Fiche Documentaire n° 3983

Titre L’intervention sociale dans la tourmente de l’accélération

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Auteur(s) JAY Etienne  
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

L’intervention sociale dans la tourmente de l’accélération

Cette communication propose d’éclairer les enjeux pour l’intervention sociale dans l’ère postmoderne à partir du concept d’accélération développé par le sociologue H. Rosa. Cette critique sociale du temps et de l’aliénation que provoque l’accélération sur nos sociétés met à mal le projet humaniste de l’époque moderne, porté par la notion de progrès. Ainsi, la promesse « moderne » d’auto-détermination humaine est profondément questionnée et remise en cause, à l’insu des acteurs, eux-mêmes emprisonnés dans ce mouvement temporel, largement impensé, qui s’impose comme le nouvel ordre normatif caractérisant nos sociétés.
La singularité de l’analyse portera sur la compréhension de la multiplication des précarités, entrevue comme le glissement entre la possibilité prémoderne d’être exclu (fondée sur l’appartenance à une catégorie sociale) à celle, anxiogène dans nos sociétés de la modernité tardive, de devenir exclu (Rosa, 2010, p. 366). C’est l’omniprésence de ce sentiment commun d’être dévoré par le temps ou de courir pour simplement rester sur place, à l’image de l’ascension d’une pente savonneuse ou s’arrêter, prendre le temps ou reprendre son souffle, conduit irrémédiablement à reculer, au péril de ne plus « être à jour », de devenir désynchronisé. Ainsi la compréhension de la multiplication des précarités comme processus de désynchronisation autorise à porter un regard critique sur l’intervention sociale, celle-ci visant bien souvent à remettre, au plus vite, l’individu désynchronisé sur la pente savonneuse (Ehrenberg, 1998).
Mais l’anxiété de devenir exclu affecte également les travailleurs sociaux, qui partagent ce sentiment que l’on a plus le temps pour ce qui compte réellement dans la vie ou pour l’accomplissement d’un travail de qualité. Rosa (2010, p. 368) en conclut que « les structures temporelles de la société de l’accélération amènent les sujets à « vouloir ce qu’ils ne veulent pas », c’est-à-dire à suivre de leur propre chef des lignes d’action qui, vues de perspectives temporelles stables, ne sont pas celles qu’ils favoriseraient ». C’est le concept d’aliénation de nos sociétés postmodernes qui interroge singulièrement le travail des intervenants sociaux, sommés constamment à « éteindre le feu », c’est-à-dire de s’efforcer de venir à bout des problèmes urgents et de favoriser des mesures visant à privilégier « le court terme » au détriment de leurs préférences.
L’une des conséquences les plus préoccupantes de l’accélération pour l’activité des travailleurs sociaux consiste dans l’écrasement de la distinction entre temps diachronique et temps synchronique (de Saussure, 1972). Ainsi, la compression du temps diachronique (dimension du processus d’accompagnement) au profit du temps synchronique (inscrit dans l’ici et maintenant) conduit d’une part à la multiplication des spécialistes de l’intervention pour le temps synchronique, mais aussi, d’autre part, à un risque de déqualification des professionnels du quotidien pour lesquels l’activité ne prend véritablement sens que dans le temps diachronique. Cette situation n’est, naturellement, pas sans conséquence pour les bénéficiaires de l’action sociale.
Ainsi, l’accélération modifie notre relation au monde, aux autres êtres humains et à la société, à l’espace et au temps, à la nature, soit tant au monde objectif qu’au monde subjectif. S’il apparaît hasardeux, sans changement radical, d’entrevoir des pistes qui puissent renouer avec le projet de la modernité, dans sa visée humaniste d’autonomie, il demeure essentiel, pour le travail social, de saisir l’ampleur des changements produits par l’accélération. Car nous pensons, en suivant Bourdieu (1996, p. 70), qu’«il fallait connaître la loi de la gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement». Le défi, pour le travail social, est de surmonter ces lois et de dépasser ses déterminismes pour proposer des moyens. Une tâche ardue, sans nul doute.

