Fiche Documentaire n° 3787

Titre Politiques de la vulnérabilité. La protection judiciaire d’adultes

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Auteur(s) Scutenelle Alain  
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Politiques de la vulnérabilité. La protection judiciaire d’adultes

L’objectif de la recherche dont nous proposons de rendre compte est d’apporter, en l’inscrivant dans un questionnement plus large sur la vulnérabilité et sa prise en charge, un éclairage sociologique au dispositif judiciaire qui organise la protection des adultes jugés incapables de gérer seuls leurs revenus et leurs avoirs en raison de troubles liés au vieillissement, à la maladie mentale, au handicap ou encore à une extrême vulnérabilité sociale. La fortune de la notion de vulnérabilité dans l’élaboration des politiques publiques semble ouvrir celles-ci à un régime d’attention et de soutien à un usager toujours en tension entre vulnérabilité et autonomie (Genard, 2007). Il s’agirait de restituer « à chacun des capacités lui permettant d'assumer son autonomie » (Ibid.). Cette approche, néanmoins, occulte la dimension collective des situations sociales problématiques (Castel, 2012), accentue l’injonction contemporaine à la responsabilité de soi (Soulet, 2005) et inverse le sens de la dette sociale (Bernheim et Commaille, 2012).
La protection judiciaire des adultes vulnérables s’inscrit résolument dans la dynamique sociale qui vient d’être évoquée. En Belgique comme dans d’autres pays européens, l’évolution législative place la personne, son autonomie et sa participation au centre du dispositif de protection. La mise en œuvre de ces dispositions, a priori favorables à une prise en compte des singularités individuelles et à la protection des capacités résiduelles de la personne à protéger, s’avère cependant problématique.
D’une part, la proportionnalité de la protection se heurte aux impératifs d’efficience. D’autre part, l’entrée dans le dispositif judiciaire s’accompagne d’une assignation stigmatique dont notre communication détaille les effets : étiquetage, perte de statut, discrimination, distance sociale et asymétries de pouvoir.
Notre enquête montre que la mesure, réservée selon le texte légal aux individus incapables de gérer leurs biens en raison de leur état de santé (troubles du grand âge, maladie mentale, handicap), connaît une extension aux situations d'endettement de personnes en grande vulnérabilité sociale. Lorsque la guidance budgétaire, la médiation ou le règlement collectif de dettes échouent, il est fait appel à la mise sous tutelle judiciaire du débiteur. Dans ce contexte, le dispositif peut être regardé comme un mécanisme de socialisation post-disciplinaire : nous sommes libres, à condition d’adopter le mode de vie qui permette de rembourser (Lazzarato, 2011). Les seuls concepts théoriques de domination ou d’assujettissement nous paraissent toutefois impropres à rendre compte de l’ambivalence de sentiments où frustration et de révolte côtoient soulagement et besoin de protection.
La vulnérabilité, selon Ricoeur (2004), transforme l’autonomie en horizon de la pratique démocratique. Dans cette perspective, la référence à une conception idéalisée de l’autonomie, comme capacité à agir seul, décider seul, juger seul, s’avérerait tout aussi réductrice. L’autonomie, relève Eyraud (2012), « ne se construit pas de manière absolue, mais par degrés ». Elle relève, dans une conception externaliste, de conditions qui la rendent possible : ressources matérielles, appuis trouvés dans la relation à l’autre, accès au droit et aux prestations sociales… Au-delà de la seule hypothèse du contrôle social, ce sont bien les modalités du travail sur, pour et avec autrui qu’interroge notre communication.

