Dans le cadre politique des restrictions budgétaires, les acteurs de l’intervention sociale se voient imposer une logique de coûts financiers, sans que celle-ci soit contre-balancée par une autre logique : celle des bénéfices (financiers et sociaux) ! Ce déséquilibre est lié à deux aspects fondamentaux : d’une part, à la difficulté inhérente à l’évaluation de toute action sociale par des résultats très souvent qualitatifs et non-monétaires, d’autre part à la culture et la tradition de l’action sociale, qui omet trop souvent de parler de « bénéfices », comme si agir en terme d’intervention sociale était automatiquement synonyme de conséquences positives pour la société. L’objectif de cette contribution est de réfléchir sur la logique de bénéfices, à l’aide d’un modèle issu de la réflexion économique : l’analyse coûts-bénéfices (ou coûts-avantages).
Traditionnellement, l’Analyse Coûts-Bénéfices (ACB) est une méthode d’évaluation ou d’aide à la décision, permettant de comparer la grandeur des coûts à celle des bénéfices d’un investissement, en vue d’en évaluer la rentabilité économique ou les conséquences éventuelles (positives ou négatives).
Depuis quelques années, de nombreuses recherches se sont penchées sur l’application de ce modèle économique dans le champ de l’investissement social et de l’investissement en capital humain, comme l’éducation et la formation, la santé ou la famille. L’objectif est d’évaluer si les bénéfices escomptés d’une décision politique d’action sociale seront supérieurs aux coûts prévus. Si c’est le cas, plus rien ne devrait s’opposer au financement de la mise en œuvre de cette décision ou à son subventionnement. Une telle démarche est essentielle dans le cadre des restrictions budgétaires, qui trop souvent encore s’opèrent dans un contexte d’analyse des coûts, en ignorant systématiquement les bénéfices (sociaux) qui pourraient résulter de l’intervention concernée : « La décision politique (…) ne peut être prise qu’au vu d’une évaluation précise de la situation actuelle et du bilan coûts-avantages, même sommaire, de chacune des options possibles. »(Mardsen E., 2009). En d’autres termes, l’ACB permet de mesurer l’opportunité d’un projet ou d’une politique, ainsi que ses répercussions. Elle cherche à répondre à une série de questions comme : « Une prévention bien menée peut contribuer de manière déterminante à améliorer la santé. Mais est-elle aussi rentable? Le bénéfice généré par la prévention est-il supérieur aux coûts de cette prévention? Quid du rapport coûts-bénéfices de la prévention lorsqu’on le compare au rapport coûts-bénéfices de mesures curatives? Autant de questions justifiées auxquelles il n’est pas aisé d’apporter une réponse claire. Une revue de littérature récemment publiée confirme que l’analyse coûts-bénéfices de la prévention et de la promotion de la santé constitue un grand défi scientifique. » (Spycher Stefan, 2010).
Pour comprendre les enjeux liés à une telle approche, prenons quelques exemples, proche de l’intervention sociale.
1) Le retour sur investissement
Une campagne de prévention, coûtant CHF 100'000, convainc 1'000 cyclistes de porter un casque de vélo. Toute blessure évitée peut être calculée sur la base du cas hypothétique suivant : si un cycliste de 55 ans ne portant pas de casque est victime d’un grave blessure à la tête, les frais médicaux se monteraient à CHF 100'000, la perte de revenu liée à l’arrêt de l’activité professionnelle se chiffreraient à 500'000 francs suisses, et la perte de qualité de vie liée à l’invalidité à CHF 500'000, soit un total de CHF 1'100'000. Ainsi, le rapport entre les coûts de la campagne et les coûts totaux évités (= les bénéfices de prévention) est de 1 à 10, soit un retour sur investissement de 10 (Brunold H., Spycher S., 2010, pp. 2-3).
