L'impact de l’événement potentiellement traumatisant sur les organisations
Étude de cas: Associations du secteur de l'aide aux sans-abris de la région Bruxelles-Capitale
Introduction
Les organisations actives dans le champ de l’action sociale appartenant au monde associatif prônent « les notions de démocratie interne, de mission d’intérêt collectif (ou à finalité sociale), […] de non-lucrativité […]» (Darbus et Hély, 2014). Ces valeurs, souvent mentionnées jusque dans leurs fondements statutaires, impliquent une multiplicité de réalités individuelles liées notamment aux motifs d’engagement de chaque acteur y participant. Dans ce type d’organisation, les principales catégories d’acteurs sont: les membres du Conseil d’Administration (CA), les volontaires et les salariés (Arara et Sylin, 2015). Dans le cadre de cette étude, deux fonctions sont envisagées parmi les salariés: les directeurs et coordinateurs d'une part les travailleurs de terrain d'autre part.
Ces réalités individuelles vont impacter la nature même des relations que les acteurs entretiennent avec leur organisation. C’est principalement la dimension affective de cette relation qui est singulière. Ainsi, l'objet même du travail des directeurs et coordinateurs d’associations spécifie leur rapport affectif à l’organisation en regard de celui des travailleurs de terrain.
Le choix de travailler dans le monde associatif suppose une adhésion idéologique au projet de l’association et aux valeurs qui le structure. Cette forme d'engagement implique qu'une partie des affects des acteurs est caractérisée par une charge émotionnelle positive. Cependant, ils sont confrontés à des disjonctions multiples engendrées par la mise en tension de leurs idéaux aux contraintes du terrain. Cette confrontation du réel et de l'idéal a comme répercussion une charge émotionnelle négative. Ici, le rapport aux réalités du terrain est dual. La connotation affective du projet portée par l’organisation pour ces acteurs est modulée par leur rapport aux réalités de terrain.
L'apparition d'un traumatisme organisationnel (TO) sera particulièrement violente dans ce type d'organisations (Cadieux et al., 2012 ; Pross et Schweitzer, 2010) car les acteurs y développent une réalité affective singulière. En effet, la portée d’un tel trauma résulte de l’effraction de la membrane affective de l’organisation. Cette membrane est l’ensemble de mécanismes et structures qui protège les acteurs des affects négatifs liés à leurs réalités organisationnelles (Alonso Peña, Van den Broucke, Sylin, & Leysen, 2014; Stein, 2009). Si on considère que l’affect joue un rôle central dans les répercutions d’un TO, son impact sera d’autant plus important que l’affect structure considérablement les relations des acteurs à leur organisation.
Plus les usagers sont en situation de grande précarité, plus la confrontation des acteurs à leurs propres interrogations et souffrance sera intense (Cadieux et al., 2012). Par-là, la multiplication des précarités engendre des risques accrus de souffrance au travail.
Si l'effraction de la membrane affective est particulièrement violente pour les organisations du monde associatif, ses modalités d'effractions auront des impacts différents (Hormann et Vivian, 2005). Les événements potentiellement traumatisants sont à l'origine de ces diverses modalités d'effraction de la membrane.
Cette étude a pour objet d’analyser ces événements au sein d'organisations associatives bruxelloises actives dans le secteur de l'aide aux sans-abris. L'analyse permet de mettre en lumière les singularités et les caractéristiques communes de ces évènements et leurs impacts sur les associations.
Le cas d'associations actives dans le secteur de l'aide aux sans-abris de la région Bruxelles-Capitale
Le contexte
L’étude propose une analyse organisationnelle de plusieurs associations du secteur de l'aide aux sans-abri de la région de Bruxelles-Capitale.
Ces associations sont confrontées à deux événements majeurs: la croissance importante de la pauvreté en région bruxelloise (Wagener, 2015) et des modifications structurelles importantes du rôle des pouvoirs publics dans la prise en charge de cette pauvreté (A.M.A., 2014) modifient les contextes de l'action de ces organisations. Ces changements modifient radicalement les rapports au travail des membres de ces associations.
1) Changement économique
La croissance de la pauvreté est fortement reflétée par la croissance du nombre de sans-abris. Un rapport récent datant de mars 2015 publié par l’association « La Strada » dénombre le total des sans-abris à 2603 en Novembre 2014. Un chiffre à contextualiser. L’auteur de ce rapport indique qu’ : « Il nous est malheureusement impossible de quantifier le nombre de personnes qui n'ont pu être comptées car trop camouflées (rue) ou non-connues des associations d'aide (ce qui est le cas pour les habitants des squats inconnus) » {Wagener, 2015 #170@18}. Ces chiffres sont donc une sous-estimation du nombre réel de personnes sans-abris.
Malgré cela, ce nombre représente 33% en plus de personnes en 2014 qu’en 2010. Cette augmentation touche particulièrement les sans-abris n’ayant aucune prise en charge, comme le sont les squats et les personnes dormant dans la rue. Ceci s’explique par la saturation des centres d’accueil qui, nonobstant leur croissance de capacité d'accueil, affichent complet tout au long de l’année.
2) Changement Politique
En 2011 un accord institutionnel compris dans le cadre de la 6ème réforme de l'état vient modifier profondément le contexte politique et social belge. Depuis, les diverses institutions étatiques voient leur structure, financement ou encore statut affectés petit à petit. (A.M.A., 2014)
Le secteur de l’aide aux sans-abris n’est pas exonéré de ces impacts. Les modifications apportées par cette réforment affectent directement (a) les personnes accueillies par ces centres et (b) les travailleurs de ces associations.