Bibliographie

BERNHEIM Emmanuelle et COMMAILLE Jacques, 2012, « Quand la justice fait système avec la remise en question de l'État social », Droit et société, n° 81, pp. 281- 298.
BOURDIEU Pierre, 1986, « La force du droit : éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, pp. 3-19.
CASTEL Robert et MARTIN Claude, 2012, Changements et pensées du changement. Échanges avec Robert Castel, Paris, La Découverte.
EYRAUD Benoît, 2013, Protéger et rendre capable, Toulouse, ERES
FRASER Nancy, 2005, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte.
FURTOS Jean, 2011, « La précarité et ses effets sur la santé mentale », Le Carnet PSY, n° 156, pp. 29-34
GENARD Jean-Louis, 2007, « Capacités et capacitations : une nouvelle orientation des politiques publiques ? », Droit et société, n° 46, pp. 41- 64.
GOFFMAN Erving, 1975, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Editions de Minuit.
GOTMAN Anne, 1995, Dilapidation et prodigalité, Paris, Nathan.
HAMZAOUI Mejed, 2002, Le travail social territorialisé, Bruxelles, éditions de l'université de Bruxelles.
LAZZARATO Mauricio, 2011, La fabrique de l'homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris, Editions Amsterdam.
LEBORGNE-UGUEN Françoise, 2014, « Les protections juridiques pour des personnes du grand âge. Réduire l’incertitude dans des contextes de vulnérabilité », Retraite et société, n°68, pp. 41-61
PERRIN-HEREDIA Ana, 2013, « Le « choix » en économie », Actes de la recherche en sciences sociales, N° 199, pp. 46-67.
RICOEUR Paul, 2004, Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard
SIMMEL Georg, 1998, Les pauvres, Paris, PUF, 98 p.
SOULET Marc-Henry, 2005, « La vulnérabilité comme catégorie de l’action publique », Pensée plurielle, n° 10, pp.49-59

Présentation des auteurs

Doctorant en sciences politiques et sociales, Centre METICES, Université Libre de Bruxelles

Communication complète

SCUTENELLE Alain
Politiques de la vulnérabilité. La protection judiciaire d’adultes
Le principe d’égale capacité civile de tous les citoyens à décider et agir pour eux-mêmes est au fondement même de la forme démocratique. Cependant, nous ne naissons pas tous également capables d’exercer les droits qui nous sont reconnus par la loi et cette pleine aptitude, loin d’être acquise à jamais, est vulnérable. Le plus souvent, la prise en compte de cette fragilité s’opère de manière informelle, par l’intervention d’un parent ou d’un proche. La protection judiciaire n’intervient que subsidiairement, lorsque les protections rapprochées s’avèrent problématiques ou inopérantes. Elle constitue, néanmoins, un phénomène social tout à fait considérable. En Belgique, quelque cent mille personnes relèvent de ce dispositif qui organise la protection des plus vulnérables par une réduction de leur capacité civile et la désignation d’un administrateur chargé de les assister ou de les représenter dans la gestion de leurs biens, voire dans les décisions les plus personnelles .
L’économie morale de la protection judiciaire d’adultes s’inscrit dans un contexte plus large, qui voit émerger la vulnérabilité au rang de catégorie de l’action publique et de l’analyse des problèmes sociaux. Les travaux sociologiques consacrés à une clarification conceptuelle de la vulnérabilité plaident pour un usage maîtrisé de la notion, envisagée en termes de rapport à un contexte naturel, institutionnel, physique et social, mais aussi sous l’angle de la capacité d’agir, les deux dimensions étant d’ailleurs étroitement intriquées (Soulet, 2014). Dans cette perspective, la vulnérabilité se situerait entre fragilité (la corporéité défaillante des personnes âgées) et précarité (déficit de protection). Elle permettrait de donner à voir « le travail du corps social pour faire face à un risque et en contenir la réalisation » (Soulet, 2014), par une action sur les structures et les individus. Cet effort de conceptualisation vaut comme programme de transformation politique, éthique et pratique de l’action sur, pour et avec autrui. Mais qu’en est-il in concreto? La multiplication de dispositifs d’accompagnement visant « à restituer à chacun des capacités lui permettant d’assumer son autonomie » (Genard, 2007) témoigne d’un changement des repères anthropologiques. L’individu ne serait plus capable ou incapable, mais tissé à la fois de vulnérabilité et d’autonomie. Cette reconfiguration de l’action publique s’opère dans le contexte particulier de la révolution conservatrice, porteuse, en dépit de la précarité économique croissante, d’une remise en cause de l’Etat social et de ses mécanismes de solidarité.
La protection judiciaire des adultes vulnérables s’inscrit résolument dans cette dynamique sociale. D’une part, la protection ne relève pas de mécanismes de solidarité. La décision de protéger et son contrôle dépendent de l’institution judiciaire, service public, mais l’exercice de la protection ressort d’un exercice libéral du droit, dont le coût est à charge de la personne protégée. Quant à sa mise en œuvre pratique, nous y observons une tension paradoxale entre les principes d’ordre, de protection et d’autonomie.
Notre contribution explore ces paradoxes en esquissant une sociologie critique des pratiques de protection judiciaire à l’œuvre en Belgique. Elle s’appuie sur une enquête ethnosociologique combinant observation des interactions entre acteurs du dispositif judiciaire – personnes sous protection et leurs proches, magistrats, mandataires de justice, travailleurs sociaux et médicaux – et entretiens avec les personnes protégées. Cette approche permet d’étudier « le rôle des valeurs et des affects » qui sous-tendent la décision de protéger et sa mise en œuvre, « par rapport à ce que serait la simple application de normes et de règles » (Fassin, 2012).

