Fiche Documentaire n° 3620

Titre L’individualisation de l’intervention éducative : un risque de solitude et d’épuisement pour l’éducateur ?

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Auteur(s) UDRESSY Olivier
GOLAY Dominique
 
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

L’individualisation de l’intervention éducative : un risque de solitude et d’épuisement pour l’éducateur ?

L’individualisation de la prise en charge et/ou de l’accompagnement des publics dans le cadre de l’intervention sociale est souvent soit dénoncée pour souligner le fait qu’elle sous-tend une responsabilisation de populations déjà fragilisées, soit encensée comme une solution permettant une meilleure adaptation aux besoins et une participation accrue des individus concernés (Astier, 2009). Les discours sur l’individualisation de l’intervention, que celle-ci soit défendue ou au contraire critiquée, restent cependant focalisés sur les usagers ou les publics du travail social. Dès lors, nous proposons, dans cette communication, de changer de focale et de souligner comment l’individualisation de la prise en charge s’articule, dans le cadre des équipes éducatives, à une valorisation des compétences et points de vue individuels au détriment d’une compétence collective.

Le suivi et l’analyse de séances de supervision clinique avec 7 équipes dans 5 institutions suisses relevant de l’éducation sociale rendent manifeste la difficulté des équipes à se fédérer autour d’une mission commune, définie par un projet pédagogique et des valeurs partagées par tous et toutes. Gage d’autonomie individuelle, ce fonctionnement d’équipe soulève néanmoins la question de la solitude de l’éducateur et de l’épuisement professionnel. En effet, on constate, à l’échelle des institutions socio-éducatives concernées un fort taux de turnover (un renouvellement constant de personnel dans de petites équipes) et l’absence d’une culture institutionnelle permettant la construction d’une appartenance collective.

Face à ce constat général, quatre axes de réflexion seront plus particulièrement abordés en regard notamment d’une analyse systémique des informations recueillies. Le premier souligne le rôle que joue l’institution dans la formation du collectif professionnel. De fait, les équipes semblent davantage relever d’un agrégat d’individus que d’un système organisé (Morin, 1977, Pauze & Roy, 1987). Le deuxième prolonge la question du lien entre contraintes institutionnelles et formation d’un collectif au travers du mythe d’équipe ou mythe éducatif (Gaillard, 1999) permettant d’ancrer les pratiques dans une histoire institutionnelle et d’orienter les décisions et les choix pédagogiques en fonction des valeurs collectives. Or, la mise à jour des mythes par la technique du blason (Caillé &Rey, 2004) rend compte d’une perte de repères, d’une absence de culture commune et/ou d’une individualisation des prises en charge échappant au contrôle des pairs ou à la discussion. « Je ne sais pas comment tu fais les choses, mais quoique tu fasses, je suis d’accord avec toi. » De ce fait, tout est permis ou presque, le point de vue de chacun étant considéré comme valable en soi et donc non discutable. L’absence de problématisation collective des écueils et difficultés vécues tend à renvoyer la responsabilité des dysfonctionnements sur l’individu plutôt que sur une analyse de la structure. Dès lors, le troisième axe questionne le rôle de la supervision clinique, supervision perçue par la hiérarchie comme un espace de plainte et d’expression de doléances dégagés d’une réflexion sur l’organisation institutionnelle. Enfin, l’absence d’appartenance collective à un équipe fédérée par un ensemble de principes éducatifs et de valeurs communes soulèvent des questions relatives à l’éthique et à la déontologie dans la mesure où le sens du travail et les garde-fou nécessaires à la prévention des risques d’usure, mais aussi de maltraitance, peuvent sérieusement être affaiblis (Perrotin, 2004).

Comment, dès lors, prévenir les risques tant pour les professionnels que pour les usagers ? Comment la formation contribue-t-elle ou au contraire pallie-t-elle la solitude de l’éducateur ?

Bibliographie

Astier, I. (2009). Les transformations de la relation d'aide dans l'intervention sociale. Informations sociales, 152, 52-58.

Caillé, P. & Rey, Y. (2004). Les objets flottants : méthode d’entretiens systémiques. Paris : Ed. Fabert.

Gaillard, J.-P. (1999). L’éducateur spécialisé, l’enfant handicapé et sa famille. Issy-les-Moulineaux : Ed. ESF.

Morin, E. (1977). La méthode, 1. La nature de la nature. Paris : Ed. Seuil.

Neuburger, R. (2003). Relations et appartenances. Thérapie familiale : Revue Internationale d’Associations Francophones, 24, (2), 169-178.

Pauze, R. & Roy, L. (1987). Agrégat ou système : indices d’analyse. Traces de faires : Revue de Pratique de l’Institutionnel, 4, 41-57.

