Fiche Documentaire n° 3990

Titre Le travailleur social dans le champ de l’art et de la culture, une place à conquérir ?

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Auteur(s) MORONI Isabelle
Bianco Gaëlle
 
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Le travailleur social dans le champ de l’art et de la culture, une place à conquérir ?

Notre communication a l’ambition de cerner les stratégies plurielles mises en œuvre par les travailleurs sociaux pour construire leur place dans les espaces culturels, producteurs d’une offre dite « professionnelle » (Musées, centres artistiques, théâtres…). Notre réflexion exploratoire repose sur une série d’études concernant aussi bien les politiques culturelles territoriales (Bender, Moroni, 2011), les trajectoires professionnelles dans le secteur artistique (Moroni, 2014) que l’appréhension des publics par les institutions culturelles (Bianco, 2013).

Notre propos se situe dans le contexte spécifique d’un territoire alpin qui est concerné par des référentiels d’action différents (Jobert & Muller, 1987 ; Zittoun, 2008) posant de manière contradictoire les fondements de la culture « légitime » (Bourdieu, 1979).
Malgré cette diversité, la gouvernance régionale a intensifié la professionnalisation du champ de la culture pour le « raccrocher » aux standards internationaux « d’excellence artistique » et pour pallier aux effets d’éparpillement des actions et des soutiens (Pidoux, 2000 ; Urfalino, 1989). En particulier, les critères de financement public des actions favorisant l’accès et la participation des publics à la culture ont été spécifiés pour privilégier des dispositifs de médiation culturelle portés par les agents issus du monde académique et artistique.
Ces opérations de classification entre une médiation culturelle dite « professionnelle » et celle jugée « non professionnelle » ont pour conséquence de rendre l’entrée des animateurs socioculturels dans les espaces culturels relativement difficile. Les travailleurs sociaux engagés dans des activités de médiation, encore très minoritaires, peinent ainsi à assoir leur légitimité auprès des autres professionnels de la culture. Leur formation n’étant pas reconnue, ils sont en partie exclus des dispositifs publics d’aides et de soutien.
Cette « mise à l’écart » du travail social de la médiation légitime et subventionnée renvoie au processus historiquement situé (Dubois, 2012) de différenciation entre le secteur culturel et celui de l’animation, porteurs de représentations antagonistes de la culture et de sa valeur collective (Greffe & Pflieger, 2009). Les élites politiques et culturelles du territoire n’échappent pas aux stéréotypes sur l’animation, comprise comme essentiellement orientée vers des pratiques de loisirs, instrumentalisant l’art au nom du lien social et de l’émancipation des populations (Lefebvre, 2010).
Or, au-delà de ce débat idéologique largement documenté, nous focaliserons l’attention sur les stratégies et les bricolages identitaires (Bayard, 1996) déployés par les animateurs dans ce contexte structurel de pouvoir faible.
À partir d’une recherche en cours, nous présenterons des figures de travailleur sociaux, révélatrices du degré de pouvoir et de légitimité dont ils disposent dans leur cadre professionnel. En articulant des dimensions qui portent sur le type de médiation privilégiée par l’institution (orientée sur l’objet d’art, l’institution ou le territoire), le degré de reconnaissance collective du métier et la capacité des individus à « bricoler » leur identité professionnelle, nous distinguons 3 figures de travailleur sociaux : « l’animateur empêché » ; « l’animateur assimilé », « l’animateur émancipé ». En s’inspirant librement de la typologie d’Hirshmann (1970), nous montrerons comment chacune de ces figures adopte alternativement ou exclusivement, des stratégies « de défection », « de prise de parole » ou « de loyauté » pour faire ou garder sa place.
Il s’agira, à travers cette communication, d’alimenter la réflexion autour du rapport entre le travail social et la culture. Notamment, comment penser et élargir la formation en animation pour préparer les futurs professionnels à s’affirmer dans le champ de la médiation culturelle.

Bibliographie

Bayard, J.-F. (1996). L’Illusion identitaire. Paris : Fayard.

Bender, G., & Moroni, I. (2011). Politiques culturelles en Valais. Histoire, acteurs, enjeux. Lausanne: Réalités sociales.

