Fiche Documentaire n° 3649

Titre De la recherche engagée en travail social

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Auteur(s) CARON Roxane  
     
Thème « Une danse en trois temps » entre les postures de chercheure, d’enseignante et d’intervenante  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

De la recherche engagée en travail social

La recherche qualitative auprès des réfugié(e)s voit ces derniers comme des « sujets »; autrement dit, elle les considère comme des acteurs (ou actrices) de leur trajectoire, de leur discours et de leur histoire (Vatz-Laaroussi, 2007). En ce sens, la recherche qualitative peut être désignée comme une « recherche engagée ». Or, si mes recherches s’inscrivent dans une telle perspective, pourquoi alors ai-je, en tant que chercheure en travail social, le sentiment que mes travaux de recherche « ne sont pas suffisants », qu’ils n’arrivent pas à faire entendre les « voix » des personnes réfugiées?

C’est en découvrant le livre de la sociologue Kristin Luker (2008), Salsa dancing into the social sciences, où l’auteure opère un parallèle, aussi bien original qu’intéressant, entre danse et sciences sociales, que j’ai eu l’idée de proposer une communication sur ce sujet. Bien que je ne sois pas moi-même, danseuse de salsa, de tango ou encore de ballet, j’ai trouvé que cette métaphore illustre tout de même bien l’idée que j’ai de ma pratique du travail social : « une danse en trois temps », alors que je passe de la recherche, à l’enseignement, puis à l’intervention. Cela dit, comment développer cette « danse en trois temps » pour que chacun des « mouvements » puisse faire un tout porteur de sens…

La présente communication s’inscrit, ainsi, dans une double perspective réflexive : la première est celle de la chercheure qui se questionne sur sa pratique de recherche pour la comprendre, la critiquer et l’analyser. Et la deuxième est celle de la même chercheure qui souhaite « aller plus loin » et comprendre cette fois les possibilités offertes pour que ses autres statuts d’enseignante et d’intervenante soient, eux-aussi, mobilisés dans l’objectif de développer les connaissances mais aussi l’émancipation des acteurs (et actrices). Plus concrètement, j’explorerai comment la posture d’enseignante et celle d’intervenante peuvent amener ma démarche de recherche à devenir un processus qui permet, certes, la diffusion des connaissances et la conscientisation sur les réalités des personnes réfugié(e)s, mais aussi l’amélioration de la situation des personnes de même que leur émancipation.

Plusieurs questions constitueront le cœur de ma communication : Comment est-il possible de mobiliser différents rôles – chercheure – enseignante - intervenante – aux bénéfices des personnes que nous tentons de comprendre et d’aider? Au-delà de la restitution des résultats de nos recherches et de la contribution à la formation de praticiens, qu’en est-il de l’action avec et pour les participant(e)s à nos recherches ? À quelles conditions articuler nos diverses pratiques de recherche, d’enseignement et d’intervention aux bénéfices des ces mêmes participant(e)s?

En nous basant essentiellement sur nos recherches menées auprès de femmes palestiniennes vivant en camps de réfugiés au Liban, en particulier, les stratégies que celles-ci déploient et développent pour survivre depuis plus de 65 ans en camps de réfugiés (Caron, 2007) ainsi que leurs expériences d’exil (Caron, 2012), nous proposons une communication qui abordera les thèmes suivants : 1) la légitimité de « parler au nom de l’Autre »; 2) la co-construction des savoirs et des connaissances et; 3) la nécessaire positon de solidarité et d’engagement pour le changement social des groupes minoritaires et marginalisés.

Bibliographie

Anadon, M. (2013). La recherche sociale et l’engagement du chercheur qualitatif : défis du présent, Recherches Qualitatives, no 14, p. 5-14.

Caron, R. (2007). Les stratégies de survie de Palestiniennes du camp de Bourj El Barajneh au Liban, mémoire de maîtrise, Université Laval, Québec.

Caron, R. (2012). Entre refuge et exil : L’expérience de femmes palestiniennes du camp de Bourj El Barajneh, thèse de doctorat, Université de Montréal, Montréal.