Les implications de cette réforme sur les personnes accueillies (a) sont multiples. Notamment, l'accès à diverses allocations s'est fortement restreint entraînant de fortes conséquences sur les associations. En effet, ces allocations représentent une partie des financements des associations. De plus, ces nouvelles formules d’allocations provoquent une augmentation des publics utilisateurs de ces associations.
Les questions financières ne sont pas les seules à affecter ces personnes. Des questions d'ordre juridiques, qu’elles soient pénales ou relatives le logement, ont également des impacts sur la gestion des associations. Par exemple: les placements du juge, les assignations à résidence, l’hébergement des victimes etc.
Il faut également prendre en considération que (b) les associations comptent parmi leurs employés de nombreux travailleurs subventionnés par l’état (chômeurs de longue durée, etc.). Cette réforme risque de modifier ces subventions et contraindre les associations à licencier ou ne pas réengager du personnel.
Ces modifications sont donc plus insidieuses car elles sont indirectes. Ces associations n'ont aucune prise sur ces changements. {A.M.A., 2014 #172}
Les études de cas
Les entretiens menés auprès des associations montrent que les deux types changements (politique et économique) de contexte ont un impact sur les affects des travailleurs de ces associations. Cet impact est différent selon la fonction du travailleur. Les changements (1) du contexte économique impactent de manière plus directe les travailleurs de terrain. Les changements (2) du contexte politique impactent de manière plus directe les directeurs et coordinateurs.
1) Deux éléments placent les travailleurs de terrain dans un environnement de travail propice au développement d’un TO. D'une part, les changements du contexte économique augmentent les difficultés à apporter une aide exhaustive aux sans-abris. D'autre part la confrontation à un milieu de pauvreté de plus en plus importante est présente. Il s’agit donc ici d’un événement potentiellement traumatisant au sens où il y a effraction de la membrane affective.
Cette traumatisassions est due au fait que les travailleurs ne peuvent accomplir leur mission en vivent ainsi une dissonance entre l’idéal et la réalité du terrain. Par exemple, sortir les personnes le désirant de la rue en leur offrant les moyens d’y parvenir est une action fortement idéalisée dans ce secteur. Les travailleurs se voient contraints de refuser les sans-abris au pas même de la porte de l’association en tirants au hasard ceux qui auront la chance de dormir dans un centre d'accueil. Cette tension extrême est récurrente. Il est donc difficile d’assumer la dissonance qui se crée entre le rôle idéalisé du Sauveur et celui vécu de Persécuteur.
D’autre part, la confrontation aux victimes est propice au développement d’un traumatisme vicariant.
Les travailleurs peuvent par la suite propager leur vécu négatif d’une équipe à l’autre mais également d’une « génération » à une autre en affectant finalement l'association dans son ensemble. Ceci crée finalement un traumatisme organisationnel.
Ce mécanisme de propagation permet de considérer les changements économiques comme des événements potentiellement traumatisants.
2) Les conséquences du changement politique sur les associations sont : (a) une difficulté à accomplir leur mission et (b) une complexification de la gestion des travailleurs et des bénéficiaires. Cela remet en cause la pérennité des associations du secteur. La prise de conscience du caractère funeste de ce changement, surtout auprès de certains directeurs et coordinateurs, provoque des émotions négatives comme l’anxiété. De par le rôle structurant de la fonction du directeur et du coordinateur, ces répercutions individuelles vont se transposer à un niveau organisationnel créant ainsi un TO. C’est par ce mécanisme que le changement politique peut également être considéré comme un événement potentiellement traumatisant pour l’organisation.
Conclusion
On note les implications de terrain de ce type de recherche. La compréhension des événements potentiellement traumatisants offre l’opportunité d’un développement de grilles de lecture permettant la mise en œuvre d’un traitement prophylactique de la souffrance causée par un TO.
Références
Alonso Peña, P., Van Den Broucke, S., Sylin, M., & Leysen, J. (2014). Organizational Trauma. Paper presented at the JDD, ULB.
A.M.A. (2014). 6eme Reforme de l'Etat: Quelle conséquences pour le secteur sans-abri.
Arara, R., & Sylin, M. (2014). Stratégies d'engagement des acteurs des organisations du monde associatif. Unpublished manuscript. ULB.
Cadieux, C., Baret, C., Hill, T., Glaize, A., Létourneau, P., Abdel-Baki, A., . . . Monast, D. (2012). Des rencontres de proximité : le prendre soin de soi des intervenants au coeur de l’intervention solidaire pour joindre les jeunes en marge: Deuxième partie. Santé mentale au Québec, 37(1), 13-30. doi: 10.7202/1012641ar
Darbus, F., & Hély, M. (2014). Justes causes et bas salaires. Le monde diplomatique.
Hormann, S., & Vivian, P. (2005). Toward An Understanding of Traumatized Organizations and How to Intervene in Them. Traumatology, 11(3), 159-169. doi: http://dx.doi.org/10.1177/153476560501100302
Pross, C., & Schweitzer, S. (2010). The culture of organizations dealing with trauma: Sources of work-related stress and conflict. Traumatology, 16(4), 97-108. doi: http://dx.doi.org/10.1177/1534765610388301
Stein, H. F. (2009). UNDERSTANDING AND CONSULTING WITH INCONSOLABLE ORGANIZATIONS. Illness, Crisis & Loss, 17(3), 243-259. doi: 10.2190/IL.17.3.e
Wagener, M. (2015). Troisième dénombrement des personnes sans abri, sans logement, et en logement inadéquat en Région de Bruxelles-Capitale. Le 6 novembre 2014. In É. responsable (Ed.). Bruxelles: La Strada asbl.
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