Bianco, G. (2013). Les institutions culturelles et leurs publics, Mémoire de Bachelor of Arts in Travail social, HES-SO//Valais.

Bourdieu P. (1979). La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris: Minuit.

Dubois, V., Clément, B., Freyermuth, A., & Matz, K. (2012). Le Politique, l'artiste et le gestionnaire: (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture. Broissieux: Editions du croquant.

Greffe, X., & Pflieger, S. (2009). La politique culturelle en France. Paris: La Documentation Française.

Hirschmann, Albert O. (1995). Défection et prise de parole, Paris : Fayard.

Jobert, B. (1992). Représentations sociales, controverses et débats dans la conduite des politiques publiques. Revue française de sciences politiques, 42(2), pp.219‐234.

Lefebvre, A. (2010). La culture au risque de la valeur d’échange. In F. Liot (Ed.), Projets culturels et participation citoyenne. Le rôle de la médiation et de l'animation en question, pp. 207‐223. Paris: L'Harmattan.

Moroni, I. (2014). Parcours d’artistes, chemin d’épreuves..., Cahiers de l’observatoire de la culture-Valais, no.2, Sion : Service de la culture, canton du Valais.

Pidoux, J.‐Y., Möschler, O., & Guye, O. (2000). La politique extérieure dans le domaine culturel : étude et évaluation de l’action conduite par les villes. Berne: apport final, Programme national de recherche FNRS no. 42 «Politique extérieure de la Suisse».

Urfalino, P. (1989). Les politiques culturelles: mécénat caché et académies invisibles. Année sociologique, no.39, pp. 81‐109.

Zittoun, P. (2008). Référentiels et énoncés de politiques publiques: les idées en action. In O. Giraud & P. Warin (Eds.), Politiques publiques et démocratie, pp. 73‐92. Paris: La Découverte.

Présentation des auteurs

Moroni Isabelle, politologue, professeure à la Haute Ecole de Travail Social (HETS) Valais// Wallis
Dans le cadre de ses activités d'enseignement, Isabelle Moroni propose des contenus portant sur le développement local et l'action communautaire, ainsi que sur l’analyse du système politique suisse et des politiques publiques. En termes de recherche et développement, ses champs de compétences concernent les politiques culturelles territoriales, en particulier les enjeux liés à la participation des publics et à la professionnalisation du champ de la culture.

Bianco Gaëlle, animatrice socio-culturelle, assistante d'enseignement et de recherche à la HETS Valais//Wallis
Au bénéfice d'un Bachelor en travail social (animation socioculturelle), Gaëlle Bianco poursuit actuellement un Master en études muséales auprès de l'Université de Neuchâtel. Son travail de Bachelor portait sur la relation entre les institutions culturelles et leurs publics.
Dans le cadre de son mandat d’assistante, elle contribue aux enseignements sur la médiation culturelle et sur l’animation socio-culturelle.

Communication complète

Dans ce document, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte.

Les actions collectives dans le secteur culturel - qu’elles soient privées ou publiques - se construisent dans une tension permanente entre des référentiels concurrents (Jobert, 1992) qui posent de manière contradictoire les fondements de la culture « légitime » (Bourdieu, 1979). Au principe du «primat artistique » (Teillet, 2009 :38) qui se définit par la reconnaissance d’un ensemble d’œuvres exigeantes, portées essentiellement par des acteurs professionnels s’oppose une norme d’ouverture du champ culturel à la multiplicité des identités et des expressions qu’elles soient professionnelles ou non.
On retrouve « cette cohabitation » des régimes d’action à l’échelle des territoires et des institutions (Saez, 2005). La politique culturelle d’un espace alpin comme le Valais, malgré sa position périphérique par rapport aux grandes villes culturelles, est aussi traversé par cette oscillation entre les énoncés opératoires (Zittoun, 2008) de démocratisation et de démocratie culturelle. Malgré la pluralité des énoncés, la gouvernance régionale a intensifié ces dernières années la professionnalisation du secteur de la culture pour, d’une part, le « raccrocher » aux standards internationaux « d’excellence artistique » et, d’autre part, pour pallier aux effets d’éparpillement des actions et des soutiens (Pidoux, 2000, Urfalino, 1989). En particulier, les critères de financement public de projets favorisant l’accès et la participation des publics à la culture ont été spécifiés pour privilégier des dispositifs de médiation culturelle portés par des agents « professionnels », issus du monde académique ou artistique.