Caron, R. et Damant, D. (2014). Entre réel et symbolique : survivre dans un camp de réfugiés. Anthropologie et Sociétés, 38(2), p. 265-284.

Caron, R. et Damant, D. (2014). Le féminisme postcolonial à l’épreuve : comment échapper au « piège binaire » ? Nouvelles Pratiques Sociales, vol. 26, no 2. (Sous presse).

Laperrière, H. (2013). Expérimenter l’éducation de la libération dans le Nordeste brésilien : doutes et conviction de la recherche qualitative engagée, Recherches Qualitatives, no 14, p. 48-65.

Luker, K. (2008). « Salsa Dancing Into the Social Sciences. Research in an Age of Info-glut ». London : Harvard University Press.

Naudier, D. et Simonet, M. (2011). Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte.

Théberge, M. (2013). Considération ontologiques, épistémologiques, méthodologiques et éthiques de l’engagement du chercheur qualitatif dans le contexte de la minorité francophone de l’Ontario, Recherches Qualitatives, no 14, p. 29-47.

Vatz-Laaroussi, M. (2007). La recherche qualitative interculturelle : une recherche engagée ? Recherches Qualitatives, no 4, p. 2-13.

Présentation des auteurs

Je suis professeure adjointe (depuis 2013) à l’École de service social de l’Université de Montréal, Canada. J’ai séjourné pendant près de deux ans dans le camp de réfugiés palestiniens de Bourj El Barajneh au Liban ; ma thèse de doctorat porte d’ailleurs sur l’expérience d’exil de femmes réfugiées palestiniennes (Caron, 2012). Mes principaux champs de recherche sont les expériences des femmes vivant en camps de réfugiés : difficultés, résistances et stratégies de survie. D’autres thèmes, tels le contrôle migratoire et les migrations forcées, sont tout aussi susceptibles de m’intéresser. Par ailleurs, avant de me consacrer à la recherche, j’ai eu un long parcours d’intervenante en travail social, aussi bien au Québec qu’à l’étranger (Kazakhstan notamment).

Communication complète

De la recherche engagée en travail social
« Une danse en trois temps » entre les postures de chercheure, d’enseignante et d’intervenante


Par

Roxane Caron, PhD.
Professeure adjointe
École de service social
Université de Montréal
roxane.caron.2@umontreal.ca


Introduction
La recherche qualitative auprès des réfugié(e)s voit ces derniers comme des « sujets »; autrement dit, elle les considère comme des acteurs (ou actrices) de leur trajectoire, de leur discours et de leur histoire (Vatz-Laaroussi, 2007). En ce sens, la recherche qualitative peut être désignée comme une « recherche engagée ». Or, si mes recherches s’inscrivent dans une telle perspective, pourquoi alors ai-je, en tant que chercheure en travail social, le sentiment que mes travaux « ne sont pas suffisants », qu’ils n’arrivent pas à faire entendre les « voix » des personnes réfugiées?

Mon propos élaboré dans la présente communication s’ancre dans une double perspective réflexive : la première est celle de la chercheure qui se questionne sur sa pratique de recherche afin de la comprendre, la critiquer et l’analyser. Et la deuxième est celle de la même chercheure qui souhaite cette fois « aller plus loin » et comprendre les possibilités offertes pour que ses autres statuts d’enseignante et d’intervenante soient, eux aussi, mobilisés dans l’objectif de développer les connaissances mais aussi l’émancipation des acteurs (et actrices). Plus concrètement dans cette présentation, j’explorerai comment la posture d’enseignante et celle d’intervenante peuvent amener ma démarche de recherche à devenir un processus qui permet, certes, la diffusion des connaissances et la conscientisation sur les réalités des personnes réfugié(e)s, mais aussi l’amélioration de la situation des personnes de même que leur émancipation. En me basant sur mes recherches menées auprès de femmes palestiniennes vivant en camps de réfugiés au Liban, en particulier, les stratégies que celles-ci déploient et développent pour survivre depuis plus de 65 ans en camps de réfugiés (Caron, 2007) ainsi que leurs expériences d’exil (Caron, 2012), j’aborderai les trois thèmes suivants : 1) la légitimité de « porter la voix de l’Autre »; 2) la co-construction des savoirs et des connaissances et; 3) la nécessaire positon de solidarité et d’engagement pour le changement social des groupes minoritaires et marginalisés.