Perrotin, C. (2004). Quelle place est faite à l’humain au sein des enjeux contradictoires ? In O. Amiguet & C. Julier (dir.), Les enjeux contradictoires dans le travail social (pp. 135-182). Paris : Ed. Erès.

Présentation des auteurs

Olivier Udressy, professeur à la Haute école de travail social et de la santé à Lausanne, est psychothérapeute, superviseur, formateur d'adultes et éducateur. Il s’intéresse à la relation d’aide en travail social et aux méthodologies d'intervention. Ses domaines d'enseignements portent sur l'approche systémique et les méthodologies d'intervention, la gestion d'équipe et la conduite de projet.

Dominique Golay, professeure à la Haute école de travail social et de la santé à Lausanne, est sociologue et éducatrice. Ses enseignements portent sur les concepts de base en sociologie, la socialisation juvénile, la méthodologie et la déviance. Les dernières recherches auxquelles elle a participé traitent de la participation des enfants à la vie de la Cité, les amitiés entre filles et la socialisation sportive des filles.

Communication complète

Olivier Udressy et Dominique Golay, Haute école de travail social et de la santé, EESP - Lausanne


L’individualisation de l’intervention : un risque de solitude et d’épuisement pour l’éducateur ?

L’individualisation de la prise en charge et/ou de l’accompagnement des publics dans le cadre de l’intervention sociale est souvent soit dénoncée pour souligner le fait qu’elle sous-tend une responsabilisation de populations déjà fragilisées, soit encensée comme une solution permettant une meilleure adaptation aux besoins et une participation accrue des individus concernés (Astier, 2009). Les discours sur l’individualisation de l’intervention, que celle-ci soit défendue ou au contraire critiquée, restent cependant focalisés sur les usagers ou les publics du travail social. Or, l’individualisation, au sens de Beck (2001) est un processus plus général, un mouvement qui touche l’ensemble de la société. Elle n’est ni un repli sur soi, ni forcément un gain d’autonomie ou une émancipation, mais elle tend à rendre les individus responsables de leur vie et du moindre événement qui l’émaille (Astier, 2010, p. 33-34). Dans ce sens, les professionnels n’échappent pas à ce mouvement qui, d’une part, favorise choix et invention mais qui, d’autre part, soumet aussi au devoir d’explicitation et de discussion des projets ou des options prises dans le cadre de l’intervention. Dès lors, l’individualisation de la prise en charge comprend à la fois une dimension de justification, notamment du point de vue des autorités de surveillance et des publics concernés, et une dimension de responsabilité individuelle en termes de choix dans le cadre de l’action quotidienne. Ainsi, l’individualisation des options et des principes pédagogiques sous-tendant l’action éducative s’articule, dans le cadre des équipes supervisées, à une valorisation des compétences et points de vue individuels au détriment d’une compétence collective.

En effet, l’analyse de séances de supervision clinique avec 7 équipes dans 5 institutions suisses relevant de l’éducation sociale rendent manifeste la difficulté des équipes à se fédérer autour d’un projet pédagogique et de valeurs partagées par tous et toutes. Gage d’autonomie individuelle, ce fonctionnement d’équipe soulève néanmoins la question de la solitude de l’éducateur et de l’épuisement professionnel. Sous cet aspect, on constate, à l’échelle des institutions socio-éducatives concernées un fort taux de turn-over (un renouvellement constant de personnel dans de petites équipes) et l’absence d’une culture institutionnelle permettant la construction d’une appartenance collective.

Plus spécifiquement, Pauze et Roy (1987) mettent en évidence le processus par lequel un agrégat devient progressivement un système organisé. Pour analyser l’état d’organisation d’un rassemblement d’individus, ces deux auteurs soulignent l’interaction entre le défi interne et le défi externe. Dans ce sens, il s’agit de prendre en considération tant les contraintes extérieures que les enjeux interactionnels internes. En effet, « l’organisation d’un agrégat en système organisé n’est pas seulement le résultat du défi interne (de l’agencement harmonieux des caractéristiques individuelles des éléments en présence) mais dépend aussi du défi externe (soit des contraintes imposées par la structure organisationnelle du système qui contient, et/ou soit de l’objectif et du mandat qui amènent ces éléments distincts à s’unir et à se regrouper).» (Pauze et Roy, 1987, p.44).