Dans ce contexte régional, des animateurs socio-culturels (ASC) sont pourtant engagés dans des institutions culturelles, mobilisant leurs compétences pour élaborer des projets de médiation auprès des publics. Il s’agit dès lors d’interroger leur place et leur marge de manœuvre dans ce contexte global de professionnalisation des métiers de la culture : de quelles visions de la culture et de ses médiations sont-ils porteurs ? Comment mobilisent-ils le corpus de valeurs et d’outils propre à l’ASC dans leur quotidien ? Comment sont-ils perçus et reconnus par les autres professionnels ? Quelles stratégies identitaires développent-ils pour se sentir légitimes dans le champ culturel ?
A partir d’une réflexion encore largement exploratoire, nous présentons des figures de travailleurs sociaux, révélatrices du degré de pouvoir et de légitimité dont ils disposent dans leur cadre professionnel. En articulant des dimensions qui portent sur le type de médiation privilégiée par l’institution, le degré de reconnaissance collective du métier et la capacité des individus à « bricoler » leur identité professionnelle, nous distinguons 3 figures de travailleurs sociaux : « l’animateur empêché » ; « l’animateur assimilé », « l’animateur affirmé ».
Cette typologie repose sur une analyse qualitative par entretiens approfondis de 6 parcours professionnels d’ASC, en lien plus ou moins étroit avec le territoire. Cette analyse est alimentée par une série d’études concernant aussi bien les politiques culturelles territoriales (Bender, Moroni, 2011), les trajectoires professionnelles dans le secteur artistique (Moroni, 2014) que l’appréhension des publics par les institutions culturelles (Bianco, 2013).

Médiation et animation culturelle, des définitions floues de la professionnalité ?

Les enjeux de reconnaissance des ASC parmi les acteurs de la culture gagnent à être saisis à travers l’idée que les groupes professionnels luttent pour assurer le « monopole » de leur territoire d’activité (Dubar, Tripier et Boussard, 2011:143). Les résultats de ces rapports de force relèvent de processus changeants et indéterminés (Artois, 2014).
Evoquer la concurrence entre groupes professionnels dans notre contexte, nous renvoie évidemment au processus historiquement situé et largement documenté (Dubois et al., 2012) de différenciation entre les secteurs de l’animation et de la culture comprise dans son sens légitimiste. Reste que, dans le territoire qui nous préoccupe, ces deux domaines d’activité sont toujours traversés par des dynamiques qui « contribuent, dans des rapports spécifiques à chaque cas, à configurer le fait professionnel, définir les jugements du travailleur professionnel, retirer ou attribuer cette qualité ». (Boussard, Demazière, Milburn, 2010 :18)
À l’échelle territoriale, les instances formatrices et associatives en charge de l’animation socio-culturelle ont, ces dernières années, déployé de grands efforts pour intégrer les institutions culturelles dans leur territoire d’activités. Or, si les intentions d’ouverture existent, ces acteurs de l’animation socio-culturelle défendent néanmoins une vision de la médiation culturelle qui répond d’abord aux finalités du travail social, s’éloignant parfois des logiques des professionnels de l’art et de la culture.
Dans le même temps, les pratiques de médiation culturelle s’inscrivent dans un processus relativement récent de définition d’une professionnalité spécifique dans le domaine de la culture. Ce n’est que depuis 2012 que l’association suisse des médiateurs culturels s’est créée dans le but de clarifier et défendre les champs de compétences de ses membres. Force est de constater pourtant que les expériences sont diverses, allant d’une relation verticale et pédagogique autour d’objets culturels à des projets où les publics sont engagés activement dans des expériences d’art et de culture. Les promoteurs d’une « médiation culturelle professionnelle » le reconnaissent d’ailleurs puisqu’ « Au vu du champ de tensions (…), il n’y a rien d’étonnant à ce que la médiation culturelle soit une pratique hétérogène, susceptible de positionnements très différents selon les buts qu’elle poursuit et la conception des arts et de la formation qu’elle défend » . Ils admettent aussi que « (…) certains aspects de la médiation et de l’animation socioculturelle peuvent se recouper (...)»
Sur le terrain, malgré les tentatives de rapprochement, la reconnaissance réciproque entre les professionnels de la médiation et ceux de l’animation demeure néanmoins fragile et les stéréotypes prégnants : les animateurs socio-culturels se voient soupçonnés de défendre une culture qui instrumentalise l’art au nom du lien social (Lefebvre, 2010); les opérateurs institutionnels, souvent issus du monde académique et artistique, se voient qualifiés d’élitistes et d’indifférents aux besoins des publics.
C’est tout le paradoxe d’un cadre émergent de pratiques où coexistent à la fois des frontières floues entre des professionnalités voisines et des politiques culturelles qui fixent les règles d’entrée des professionnels dans les institutions culturelles.