Mise en contexte ou pourquoi les femmes réfugiées palestiniennes
Mon premier contact avec la situation des réfugiées palestiniennes au Liban s’est fait au Québec, dans le couloir d’une université. J’ai échangé avec deux étudiants en travail social qui revenaient d’un séjour dans un camp de réfugiés palestiniens au Liban. Il y a de ces rencontres dans la vie qui vous marquent à jamais… celle-ci a eu cet effet sur moi. On me demande souvent : « Pourquoi les réfugiés palestiniens? Pourquoi ceux du Liban? » D’abord parce que je cherchais à faire sens de quelque chose qui n’en avait pas selon moi : vivre dans un camp de réfugiés depuis plus de 55 ans … comment est-ce possible? Là ont débuté mes lectures. Je lis encore. Mes premières recherches documentaires m’ont révélé une réalité complexe que je tente toujours de saisir. Et pourquoi les femmes? Je dirais d’emblée : pour leur relative absence. Elles ne sont certes pas totalement absentes de la littérature sur les réfugiés palestiniens, mais leurs voix ne se font pas souvent entendre. J’ai donc voulu contribuer, un tant soit peu, à faire affleurer leur point de vue.

La légitimité de « porter la voix de l’Autre »
La question de ma légitimité à « porter la voix de l’Autre » m’interpelle depuis un moment déjà alors qu’elle a fait l’objet d’une longue réflexion dans le cadre de ma recherche doctorale . En effet, je suis entrée dans mon milieu de recherche – soit le camp de réfugiés palestiniens de Bourj El Barajneh au Liban la première fois en 2006 pour une durée de 6 mois puis de nouveau en 2009 cette fois jusqu’en 2011 – avec le fervent désir de comprendre la réalité des femmes qui y vivaient. J’étais consciente et convaincue que la recherche devait correspondre à leur définition de la réalité. Or, comment cela pouvait-il s’articuler, se réaliser ?

D’abord, à travers notamment des choix méthodologiques et théoriques qui mettent de l’avant « la prise de parole des acteurs ». J’ai ainsi privilégié la recherche qualitative qui se concentre sur l’expérience subjective des acteurs – en l’occurrence, pour ma recherche, des femmes - et sur les significations que ceux-ci attribuent à leurs expériences (Maynard, 1994). En témoignant et en prenant la parole, les femmes se font ainsi entendre : elles partagent leurs difficultés, leurs préoccupations, leurs désirs, bref, leur réalité quotidienne et elles font ainsi « acte d’auteur », pour paraphraser Giorgio Agamben (1999 : 176). Au plan théorique, j’inscris mes travaux dans une approche féministe d’influence postcoloniale et intersectionnelle ; approche qui pose un regard critique sur les schémas occidentaux – souvent dominants – de plusieurs analyses féministes qui voient la libération individuelle de la femme comme lutte première de « toutes les femmes ». Une des lacunes de cette conception féministe, me semble-t-il, réside dans le fait qu’elle applique une grille de lecture unique à toutes les femmes, sans tenir compte des considérations socioéconomiques, ethniques, géographiques, ou autre, alors que ces considérations s’avèrent extrêmement intéressantes pour comprendre la réalité de nombreux groupes de femmes, comme j’ai pu le constater avec les femmes réfugiées palestiniennes rencontrées. En effet, leurs luttes sont menées davantage aux niveaux familial et communautaire. C’est dans ce sens-là que ma décision d’adopter une telle approche féministe (postcoloniale et intersectionnelle) entraînait un certain nombre d’obligations et de défis, d’abord envers les femmes qui m’ont témoigné de leur vécu, mais aussi envers la communauté académique à laquelle j’appartiens. D’ailleurs, les féministes sentent une « responsabilité morale » liée aux connaissances que leurs travaux permettent de dégager et cela demande l’application d’une éthique stricte envers les communautés de femmes auprès desquelles elles interviennent (Holland et Ramazanoglu, 2002).