Autrement dit, l’organisation de l’équipe éducative est tributaire des contraintes imposées, non seulement par les autorités de surveillance, la déontologie professionnelle ainsi que la hiérarchie, mais aussi par les affinités, les alliances et la poursuite d’un but commun. Dans les équipes supervisées, la complexification et la rationalisation de la structure institutionnelle freinent les possibilités de cohésion interne de l’équipe dans la mesure où l’organisation fonctionnelle des tâches tend à isoler les professionnels. Or, comme le montrent Pauze et Roy (1987, p. 55), dans ce type d’organisation - qui peut être défini comme un système spécialisé -, la confrontation ouverte et directe (par exemple lors de colloques et/ou intervisions) va à l’encontre de la règle, règle qui structure également les modes d’interaction et la recherche d’affinités et d’alliances au sein même de l’équipe. De ce constat général, la réflexion issue d’une analyse systémique des informations recueillies articulant les défis interne et externe souligne les enjeux associés à la constitution d’un collectif, soit ici une équipe éducative fédérée et organisée en système.

L’équipe : un agrégat ou un système ?

Les séances de supervision ont mis à jour l’absence d’un cadre de référence commun, d’une communauté de valeurs et de normes au sein des équipes. Ce constat soulève la question du travail et de la collaboration en équipe orientés par des visées éducatives partagées. De ce fait, l’équipe, en tant que collectif, ne joue ni un rôle de contrôle, ni un rôle de soutien et ne parvient pas à inscrire les « je » qui la constituent dans un « nous ». La difficulté, pour les équipes supervisées de se fédérer et de constituer un système, peut être analysée par deux facteurs concomitants, d’une part, l’histoire de l’équipe (modification rapide de sa composition, arrivée d’un nouveau responsable) et d’autre part, les transformations extérieures (modification des normes d’encadrement, horaires de travail, contraintes budgétaires, contrats de prestation, etc.). Ces deux facteurs relèvent de la rationalisation du travail éducatif modifiant également la fonction de direction. En effet, les directions ont désormais pour fonction prioritaire de gérer les liens avec l’extérieur (contrats de prestation, réseaux, budget, etc.) et sont moins centrées sur la régulation interne. Ces défis externes (turn-over, redéfinition des rôles et fonctions, rationalisation institutionnelle) ont pour corollaire une redéfinition des espaces institutionnels tant physiques que relationnels. De fait, les contraintes temporelles et la pression à la performance tendent à accentuer la dimension fonctionnelle des espaces et diminuer, voire éliminer, les lieux de rencontre et d’échanges informels. Or, l’inscription des échanges dans un cadre strictement formel (colloques, intervisions) limite considérablement l’élaboration d’une identité d’équipe, qui elle, prend racine et s’alimente dans des espaces de communication informels.
Ainsi les équipes supervisées peinent à se constituer en un « nous » permettant de développer un sentiment d’appartenance - source de contrôle et de soutien – et favorisant l’engagement sur le long terme des professionnels. Précisons que ce sentiment d’appartenance ouvre également un espace de délibération et de confrontation nécessaire à la définition d’un but commun. En ce sens, la faiblesse du « nous » tend à montrer que ces équipes relèvent davantage de l’agrégat que du système organisé dont l’absence de mythe est un indicateur.

Le mythe de l’équipe ou l’absence de mythe

Les espaces de communication informels, parce qu’ils génèrent un espace discursif partagé où peuvent émerger des jeux d’alliances, de rapprochement et d’éloignement favorisant délibération et confrontation, sont constitutifs du mythe de l’équipe. Ainsi, le mythe configure un espace identitaire non normatif, c’est-à-dire non imposé par l’extérieur. Il permet le passage du « je » au « nous » et peut ainsi être considéré comme ce qui lie et relie les membres de l’équipe. Or, la mise à jour des mythes par la technique du blason (Caillé &Rey, 2004), dans les différentes institutions, rend compte d’une perte de repères, d’une absence de culture commune et/ou d’une individualisation des prises en charge échappant au contrôle des pairs ou à la discussion. « Je ne sais pas comment tu fais les choses, mais quoi que tu fasses, je suis d’accord avec toi. » De ce fait, tout est permis ou presque, le point de vue de chacun étant considéré comme valable en soi et donc non discutable.

Ce constat s’avère problématique si l’on se réfère aux trois fonctions fondamentales du mythe. En effet, ce dernier comprend une fonction explicative (il raconte d’où l’on vient et définit qui nous sommes), une fonction éthique (il codifie les échanges et oriente les comportements) et une fonction compensatrice et libératrice (il jette les bases de la signification et de la communication et est, dans ce sens, nécessaire à l’organisation entre les individus) (Ferreira, 1981 ; Neuburger, 2011). L’absence de problématisation collective des écueils et difficultés vécues peut alors être vue à la fois comme 1) un renforcement des compétences individuelles au détriment d’une compétence collective et 2) une perte de sens privant les éducateurs de moyens et de soutien. Cette perte de sens est source de démotivation et, par conséquent, nuit à la créativité des travailleurs sociaux dans l’exercice de leur profession. De plus, l’absence de mythe tend à renvoyer la responsabilité des dysfonctionnements sur l’individu plutôt que sur le collectif, l’équipe ne jouant plus son rôle de contenant et de soutien. Dès lors, le risque d’épuisement, mais aussi d’isolement, s’accentue dans la mesure où chaque éducateur est responsable à la fois des réussites et des échecs vécus dans le cadre de l’intervention.