L’identité culturelle de l’ASC à l’épreuve des institutions culturelles

Ces processus contingents de définition de la professionnalité dans le domaine culturel ouvrent un espace d’incertitude qui donne tout son sens à la question des constructions identitaires. L’identité, à fortiori le caractère de professionnalité qui lui y est liée, relève d’une élaboration à la fois individuelle et collective (Dubar, 2000) qui s’établit tout au long du parcours biographique.
Porteur, par sa formation et les valeurs qu’elle véhicule, d’un bagage identitaire collectif défini, l’ASC actif dans des institutions culturelles se trouve confronté à d’autres logiques de travail, souvent antinomiques aux siennes. Cette confrontation à l’autre contient évidemment le risque de ne pas être reconnu dans ce qui constitue son identité professionnelle (Leclapain, 2012 :7), déstabilisant la construction de soi élaborée jusque-là. Mais, selon Kaufmann (2004 : 205), cela peut aussi être une chance de « se réinventer », « d’ajouter des identités nouvelles à un ensemble ouvert déjà diversifié ». Cette capacité à « se démultiplier » inscrit les individus dans des logiques réflexives qui, pour l’auteur, sont essentielles pour donner du sens à des environnements complexes.
Or, la possibilité de « bricoler » son identité professionnelle dépend des ressources individuelles mais aussi des ressources collectives à disposition (Kaufmann, op.cit :238). En d’autres mots, le sentiment d’avoir sa place dans un environnement de travail, ainsi que le sentiment d’efficacité (Bandura, 2003) qui l’accompagne, dépendent de l’existence d’un espace de ressources dans lequel l’individu peut puiser. La manière de penser la médiation culturelle qui va plus ou moins inclure les valeurs de l’animation (être au plus près des besoins des publics, favoriser leur participation dans le dispositif, etc.), une reconnaissance par la direction et les collaborateurs de l’identité collective du métier qui va au-delà des stéréotypes usuels sont notamment des appuis sur lesquels peut s’adosser le professionnel. La créativité identitaire sera d’autant plus renforcée que le professionnel conserve un sentiment d’appartenance aux métiers du travail social (Leclapain, op. cit:75). Cela implique une reconnaissance collective de ses pairs, même lorsqu’il s’éloigne de la « doxa » de l’animation en défendant par exemple des projets qui valorisent une culture spécifique et académique. L’ensemble des ressources, de reconnaissance et d’appartenances identitaires, se situe dès lors aussi bien à l’intérieur de l’institution culturelle mais aussi à l’extérieur de celle-ci, au sein même de la profession, parmi les pairs animateurs.
Kaufmann (2004) réinterprète la typologie d’Hirschman (1995) pour saisir la pluralité des expressions identitaires dans un monde où « l’invention de soi » devient un enjeu fondamental. À l’instar de l’auteur, il s’agit de distinguer trois figures générales d’animateurs qui, selon le degré de ressources dont ils bénéficient, s’inscrivent dans des stratégies de « défection », de « loyauté » ou de « prise de parole » pour garder ou faire leur place dans les institutions culturelles.