Cette responsabilité à l’égard des femmes participant à mes recherches, je la ressentais et ce d’autant plus que nombre d’entre elles disaient vouloir parler « au monde » à travers moi. En effet, plusieurs d’entre elles m’ont confié qu’elles espéraient, à travers leur témoignage, mettre en évidence leurs réalités de femmes palestiniennes, leurs expériences de femmes réfugiées vivant dans un camp depuis des générations de même que l’importance qu’elles accordent à leur identité de femmes musulmanes. Voici l’extrait du témoignage de Basma, 41 ans, réfugiée palestinienne du camp de Bourj El Barajneh au Liban :

J’ai accepté de te parler parce que peut-être que tu ne peux pas m’aider personnellement mais tu peux parler à d’autres à propos de ma situation difficile… Je veux que les gens sachent que nous existons, qu’ils apprennent de notre réalité dans les camps […] Mais, parce que tu « sens avec nous », tu es restée parmi nous pendant longtemps […]. Donc, tout ce que nous vivons et ressentons ici, tu le vis et tu le ressens!

Ce témoignage de Basma souligne un autre élément crucial dans la conception de ma légitimité à « porter les voix de l’Autre », à savoir la question du lien. Autrement dit, la relation qui s’est créée entre les femmes rencontrées et moi-même, et ce à travers ma présence dans le camp, dans le quotidien des réfugiés palestiniens. Plusieurs femmes précisent toutefois que, en tant que telle, ce n’est pas « ma présence » qui leur semble importante mais le fait de partager leur réalité en vivant « dans » le camp avec elles. Partager le quotidien des femmes et de leur famille signifie concrètement un respect des us et coutumes locales, participer à plusieurs moments de leur vie comme le mariage d’une amie, une fête traditionnelle palestinienne ou encore, accomplir moi-même des rituels communs et familiers, soit inviter ma voisine pour un café ou faire mes emplettes dans le camp. Donc, cette relation est basée non seulement sur ce vécu commun, mais également sur une tentative de comprendre la signification de ces comportements et leur importance pour les femmes. Comme le mentionne Vatz-Laaroussi (2007), il importe donc de créer puis de tisser des liens de complicité entre nous et les personnes que nous tentons de comprendre. Or, si le lien, le vécu et la connaissance ancrée comptent autant pour « porter les voix » de l’Autre, d’autres éléments se révèlent tout aussi importants, en particulier la question de la co-construction des connaissances.

La co-construction des savoirs et des connaissances (la question du comment faire?)
Si ma position de chercheure féministe postcoloniale et intersectionnelle valorise le point de vue des femmes, leur façon de concevoir leurs rôles, leurs luttes, etc., comment alors m’assurer que ces éléments sont respectés? Comment puis-je contribuer à présenter l’expérience des femmes réfugiées palestiniennes sans transgresser leur voix, sans trahir leur message? Ces interrogations rejoignent, en tous points, les préoccupations de Lorraine Code qui souligne que « l’aspect politique de la prise de parole pour d’autres femmes, à leur propos et en leur nom, est l’une des zones les plus contestées de l’activisme et de la recherche féministes d’aujourd’hui » (cité dans Rose, 2002 : 29).