Un contrôle social ?
Réservé, selon le texte légal, aux individus incapables de gérer leurs biens en raison de leur état de santé (troubles du grand âge, maladie mentale, handicap), le dispositif de protection judiciaire connaît une extension aux situations d'endettement de personnes en grande vulnérabilité sociale. Lorsque la guidance budgétaire, la médiation ou le règlement collectif de dettes échouent, il est fait appel à la mise sous tutelle judiciaire du débiteur. Ces personnes, aux revenus souvent très modestes, font alors l’expérience contrainte d’une socialisation aux impératifs de gestion ascétique – il s’agit de vivre avec quelques centaines d’euros par mois – que leur impose la contrainte économique. Sous le régime de protection, les aspirations de la personne ne se heurtent plus aux limites de son budget, avec lesquelles quelques libertés pouvaient être prises. On retarde un paiement, on « oublie » une facture et l'on conquiert, pour un temps, un peu de liberté financière, au prix d'un endettement accru. L'obstacle à cette liberté, à présent, n'est plus la lettre d'un huissier ni la menace de perdre son logement. Dans cet univers de protection et de contrainte, ce n'est plus au réel que se confrontent les désirs de la personne, mais à la volonté de l’administrateur, qui impose un équilibre entre les ressources et les dépenses. En la circonstance, la mesure judiciaire participe d’un gouvernement de l’insécurité sociale. Il serait néanmoins réducteur de l’assimiler à un simple outil de la domination économique. Le soulagement exprimé par les personnes sous protection doit être pris en compte. Qu’elles portent sur le processus de construction d’un jugement d’incapacité ou sur la mise en œuvre de la protection, nos observations témoignent d’une attention aux intérêts de la personne, bien plus que d’une exigence normative à l’égard de « déviants économiques ». « Bien sûr, vous devez être assistée pour faire des choix entre différents paiements à faire et ne pas forcément payer celui qui crie le plus fort, mais est-ce que l’administration est la meilleure formule ? Vu la situation que vous décrivez et la faiblesse de vos moyens, je trouve que vous ne vous en sortez pas si mal » (magistrat à une personne dépressive et endettée qui, sollicitant sa protection, précise : « Le psy et l’assistante sociale m’ont un peu obligée »).

La dimension protectrice
La protection est effective. « La différence, c’est que je n’ai plus les huissiers ». Elle apporte la sécurité aux personnes protégées en prenant en charge la gestion de leurs difficultés quotidiennes et administratives, en les préservant des abus financiers et en tenant à distance les créanciers. Elle mobilise la législation sociale à leur profit et leur ouvre, de la sorte, de nouveaux espaces de liberté financière. Elle leur offre, en outre, un rempart face aux exigences normatives institutionnelles et aux proches convertis en « entrepreneurs de morale ». Un administrateur explique à une dame âgée (problème de surconsommation alcoolique, endettement auprès d’organismes de credit revolving) et à son fils soucieux de la voir adopter le mode de consommation vertueux – c’est-à-dire le plus ascétique – qui lui permettra « d’honorer ses dettes » : « Moi, mon travail, c’est d’abord de payer les charges courantes et d’assurer le confort de Madame en fonction de ses revenus. Les créanciers ? Je vais proposer une petite somme en 60 mensualités, sinon je fais un règlement collectif de dettes qui aboutirait à une annulation complète de la dette ».