Le silence de l’animateur empêché

Il s’agit le plus souvent d’un individu peu expérimenté qui entre dans l’institution culturelle avec des repères normatifs encore très marqués par la formation. Souvent, l’institution « expérimente » pour la première fois l’engagement d’un animateur, sans connaître avec clarté ce qui en constitue la professionnalité. C’est le plus souvent une institution dont le « staff » est composé de spécialistes issus du monde académique (historiens, anthropologues, artistes) dont la mission première est la connaissance et la sauvegarde des objets d’art ou de patrimoine. Ces experts gardent un fort contrôle sur les projets de médiation.
Lucas, animateur stagiaire dans un musée décrit son expérience où « C’était les historiens de l’art qui avaient une grande responsabilité. À l’époque la médiation était assez académique et pédagogique dans son rapport au public ». Dans une réalité institutionnelle qui valorise les connaissances spécialisées sur l’offre culturelle et connaît peu les compétences de l’animation, l’animateur suscite le doute et la méfiance. Lucas évoque ainsi qu’« il y avait de la part des autres un regard dubitatif sur ce que pouvait faire un animateur ». Finalement, l’institution le perçoit comme le « clown » ou le « gentil animateur qui va faire un barbecue… » Il admet ainsi que « si j’avais eu un bagage d’historien travaillant dans la médiation, j’aurais eu plus de légitimité ». Pierre, animateur dans une médiathèque municipale, souligne lui aussi la vision parfois caricaturale du métier. « Il y a cette idée que faire de l’animation serait faire un truc qui n’aurait aucun sens, qui sert juste à occuper, à faire joli, à faire du programme. C’est souvent comme ça qu’est compris le terme animation dans le domaine culturel. »
Face au regard négatif et méprisant sur le métier et à un dispositif de médiation peu ouvert à d’autres modalités de mise en lien entre objet et public de la culture, l’animateur se trouve empêché de plusieurs façons. La tentation est grande de « faire défection » aussi bien sur le plan de l’ouverture identitaire que sur celui de l’action. Certains interviewés décrivent ainsi des phases de perte de confiance, préférant se mettre dans une position de retrait, s’engageant dans des tâches peu créatives et répétitives. La stratégie de l’exit reste une solution paradoxale car elle pose cette question fondamentale de savoir « comment faire pour rétablir l’estime de soi tout en conservant une position de silence et d’invisibilité ? Comment faire pour se défendre sans parler ? » (Kaufmann, 2004: 235)

La loyauté de l’animateur assimilé

Cette figure décrit un professionnel de l’animation qui évolue dans un espace où l’offre culturelle se présente comme pointue, innovante et contemporaine. Le risque d’être jugée élitiste et de perdre aussi bien les soutiens des autorités que celles du public, encourage l’institution à « investir » dans les dispositifs de médiation. Les programmes de médiation sont variés, alternant des moments « classiques » de sensibilisation aux œuvres avec des propositions plus expérientielles et participatives. Si l’offre culturelle portée par des professionnels est très valorisée, il existe des espaces où l’animateur peut apporter son savoir-faire. Ce sont d’abord les compétences de la personne qui sont reconnues avant le métier d’animateur. Véronique décrivant ses relations avec sa directrice affirme que « ça roule … on est sur la même longueur d’ondes, on a la même énergie, le même enthousiasme et puis on compte pas nos heures, on voit toujours les choses de manière optimiste ». Elle ajoute pourtant que « quand Isabelle a engagé des personnes, si elle avait mis une annonce elle n’aurait pas recherché des animatrices socioculturelles. Et ça elle nous l’a dit ».
Face à une reconnaissance professionnelle partielle mais à un cadre de médiation qui ouvre des opportunités d’action, l’animateur réussit à s’engager dans un processus réflexif et à intégrer la multiplicité de ses identités. Véronique peut ainsi se démultiplier sans perdre l’estime de soi et son sentiment de compétence : « J’ai 3 identités et ça ne me dérange pas. J’ai un poste à multifonctions, vraiment l’image du couteau suisse. Il y a 3 outils et peut-être qu’il y en aura d’autres aussi qui vont s’ajouter au fil des responsabilités que je vais pouvoir prendre dans l’institution, ou si je change d’institution et que j’aurais d’autres casquettes. Ou en fonction peut-être d’autres formations que je serais amenée à faire ».
En termes d’appartenance collective, l’animateur assimilé est contraint à une forme de loyauté institutionnelle, proposant des projets qui transgressent rarement les finalités professionnelles de l’institution, et lorsque c’est le cas, il doit faire preuve d’une grande persuasion pour convaincre la direction de leur bien-fondé. Or, à l’instar de Kaufmann (2004 : 261), on peut se demander si « ce cadrage identitaire qui le stabilise et conforte son estime de soi », ne revient-il pas à risquer « un assujettissement de son expression identitaire aux disciplines instituées » ?

