Ce que peut faire l'engagement associatif à l'intervention sociale. Le cas de clubs de sport de proximité comme lieu de production d’identités affirmatives.
Dominique Malatesta, Lausanne (Suisse)
Christophe Jaccoud, Neuchâtel (Suisse)
L’associativité, en matière de loisirs, et en dépit des discours qui pointent la montée de l’individualisme, l’affaiblissement des institutions ainsi que la prégnance des valeurs postmodernes, n’est pas un « modèle daté » (Callède 2008 : 28, OFS 2011). On en veut, entre autres preuves, que le réseau des clubs de sport en Suisse constitue un puissant maillage de l’engagement et de la participation à la vie publique. L’Office fédéral de la statistique suisse (OFS) atteste en effet qu’une personne sur quatre, dès l’âge de 15 ans, exerce une activité non rémunérée dans le cadre d’organisations culturelles et sportives. Les travaux sur les activités sportives montrent que la persistance de tels engagements est clairement associée à la volonté de produire du lien social et de l’intégration, en particulier pour l’encadrement des enfants (Lamprecht et al 2012).
Le sport est donc un instrument couramment approprié pour satisfaire à des finalités qui, du maintien des états de paix à la préservation de la santé, en passant par la promotion d’un esprit de groupe, attestent de la prégnance du référentiel de l’intégration.
On aurait toutefois tort de considérer les clubs de sport uniquement sous l’angle de la part qu’ils prennent dans la socialisation des jeunes et dans la constitution de leur personnalité sociale ; et, de manière plus générale, à travers la seule lecture qui les installerait au rang de cadres privilégiés de production d’un commun défini par l’attachement des personnes et la coopération.
A cet égard, on doit constater que prédomine, dans le champ de la sociologie des associations sportives, ce que l’on peut décrire comme un ordinaire sociologique du commun, qui se décline doublement. D’une part, avec un accent mis sur la dimension structurale des organisations sportives, qui est incarnée par la communauté réalisée ; d’autre part, et dans une perspective plus existentielle, suivant des logiques qui président à l’entente des vies dans l’enclos du club.
Nous proposons de penser cette socialité comme non strictement confinée au communautaire, une perspective qui n’a guère retenu l’attention jusqu’ici. Autrement dit, si ces structures associatives font à l’évidence « petite société » (du côté du communautaire), elles contribuent également à «faire société», c’est-à-dire à produire de la vie démocratique et à favoriser l’inscription dans la vie publique, y compris de groupes vulnérables, à travers une expérience du monde élargie : apprentissage du répertoire des rôles, exposition publique, lutte pour la reconnaissance de pratiques peu considérées, etc.
La variété des expériences vécues collectivement au travers de la pratique sportive organisée ouvre alors à l’élaboration, par les individus engagés, d’un point de vue (« standpoint » au sens de Dorothy Smith) sur le monde social. On peut alors en déduire que ce monde associatif intervient sur la société et les rapports sociaux.
Nous soutenons une telle proposition sociologique sur la base d’une enquête ethnographique portant sur 6 clubs sportifs accueillant en Suisse romande des jeunes filles âgées de 6 à 18 ans. Ces clubs concernent deux sports distincts, le twirling bâton et le football féminin, des sports que nous avons retenus à partir d’une double perspective. En premier lieu, par le fait qu’ils sont le territoire d’engagements durables de filles issues de milieux populaires – une réalité qui infirme la plupart des données statistiques montrant année après année la persistance d’un fort taux d’abandons sportifs dans ce groupe social (Lamprecht et al, 2008). En second lieu, par le fait que ces clubs fonctionnent en dehors de la stricte règle de la production d’une élite sportive. Dans les faits, et au terme d’actions préméditées, ces clubs, en effet, ne suivent pas des procédures d’intégration et de maintien des athlètes, qui suivraient exclusivement une logique sportive de sélection et de compétition.
Les résultats acquis mettent en relief deux faits principaux. Ils permettent d’abord de retenir la validité sociologique de l’hypothèse de cohérence selon laquelle commun et social ne s’opposent pas et que les clubs de proximité constituent bien des cas de continuité et de coulisse entre ces deux échelles de l’expérience sociale et humaine. Autrement dit, si la socialité des clubs de sport de proximité est ancrée dans une vie collective de type communautaire, cette forme particulière du vivre-ensemble ne confine pas au communautaire. Ainsi ces associations s’inscrivent bel et bien dans une continuité avec le monde extérieur (Weber, 1995 ; Dewey, 2002) et nourrissent, à ce titre, une « action publique » (Ion, 2004), mais possiblement aussi une expérience politique.
Les données d’enquête démontrent encore que la socialité associative qui se construit et se développe au sein des clubs sportifs est tout à la fois, et autant, le produit du cadre que le produit de l’agentivité des jeunes filles qui y sont engagées (Malatesta, Jaccoud, Golay, 2014) –des actrices « petites » qui évoluent, on l’a dit, dans des contextes de vulnérabilité sociale et culturelle. On peut alors en déduire que les clubs exercent bel et bien une action sociale, quand bien même celle-ci s’alimente auprès de filles faiblement dotées en rentes et capitaux, et occupant de surcroît une position congrue dans l’espace sportif.
Notre travail vient donc appuyer l’hypothèse que l’appartenance à un club de loisir sportif fait médiation entre l’institution sportive et les jeunes pratiquantes. Il donne également corps à l’intuition selon laquelle de tels engagements nourrissent des fiertés, des reconnaissances, des estimes, des amours du monde et des amours de soi, et ceci en particulier au travers de l’exposition publique de vies sportives subalternes.
L’enjeu de notre propos est donc bien de revisiter la vie associative, en insistant sur ses effets et sur ses conséquences sur la société, en particulier au travers de la production d’identités sociales affirmatives qui sont en mesure de constituer des formes de réponses à la vulnérabilité.
Bibliographie
Callède J.-P. (2008), « Les loisirs en France. Essai de périodisation sociologique », In Loisirs, sports et sociétés. Regards croisés, G. Ferréol, G. Vieille-Marchiset (eds) (pp. 15-29). Franche-Comté: Presses universitaires de Franche-Comté.
Dewey J. (2002), « Démocratie et nature humaine ». Revue du Mauss, vol. 19, n°1, 113-126.
Ion J. (2004), « Personnalisation et publicisation: les formes contemporaines d’engagement », In Agir en société. Engagement et mobilisation aujourd’hui, M.-H. Soulet (ed) (pp. 65-82). Fribourg: Academic Press Fribourg.
Lamprecht M., Fischer A. et Stamm H. (2008). Rapport sur les enfants et les adolescents. Macolin : Office Fédéral du Sport (OFSPO).
Lamprecht M., Fischer A., Stamm H. (2012). Die Schweizer Sportvereine : Strukturen, Leistungen, Herausforderungen. Zurich : SEISMO.
Malatesta D., Jaccoud C., Golay D., Des publics juvéniles fabricants de cultures sportives : le cas de deux sports pratiqués en club par des filles en Suisse romande, Agora Débats/Jeunesses, no. 68, 2014 (3), pp. 113-127
Office fédéral de la statistique (2011), Le travail bénévole en Suisse : comparaisons régionales, Neuchâtel
Smith D. (2005), Institutional Ethnography. A Sociology for People. Lanham, New York, Toronto, Oxford: Rowman and Littlefield Publishers.
Weber M. (1995), Economie et société (volume 1). Paris: Plon.
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