De façon concrète, après une série de premiers entretiens de recherche, suivie d’une période d’analyse, j’ai procédé à de nouvelles rencontres avec les femmes interviewées précédemment afin de leur faire part de mes analyses préliminaires ; l’objectif étant de partager avec ces femmes le résultat de mes analyses et d’engager un dialogue avec elles. Il est important ici de mettre l’accent sur le terme « dialogue » dans la mesure où ma volonté était de créer un espace interactif : j’étais déterminée à éviter un simple échange d’informations factuelles, où chacune de nous expose sa version sans tenir compte des remarques, des critiques, des réserves, etc., de l’autre. Certes, le risque d’un tel exercice réside dans le fait que certaines femmes peuvent se sentir intimidées ou inconfortables à émettre des commentaires, ou à apporter des critiques. Or, force est de reconnaître que les femmes que j’ai rencontrées ont pris part à cette démarche d’une façon active qui a dépassé mes attentes. Conséquence de cette étape : ces échanges ont été d’une grande utilité au sens où ils ont validé la plupart de mes analyses mais plus important encore, des femmes ont apporté davantage de précisions, ou de nuances, elles ont levé des ambigüités et en définitive, ces « entretiens dialogiques » m’ont permis de mieux saisir les réalités des ces femmes. À titre d’exemple, certaines participantes ont développé davantage sur leur rapport au fait religieux ou à la spiritualité en général. Elles sont plusieurs à lier leur besoin d’affirmation religieuse aux souffrances engendrées par les quinze années de guerre au Liban, mais aussi à celles de l’exil et de la vie en camps de réfugiés qui durent, pour plusieurs, depuis plus de 65 ans. C’est ainsi que j’ai pu comprendre l’importance de la religion pour nombre d’entre elles : plus qu’un ensemble de croyances, de dogmes et de rituels, la religion constitue pour plusieurs, un élément fondamental qui structure leur existence, en d’autres mots, elle donne un sens à leur vie. De façon réciproque, ces mêmes échanges ont eu un effet semblable chez les participantes puisque cela leur a permis - d’après leurs propres témoignages - de porter un regard différent sur leur réalité. À titre d’exemple, nos échanges ont fait réaliser à plusieurs femmes l’ambivalence qui caractérise leur rapport au camp : on « déteste » le camp ou on le « rejette » pour ces conditions de vie intenables, mais on y est « attaché » pour tout ce qu’il représente comme liens, souvenirs, histoires, etc. Ainsi, comme le précise Vatz-Laaroussi (2007), cette co-construction du sens que les sujets donnent à leur réalité,
[…] ne réfère pas à l’histoire objective et générale […] mais c’est en articulant au cours de l’entrevue mémoire subjective et évènements objectifs que [sujets et chercheur] vont ensemble contourner les pièges de l’essentialisme et du relativisme pour arriver à une interprétation commune ancrée dans des expériences singulières et référant à des processus collectifs. » (p. 5)
Jusqu’à maintenant, j’ai évoqué essentiellement mon identité de « chercheure » parce que c’est elle qui me permet de mobiliser les deux autres, à savoir « l’enseignante » et « l’intervenante ». En effet, les connaissances qui naissent de mes recherches dépassent le cadre de recherche et se voient « invitées » dans le champ académique, apportées jusque dans mes salles de cours. En effet, la parole des femmes réfugiées palestiniennes – leurs expériences, leurs « voix » - sont ainsi présentes et partagées dans le cadre des cours que je dispense à l’École de travail social de l’Université de Montréal ; que ce soit pour le cours qui porte sur l’intervention en travail social (dans un contexte interculturel) ou sur celui qui porte sur la pratique du travail social à l’étranger. Outre le milieu de l’enseignement, « la voix » de ces femmes réfugiées est présente également dans mon engagement communautaire, notamment à travers ma collaboration avec la Table de concertation pour les réfugiés et les immigrants (TCRI) dans la région de Montréal, soit une structure qui regroupe 140 organismes voués à la protection des personnes réfugiées et immigrantes au Québec ainsi qu’à la défense de leurs droits. Donc, depuis mon intégration au sein de l’École de service social de l’Université de Montréal en janvier 2013, je suis impliquée de différentes manières avec la TCRI, tantôt pour y suivre des formations sur le cadre juridique lié à l’accueil des réfugiés et immigrants au Québec, tantôt pour y rencontrer des intervenants du secteur associatif et public – travailleurs sociaux, psychologues, éducateurs, infirmières, conseillers en emplois – travaillant auprès des populations migrantes. Cette récente collaboration avec la TCRI a ainsi permis la naissance et le développement de deux projets :
- le premier se fait avec les partenaires associatifs de cet organisme (TCRI) qui ont manifesté le désir d’avoir une formation sur les réalités de la vie en camps de réfugiés ;
- le second représente un nouveau projet de recherche dans lequel la TCRI est partenaire et qui porte sur l’expérience des réfugiées palestiniennes et syriennes au regard des nouvelles réalités dans les camps de réfugiés au Liban depuis le début de la crise syrienne.

