandeurs âgés d’aide et de soins, nous avions élaboré plusieurs hypothèses en vue de la mise en œuvre de notre recherche ; elles incluaient la place de la première demande d’aide auprès de services officiels d’aide et de soins en tant que tournant biographique, menant à un réexamen du positionnement de demandeurs en termes de capacité à maîtriser leur vie ; elles postulaient également que les stratégies de maintien de l’autonomie dans le cadre de l’interaction avec des intervenants professionnels du champ sanitaire nécessiteraient un décodage, car elles ne sont que partiellement explicites. Enfin, notre design de recherche devait permettre d’identifier des pistes d’action ayant pour but de renforcer des stratégies de maintien d’un positionnement d’acteur.
Nous avons ainsi conçu une étude qualitative par entretiens menés en deux phases auprès d’une quarantaine de primo-demandeurs âgés d’aide et de soins à domicile. Le premier entretien non-directif visait à établir un portrait répertoriant des éléments sur la santé, les compétences culturelles, l’emploi exercé avant la retraite et le statut socio-professionnel, les relations sociales, le type de ménage, la situation économique et les conditions de logement. Le second entretien visait, dans une perspective de co-construction, à restituer aux personnes interrogées les résultats d’une première analyse des figures et des stratégies dégagées, de les confronter à leur lecture et de leur permettre l’expression d’un positionnement ayant fait l’objet d’une réflexion depuis le premier entretien.
La population étudiée a été recrutée par le biais d’associations sociales ou de défense d’usagers, sans solliciter les services d‘aide et de soins. Ce point nous a paru crucial afin de conserver un statut clairement externe des chercheures dans leurs relations avec les usagers de ces services. Le collectif recruté témoigne de modes de vie urbaine ; la grande majorité des personnes interrogées vivaient seules – ce à quoi nous nous attendions ; nous avons cependant été frappées par la proportion élevée de personnes célibataires ou divorcées, qui constituaient près de la moitié de l’échantillon. De plus, un tiers de notre échantillon est sans enfant.
Constats et analyses
Les constats concernant l’action des services font apparaître des éléments confirmant que les arrangements mis en œuvre tendent à renforcer l’asymétrie des rapports entre l’offre institutionnelle et les attentes des personnes lors de l’évaluation des besoins et du déclenchement des interventions. En effet, les besoins, prédéfinis en termes sanitaires priment et l’expression des attentes des usagers est limitée par l’utilisation d’outils standardisés ; de plus, dans les faits, la demande émane fréquemment d’autres personnes que les bénéficiaires. On peut également noter que la délégation de tâches ayant trait aux activités instrumentales (ménages, courses etc.) fait l’objet d’une perception différente de celle des soins en termes d’acceptation de l’expertise professionnelle des intervenantes. Les questions de maîtrise apparaissent ainsi de façon particulière et font appel à des stratégies spécifiques lorsque les tâches déléguées étaient antérieurement perçues comme constitutives de l’identité, en particulier chez les femmes âgées faisant appel aux services. Enfin, les principes organisationnels menant à la multiplication des intervenantes et à la division du travail sur un mode tayloriste apparaissent comme des causes de difficulté et de perte de contrôle – voire de souffrances.
L’analyse des entretiens fait apparaître une gamme de stratégies déployées par les usagers face à un dispositif dont l’utilité est reconnue, mais qui est perçu comme relativement rigide. A titre d’exemples, citons le recours à diverses combinaisons d’aide privée et d’intervention des services officiels, des tentatives visant à conserver la maîtrise sur sa vie quotidienne ainsi que sur le déroulement, le rythme et la nature de l’aide reçue, voire l’identification d’alliés pour relayer des désirs particuliers ou contourner des règles considérées comme trop rigides. De plus, on constate que le choix de renoncer à certaines prestations peut également être vu comme une stratégie visant à retrouver une certaine maîtrise sur son environnement et un pouvoir de décision. Par ailleurs, les données révèlent que, pour certains usagers, l’apprentissage de la négociation avec les services est possible, mais nécessite une capacité à prendre du recul, notamment en utilisant des expériences acquises dans d’autres contextes comme repères dans les rapports avec les services.
Nous avons également pu identifier des figures de positionnement, sur un continuum allant de la résistance à l’acceptation – voir à la soumission ; ces figures incluent également des postures de négociation, d’orientation vers les problèmes collectifs dans le cadre d’approches plus militantes ou encore de position – assumée – de consommateur. Ces figures, qui prennent en compte l’expérience de vie, les parcours de soins, la classe sociale et les ressources du contexte social des personnes interrogées, peuvent servir de support à une analyse de l’interaction entre usagers et services.