La supervision : un espace de créativité et de prévention des risques ?

Ces constats éclairent non seulement l’articulation entre les défis internes et externes mais soulèvent également la question du rôle et de la fonction de la supervision des équipes en lien notamment avec le mandat et les missions institutionnelles. Le rôle de la supervision étant souvent perçue par la hiérarchie comme un espace de plainte et d’expression de doléances, la réflexion sur l’organisation institutionnelle s’en trouve dès lors exclue. Autrement dit, le superviseur est mandaté pour réguler les enjeux relationnels au sein de l’équipe indépendamment du contexte institutionnel. Ce dernier étant écarté de l’analyse de situations cliniques, la supervision comporte le risque de renforcer la tendance à la psychologisation des problèmes relationnels et ainsi de conforter la hiérarchie dans l’idée que les professionnels sont à la source du dysfonctionnement des équipes.

Or, les séances de supervision, dont il est question ici, ont mis en évidence la nécessité d’articuler les défis externes et internes, ce qui suppose de différencier les niveaux de responsabilités pour permettre à une équipe de se constituer en système organisé. C’est seulement à partir du moment où l’équipe a une existence propre, où elle a, par conséquent, construit une frontière claire entre le “nous” et les autres que l’émergence d’une organisation faite de règles, de réflexions pédagogiques basées sur des valeurs communes, est possible. Dans ce sens, le passage de l’agrégat au système est une condition nécessaire à la mise en œuvre d’une supervision clinique susceptible d’engager collectivement les individus et de mener une réflexion d’ordre éthique sur les pratiques. Ce n’est que lorsque l’équipe est devenue un système organisé qu’elle peut fonctionner comme « garde-fou », soit une instance de contrôle et de sanction, chargée de limiter les risques de dérives tant pour les usagers que pour les professionnels. Dans ce sens, l’équipe devient garante des actions engagées et, à ce titre, la responsabilité n’est plus individuelle mais collective. En qualité de “contenant psychique”, ce collectif professionnel offre une sécurité permettant à la créativité individuelle de s’inscrire dans la mission institutionnelle. Ainsi, la supervision joue un rôle préventif dans la mesure où elle soutient la création d’un collectif limitant les risques d’épuisement professionnel et garant de la qualité des prestations.

En conclusion, l’analyse des séances de supervision met à jour les écueils de l’individualisation de l’intervention et soulève la question de l’appartenance à une équipe. Cette tendance, se généralisant à l’ensemble des institutions socio-éducatives, se pose la question de la prévention des risques et de l’épuisement professionnel dans le cadre de la formation de base des travailleurs sociaux. En effet, comment la logique modulaire renforce-t-elle cette tendance à l’individualisation, sachant que la confrontation directe, dans le cadre d’un collectif identifiable et identifié, y est relativement absente et que les outils de gestion des groupes n’y sont que peu expérimentés ?








Bibliographie

Astier, I. (2010). Sociologie du social et de l’intervention sociale. Paris : Armand Colin.
Astier, I. (2009). Les transformations de la relation d'aide dans l'intervention sociale. Informations sociales, 152, 52-58.
Beck, U. (2001). La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Paris : Aubier.
Caillé, P. & Rey, Y. (2004). Les objets flottants : méthode d’entretiens systémiques. Paris : Ed. Fabert.
Ferreira, A.-J. (1981). « Les mythes familiaux », in ouvr. coll. Sur l’interaction : Une nouvelle approche thérapeutique. Paris : Le Seuil.
Gaillard, J.-P. (1999). L’éducateur spécialisé, l’enfant handicapé et sa famille. Issy-les-Moulineaux : Ed. ESF.
Morin, E. (1977). La méthode, 1. La nature de la nature. Paris : Ed. Seuil.
Neuburger, R. (2011). Le mythe familial. Issy-les-Moulineaux : ESF.
Neuburger, R. (2003). Relations et appartenances. Thérapie familiale : Revue Internationale d’Associations Francophones, 24 (2), 169-178.
Pauze, R. & Roy, L. (1987). Agrégat ou système : indices d’analyse. Traces de faires : Revue de Pratique de l’Institutionnel, 4, 41-57.

Résumé en Anglais


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