La TCRI, étant directement concernée par l’accueil de réfugiés syriens au Québec, a manifesté un urgent besoin de développer ses connaissances sur la diversité des parcours et des vécus des réfugiés syriens (notamment en camps de réfugiés) de même que sur la complexité des situations socioéconomiques et juridiques de ces réfugiés.

Par ailleurs, si ces exemples témoignent de la nécessité de co-construire les connaissances puis de les partager, comment faire pour améliorer la situation des femmes qui ont directement participé à mes recherches ?


La nécessaire position de solidarité et d’engagement pour le changement social des groupes minoritaires et marginalisés
Une position de solidarité et d’engagement envers les sujets de nos recherches est, selon moi, nécessaire, voire indispensable. Pour cela, il importe de dépasser les constats, d’aller au-delà de la restitution des résultats de nos recherches. Une telle position (de solidarité et de défense des droits, etc.) s’aligne inévitablement sur les valeurs du travail social. Or, comment y parvenir?

Tel que le précise Vatz-Laaroussi (2007), en reconstituant les trajectoires avec les participants à nos recherches, notamment par le récit de vie, « on contribue ainsi à redonner place au sujet historique disparu dans la tourmente du quotidien singulier [et à lui redonner] le pouvoir de témoigner de sa réalité » (ibid. : 5). L’utilisation de cet outil méthodologique qu’est le récit de vie a permis, dans mon cas, de révéler les stratégies de vie, les formes de résiliences de même que les luttes importantes aux yeux des femmes réfugiées palestiniennes, soit celles qu’elles priorisent. En effet, lors des mes recherches entre 2009 et 2012, les femmes sont apparues comme des « actrices de la transmission » alors qu’elles identifient trois grandes préoccupations : la transmission de l’identité religieuse, la transmission de la mémoire et la transmission des connaissances. Ainsi, par la religion, les femmes se donnent les moyens de survivre sur le plan culturel et psychologique; par la mémoire, elles se souviennent d’où elles viennent et par l’éducation, elles se donnent les moyens de grandir.

Si la restitution de ces résultats – qui sont pour les femmes que j’ai rencontrées « plus que des résultats » mais bien, « des priorités » - à travers les conférences, les médias et l’enseignement, peut être vue comme une forme de solidarité avec les femmes qui ont participé à mes recherches, elle ne m’apparaît pas suffisante : elle doit s’accompagner d’engagements supplémentaires. Si la restitution des résultats – en étant « porteur de voix » des femmes – permet de rendre la parole de celles-ci « publique », comment puis-je aider les femmes de façon plus concrète, plus efficace? Certaines pistes ont commencé à être explorées. Dans mon projet de recherche actuel – portant cette fois sur l’expérience des femmes réfugiées palestiniennes et syriennes vivant en camps de réfugiés au Liban au regard des changements depuis le début du conflit syrien - les participantes seront impliquées « elles-mêmes » dans la diffusion des résultats au Liban. Elles cibleront des organisations - selon leurs besoins et leurs priorités – auxquelles nous présenterons conjointement les résultats de l'étude. Aussi, des présentations seront faites à des organisations des camps et des ONG internationaux; organisations que les femmes, elles-mêmes, jugeront pertinent de rencontrer. De telles initiatives rejoignent de nouveau les propos de Vatz-Laaroussi (2007) qui mentionne que toute activité où les participants « prennent la parole » permet de mettre de l’avant leur analyse de la situation et leurs compétences; leur prise de parole donne une vie, une parole et un poids à des résultats de recherche qui peuvent paraître trop souvent « académiques » et décrochés de la réalité vécue par les personnes concernées.