Conséquences de l’analyse conduite et implications pour une approche fondée sur les valeurs et modes d’action du travail social
Nos résultats nous conduisent à penser que des approches plus aptes à soutenir l’expression des attentes des usagers et à renforcer leurs capacités à négocier et à obtenir des prestations plus proches de leurs souhaits permettraient de combattre des sentiments de perte d’autonomie, d’inutilité au monde voire d’exclusion et, par là, de réduire l’incidence de dépressions et de conduites de retrait ainsi que d’améliorer globalement la qualité de vie des usagers. Ils nous conduisent ainsi à préconiser un réexamen des politiques actuelles en la matière et à proposer une réflexion visant à mettre en place des actions d’information, d’advocacy ainsi que de soutien au choix de combinaisons d’interventions adaptées.
Nous craignons en effet que la prépondérance d’approches de type sanitaire ainsi que la dérive managériale qui caractérise trop souvent l’organisation des prestations des services – en partie conditionnée par les distinctions entre activités instrumentales et soins du corps introduites par la législation suisse sur l’assurance-maladie – ne laissent qu’une place minime à des interventions d’appui au statut d’acteur et à la négociation des prestations par des usagers déjà fragilisés.
Ainsi, les travailleurs sociaux, dont l’action professionnelle est fondée sur des valeurs de respect du principe d’autodétermination, de compréhension et de défense de l’autonomie des personnes, sont peu présents au sein des dispositifs et parfois confinés à des tâches d’obtention de prestations financières. Dans ce champ, on pourrait attendre d’eux qu’ils tentent d’agir en faveur de la liberté de choix des usagers, qu’ils défendent le droit à l’individualisation des aides et de leur adéquation aux attentes des personnes et qu’ils jouent le rôle de porte-paroles tant auprès des fournisseurs de prestations qu’auprès des autorités politiques.
La question de l’ancrage de leur action est immédiatement posée. En effet, pour être en mesure de mettre à disposition des usagers des outils propres à pallier à l’asymétrie des relations entre prestataires et bénéficiaires, ils devraient disposer d’une réelle marge de manœuvre. De plus, dans le cadre d’un rôle dit « policy-oriented », leur objectif serait de pouvoir faire apparaître les limites, voire les effets pervers des dispositifs dans les cercles au sein desquels les politiques en matière de maintien à domicile s’élaborent et se décident. Le cas échéant, ils devraient également être capables de dénoncer des obstacles à l’accès à des prestations individualisées. En ce sens, les travaux conduits actuellement sur l’essor des services privés en Suisse romande dans le champ de l’aide et de soins, font apparaître des éléments préoccupants : à l’instar du champ de l’hospitalisation, qui voit une augmentation de la place prise par les acteurs privés à but commercial, on peut craindre que les organisations privées du domaine des soins à domicile ne parviennent à occuper le terrain des prestations dites individualisées et des offres « sur mesure ». Une telle prépondérance de l’offre à but commercial dans ce secteur devrait, à notre avis, être dénoncée et combattue par des travailleurs sociaux préoccupés par les questions d’accès à de telles prestations pour des usagers aux ressources économiques limitées.
Des professionnels de l’action sociale, qui devraient disposer d’une large autonomie vis-à-vis des organisations prestataires, pourraient être intégrés au sein d’associations de défense d’usagers, dans le cadre de services sociaux polyvalents ou spécialisés, ou encore dans des structures offrant une information sociale large et ne se limitant pas à l’aiguillage dans le réseau. A ce sujet, les travaux inspirés de la démocratie participative pourraient représenter une source d’inspiration afin que ces professionnel·le·s puissent d’une part appréhender les situations complexes d’usagers fragilisés, mais aussi offrir à leur clientèle des outils pour faire valoir leur position et la défendre. Cette approche passe par une formation à l’accompagnement adaptée au contexte particulier d’asymétrie dans lequel se trouvent les protagonistes d’une relation d’aide. L’action sociale dans ce secteur exige une connaissance approfondie du champ de la vieillesse et du domaine socio-sanitaire – indispensable pour être perçu comme crédible en la matière - ainsi qu’une formation à l’intervention dans le champ de l’analyse des politiques de santé et de leurs effets.
Il est important pour nous que ces perspectives fassent l’objet d’un large débat, auquel nous vous invitons.
|