Protéger sans diminuer ?
L’évolution du droit témoigne, avec une clarté croissante, de l’ambition de « protéger sans jamais diminuer » (Fossier, 2005). La proportionnalité des mesures vise à dépasser l’antinomie entre liberté et protection, pour laisser la personne vulnérable prendre seule les décisions qu’elle est capable de prendre et, lorsque ses capacités fonctionnelles sont insuffisantes, l’aider à inscrire dans sa propre vie ses valeurs, ses préférences, ce qui importe pour elle (Gzil, 2009). Nous observons cependant que, dans nombre de juridictions, se perpétuent les pratiques antérieures qui, au nom du principe de précaution et en dépit des réelles possibilités d’adaptation déjà présentes dans la loi de 1991, tendaient à écraser les capacités et incapacités singulières dans un régime unique de protection, parfois assoupli par l’humanité de certains magistrats et administrateurs. D’autre part, les frustrations exprimées par les personnes sous protection tiennent le plus souvent à l’insuffisance de leurs revenus. Le constat rejoint les approches qui, tant en psychologie morale (Jouan, 2008) qu’en sociologie (Castel et Martin, 2012) dégagent les conditions d’un exercice concret de l’autonomie : ressources matérielles, appuis trouvés dans la relation à l’autre, accès au droit et aux prestations sociales. Il ne suffit pas que les institutions parlent le langage de l’autonomie, ni même que soit présente une réelle attention à la personne. Encore faut-il que la protection mise en place puisse éviter les écueils propres à l’assignation au rang de vulnérable – étiquetage, perte de statut, discrimination, distance sociale et asymétries de pouvoir – que nous envisagerons à partir d’exemples concrets lors de notre intervention.

Bibliographie :
BERNHEIM Emmanuelle et COMMAILLE Jacques, 2012, « Quand la justice fait système avec la remise en question de l'État social », Droit et société, n° 81, pp. 281- 298.
CASTEL Robert et MARTIN Claude, 2012, Changements et pensées du changement. Échanges avec Robert Castel, Paris, La Découverte.
EYRAUD Benoît, 2013, Protéger et rendre capable, Toulouse, ERES
FASSIN Didier, 2012, « Economies morales et justices locales », Revue française de sociologie, vol. 53, pp. 651-655.
FOSSIER, Thierry. 2005. « L'objectif de la réforme du droit des incapacités : protéger sans jamais diminuer », Rép. Defrénois, 15 janvier 2005, n° 1, article 38076, pp. 3-34.
FRASER Nancy, 2005, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte.
FURTOS Jean, 2011, « La précarité et ses effets sur la santé mentale », Le Carnet PSY, pp. 29-34
GENARD Jean-Louis, 2007, « Capacités et capacitations : une nouvelle orientation des politiques publiques ? », Droit et société, n° 46, pp. 41- 64.
GOFFMAN Erving, 1975, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Editions de Minuit.
GOTMAN Anne, 1995, Dilapidation et prodigalité, Paris, Nathan.
GZIL Fabrice, 2009, La maladie d'Alzheimer : problèmes philosophiques, Paris, PUF
JOUAN Marlène, 2008, Psychologie morale. Autonomie, responsabilité et rationalité pratique, Paris, Vrin
LEBORGNE-UGUEN Françoise, 2014, « Les protections juridiques pour des personnes du grand âge. Réduire l’incertitude dans des contextes de vulnérabilité », Retraite et société, n°68, pp. 41-61
RICOEUR Paul, 2004, Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard
SOULET Marc-Henry (éd.), 2014, Vulnérabilité: de la fragilité sociale à l'éthique de la sollicitude,Fribourg, Academic Press Fribourg
WARLET François-Joseph, 2014, La capacité protégée. Analyse de la loi du 17 mars 2013, Waterloo, Kluwer.

Résumé en Anglais


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