Enfin, j’ai reçu récemment une demande qui interpelle cette fois mes identités d’intervenante et d’enseignante. En effet, il s’agit d’un groupe de travailleuses sociales palestiniennes collaborant avec une ONG du camp de Bourj El Barajneh, lequel groupe a manifesté le désir de bénéficier d’une formation continue sur les théories de l’intervention en travail social. Il est en effet difficile pour plusieurs de ces femmes de quitter le camp soit pour des raisons d’ordre économique, sécuritaire ou encore, pour des raisons liées à leurs responsabilités de mères et d’épouses. Ainsi, leur donner une telle formation est pour moi une façon de répondre à un besoin qui, autrement, serait difficile à combler compte tenu de leur difficulté, de leur précarité et surtout de leur « encampement » Ainsi, ces quelques exemples sont des espaces d’action dans lesquels les femmes pourront s’investir : je ne porte pas leurs voix mais elles la porte seules. Je ne fais que les appuyer, manifester mon soutien et ma solidarité à leur égard.

Conclusion
Ainsi, mes trois identités de chercheure, de professeure et d’intervenante s’entrecroisent aux bénéfices des femmes réfugiées palestiniennes. Pour moi, il s’avère que la solidarité entre les divers acteurs d’un processus de recherche – participants, partenaires des milieux impliqués et membres de l’équipe de recherche – est « une orientation transversale indispensable à la mise en œuvre d’un processus qui permet la conscientisation, l’émergence de sens et de connaissances tout comme le développement, le changement » (Vatz-Laaroussi, 2007 : 6) des réalités des groupes minoritaires et marginalisés « trop peu entendus ».


Bibliographie

Agamben, G. (1999). Ce qui reste d’Auschwitz. Paris : Rivages.

Agier, M. (2002). Aux bords du monde, les réfugiés. Paris : Flammarion.

Agier, M. (2008). Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire. Paris : Flammarion.

Agier, M. (2011). Le couloir des exilés. Être étranger dans un monde commun. Paris : Éditions du croquant.

Caron, R. (2007). Les stratégies de survie de Palestiniennes du camp de Bourj El Barajneh au Liban, mémoire de maîtrise, Université Laval, Québec.

Caron, R. (2012). Entre refuge et exil : L’expérience de femmes palestiniennes du camp de Bourj El Barajneh, thèse de doctorat, Université de Montréal, Montréal.

Caron, R. et Damant, D. (2014). Entre réel et symbolique : survivre dans un camp de réfugiés. Anthropologie et Sociétés, 38(2), p. 265-284.

Caron, R. et Damant, D. (2014). Le féminisme postcolonial à l’épreuve : comment échapper au « piège binaire » ? Nouvelles Pratiques Sociales, vol. 26, no 2. (Sous presse).

Harrel-Bond, B et G. Verdirame. 2005. Rights in Exile. Janus-faced Humanitarianism. New York : Berghahn Books.

Holland, J. et C. Ramazanoglu. 2002. Feminist Methodology: Challenges and Choices. Londres, Thousand Oaks et New Delhi : Sage Publications.

Luker, K. (2008). « Salsa Dancing Into the Social Sciences. Research in an Age of Info-glut ». London : Harvard University Press.

Maynard, M. (1994). « Methods, practice and epistemology: The debate about feminism and research ». Dans M. Maynard et J. Purvis (dir. publ.), Researching Women’s Lives from a Feminist Perspective (p. 10-26). Londres : Taylor and Francis.

Rose, D. 2002. Retour sur les méthodologies de recherche féministe : document de travail. Ottawa : Condition féminine Canada.

Vatz-Laaroussi, M. (2007). La recherche qualitative interculturelle : une recherche engagée ? Recherches Qualitatives, no 4, p. 2-13.

Résumé en Anglais


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