2) La création d’un crèche
Une étude en Suisse de 2002 (Mackenzie Oth L., 2002) montre que c’est l’absence d’une crèche qui coûte, non son existence. Par exemple, à Genève, cette étude montre qu’investir dans l’accueil professionnel de la petite enfance coûterait CHF 1'056'000, mais que cet investissement rapporte en avantages directs plus de CHF 1'901'000 (sous forme de revenus et d’impôts supplémentaires, de contributions au système de protection sociale, etc.), et un nombre importants d’avantages indirects non chiffrés, comme une meilleure qualité de vie pour les parents et les enfants, une meilleure intégration sociale de la famille, une meilleure égalité des chances entre les enfants et pour les entreprises, un plus grand potentiel de personnel qualifié ou un plus faible taux de rotation du personnel.
3) les coûts engendrés par la violence domestique
Cette étude parue en Suisse en 2013 (BFEG, 2013) illustre les différents coûts que peuvent subir une personne victime de violence domestique. Elle distingue 3 catégories de coûts : les coûts directs tangibles (= directement engendrés par l’acte violent, comme les frais de santé, les frais de soutiens, d’accompagnement ou les frais de justice et de réparation), les coûts indirects intangibles ( = coûts d’opportunité liés à la perte de revenu de la personne victime de violence), et les coûts intangibles (= coûts non mesurable, comme l’altération de la qualité de vie, liée à la peur, la souffrance, la douleur, vécue par la personne, ses enfants, son entourage, etc.). Ainsi, malgré les difficultés à procéder à des calculs précis, cette étude donne un ordre de grandeur très interpelant des coûts totaux engendrés par ces actes de violence : des coûts tangibles (directs + indirects) annuels entre 164 et 287 millions de francs suisses, et une évaluation des coûts intangibles de la violence dans les relations de couple (encourus tout au long de la vie), qui représentent presque 2 milliards de francs suisses.
Ces exemples suggèrent que tous les bénéfices et tous les coûts peuvent être évalués, sur la base du principe que tout peut être converti en unité monétaire : « Cette opération de conversion monétaire pose problème et suscite critiques et émotions, en particulier pour la partie concernant les bénéfices. Elle implique que des éléments relatifs à la santé, à la qualité de l’environnement ou à la mortalité peuvent être ‘monétarisés’ ». (Treich N., 2008). Peut-être est-ce là la faiblesse de cette méthode, qui entraîne les acteurs de l’intervention sociale à renoncer à mettre en évidence les bénéfices de leurs actions, sous prétexte qu’elle n’est pas mesurable ? Est-ce une raison suffisante ?
Comment l’action sociale, et surtout le travail social, peuvent-ils s’inspirer de ces applications concrètes pour développer une culture ou une logique du «bénéfice», à même de transformer une vision unilatérale et à court terme de réduction des coûts en une vision sociale, équilibrée et complète ? Quels indicateurs choisir pour parler d’une démarche dont chacun est convaincu de sa valeur ? Comment éviter la difficulté de la non-monétarisation de certains bénéfices ?
Une piste serait d’intégrer la participation directe des bénéficiaires à l’évaluation de la mesure, du programme, de la campagne de prévention. Par exemple, une étude en Lorraine (France, 2011) s’est préoccupée d’évaluer les impacts économiques et sociaux des Structures de l’Insertion par l’Activité Économique (SIAE) au regard du coût pour la société des différents soutiens publics dont bénéficient ces structures, en particulier l’évaluation des bénéfices que l’insertion prodigue à la société. Cette étude s’est basée sur un certain nombres de critères, choisis par les bénéficiaires de la mesure, qui renvoient principalement à des gains en capital humain, en lien social et à des éléments de l’estime de soi (se sentir utile, gagner en autonomie, obtenir un cadre de référence, résolution de problèmes personnels, améliorer sa santé, quitter l’isolement, etc.).
Ces bénéfices sont évidents pour les acteurs de l’action sociale ! Toute la question est de les rendre visibles, malgré leur caractère souvent non-monétarisé, afin de contre-balancer une logique essentiellement de coûts, dans un contexte de restriction budgétaire. C’est une grande responsabilité qui nous attend !
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