Bibliographie

Arendt, A. (1983 [1958]). La condition de l’homme moderne. Paris, France : Calmann-Lévy.
Bourdieu, P. (1996). « Störenfried Soziologie. Zur Demokratie gehört eine Forschung, die Ungerechtigkeiten aufdeckt », in Joachim FRITZ-VANNAHME (dir.), Wozu heute noch Soziologie ?, Leske und Budrich, Opladen, p. 65-70.
Detienne, M. & Vernant, J.-P. (1974). Les Ruses de l’intelligence, la Mètis des grecs, Paris, France : Flammarion.
Ehrenberg, A. (1998). La Fatigue d’être soi – dépression et société. Paris, France : Odile Jacob.
Ehrenberg, A. (2010). La Société du malaise. Paris, France : Odile Jacob
Norambuena, Miguel, D. (14 janvier 2014). Pour une société moins normée et plus créative. Journal Le Temps, Genève, Suisse. Disponible à l’adresse : http://www.letemps.ch/Page/Uuid/ab29e14c-7c78-11e3-87e1-5f55d2b2d249%7C0
Papay, J. & Durand, C. (2005). Les fausses simplicités du quotidien. Conférence à l’Université d’automne de la FNEJE, La Rochelle, France : 10 octobre 2005 (25p).
Rosa, H. (2010 [2005]). Accélération. Une critique sociale du temps. Paris, France : La Découverte.
Rosa, H. ( 2012 [2010]). Aliénation et accélération : Vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris, France : La Découverte.
Saussure de, F. (1972 [1916]). Cours de linguistique générale. Paris, France : Payot.
Sennet, R. (2000). Le Travail sans qualités : Les conséquences humaines de la flexibilité. Paris, France : Albin Michel.
Sennet, R. (2010). Ce que sait la main. La culture de l’artisanat. Paris, France : Albin Michel.
Sennet, R. (2014). Ensemble. Pour une éthique de la coopération. Paris, France : Albin Michel
Virilio, P. (2010). Le Grand Accélérateur. Paris, France : Galilée.
Willener, A. (1990). A la lumière de la vitesse. Essai sur l’accélération du quotidien. Lausanne, Suisse : Payot.

Présentation des auteurs

Professeur à la Haute école de travail social - Fribourg (HETS-FR // HES-SO) et responsable du Département de la formation initiale.

Communication complète

Cette communication propose d’éclairer les enjeux pour l’intervention sociale dans l’ère postmoderne à partir du concept d’accélération développé par le sociologue H. Rosa. Cette critique sociale du temps et de l’aliénation que provoque l’accélération sur nos sociétés met à mal le projet humaniste de l’époque moderne, porté par la notion de progrès. Ainsi, la promesse « moderne » d’auto-détermination humaine est profondément questionnée et remise en cause, à l’insu des acteurs, eux-mêmes emprisonnés dans ce mouvement temporel, largement impensé, qui s’impose comme le nouvel ordre normatif caractérisant nos sociétés.

La singularité de l’analyse portera sur la compréhension de la multiplication des précarités, entrevue comme le glissement entre la possibilité prémoderne d’être exclu (fondée sur l’appartenance à une catégorie sociale) à celle, anxiogène dans nos sociétés de la modernité tardive, de devenir exclu (Rosa, 2010, p. 366). C’est l’omniprésence de ce sentiment commun d’être dévoré par le temps ou de courir pour simplement rester sur place, à l’image de l’ascension d’une pente savonneuse ou s’arrêter, prendre le temps ou reprendre son souffle, conduit irrémédiablement à reculer, au péril de ne plus « être à jour », de devenir désynchronisé. Ainsi la compréhension de la multiplication des précarités comme processus de désynchronisation autorise à porter un regard critique sur l’intervention sociale, celle-ci visant bien souvent à remettre, au plus vite, l’individu désynchronisé sur la pente savonneuse (Ehrenberg, 1998).

Mais l’anxiété de devenir exclu affecte également les travailleurs sociaux, qui partagent ce sentiment que l’on a plus le temps pour ce qui compte réellement dans la vie ou pour l’accomplissement d’un travail de qualité. Rosa (2010, p. 368) en conclut que « les structures temporelles de la société de l’accélération amènent les sujets à « vouloir ce qu’ils ne veulent pas », c’est-à-dire à suivre de leur propre chef des lignes d’action qui, vues de perspectives temporelles stables, ne sont pas celles qu’ils favoriseraient ». C’est le concept d’aliénation de nos sociétés postmodernes qui interroge singulièrement le travail des intervenants sociaux, sommés constamment à « éteindre le feu », c’est-à-dire de s’efforcer de venir à bout des problèmes urgents et de favoriser des mesures visant à privilégier « le court terme » au détriment de leurs préférences.

L’une des conséquences les plus préoccupantes de l’accélération pour l’activité des travailleurs sociaux consiste dans l’écrasement de la distinction entre temps diachronique et temps synchronique (de Saussure, 1972). Ainsi, la compression du temps diachronique (dimension du processus d’accompagnement) au profit du temps synchronique (inscrit dans l’ici et maintenant) conduit d’une part à la multiplication des spécialistes de l’intervention pour le temps synchronique, mais aussi, d’autre part, à un risque de déqualification des professionnels du quotidien pour lesquels l’activité ne prend véritablement sens que dans le temps diachronique. Cette situation n’est, naturellement, pas sans conséquence pour les bénéficiaires de l’action sociale.

Ainsi, l’accélération modifie notre relation au monde, aux autres êtres humains et à la société, à l’espace et au temps, à la nature, soit tant au monde objectif qu’au monde subjectif. S’il apparaît hasardeux, sans changement radical, d’entrevoir des pistes qui puissent renouer avec le projet de la modernité, dans sa visée humaniste d’autonomie, il demeure essentiel, pour le travail social, de saisir l’ampleur des changements produits par l’accélération. Car nous pensons, en suivant Bourdieu (1996, p. 70), qu’«il fallait connaître la loi de la gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement». Le défi, pour le travail social, est de surmonter ces lois et de dépasser ses déterminismes pour proposer des moyens. Une tâche ardue, sans nul doute.

Résumé en Anglais


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