La voix de l’animateur assumé

L’animateur « assumé » évolue dans une institution culturelle qui se fond dans son environnement social. Il s’agit par exemple d’un centre culturel créé au sein même d’un hôpital psychiatrique, ou d’un centre d’étude archivistique intégré à un village de montagne… Au-delà de la valorisation d’une offre patrimoniale ou artistique, un tel espace construit ses finalités dans un souci permanent de proximité avec son environnement. « On doit faire attention d’être présents dans tous les coins… », dit Anne pour souligner l’importance, dans son travail, de « soigner les liens » aussi bien politique que sociaux.
La place de l’animation étant incontestée, l’expression identitaire prend la forme d’une prise de parole où peuvent s’afficher les valeurs propres du métier comme la militance et la critique sociale. Comme Gabriel qui affirme son rôle subversif : « C’est pas la qualité artistique qui compte, c’est la qualité humaine. Tu m’envoies ici la plus grande des stars, si son projet ne m’intéresse pas, je le prends pas. C’est pour ça qu’on fait semblant d’être un projet artistique mais on est un projet psychiatrique. Parce qu’au final tout ça c’est pour pervertir la psychiatrie, c’est pour empêcher la psychiatrie de fonctionner sur son ronronnement ». Ou encore Anne qui n’a aucun doute sur la légitimité et les compétences de sa professionnalité « C’est pour ça que j’ai aussi beaucoup milité en disant que la personne qui reprend mon poste il y a tout intérêt à ce que ce soit une animatrice formée …. Parce que ce travail peut être fait par d’autres mais il sera forcément pas fait de la même manière. ». Cette assurance identitaire est aussi renforcée par les instances de légitimation collective telle que la formation en animation socio-culturelle qui reconnaissent volontiers ces espaces culturels comme « institutions apprenantes » pour les étudiants en travail social .
Les ressources collectives dont il dispose, protègent certes l’animateur affirmé de cette confrontation déstabilisante « à l’autre que soi ». Mais, ne risque-t-il pas à l’inverse l’enfermement identitaire qui interdit la logique réflexive, « animée par l’ouverture à l’information » pour privilégier la logique identitaire caractérisée « par la fermeture du sens » (Kaufmann, op.cit. : 293).

Ces figures de professionnels de l’animation dans le champ culturel doivent être comprises comme une tentative de généralisation à partir d’un paysage émergent de pratiques qui restent disparates et encore relativement peu structurées. Une telle démarche exploratoire contient évidemment le danger d’effacer les nuances et les singularités. Ces figures d’animateurs n’ont, dans le fond, d’autre but que d’alimenter la réflexion autour du rapport entre le travail social et la culture. Dans notre contexte régional, l’entrée progressive d’ASC dans le champ de la médiation institutionnelle ne se fait pas sans ébranler les logiques identitaires instituées, aussi bien celles des secteurs professionnels de la culture que celles de l’animation. Les instances associatives et de formation régionales devraient saisir cette chance de déstabilisation pour ouvrir et recomposer la professionnalité de l’animation. Ce serait l’opportunité de transmettre aux futurs travailleurs sociaux des compétences renouvelées susceptibles de les aider à s’affirmer dans le champ pluriel de la culture. Cela pourrait également permettre aux politiques publiques de reconnaître la professionnalité des ASC dans ce domaine spécifique.

Isabelle Moroni et Gaëlle Bianco

Bibliographie

Artois, P. (2014). Editorial : professionnalisation, recherches en clair-obscur. Travail-Emploi-Formation, n°11, 4-8.

Bandura, Albert. (2003) Auto-efficacité: le sentiment d'efficacité personnelle. De Boeck Supérieur.

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Dubar, C., (2000). La Socialisation. Paris : HER/Armand Colin.

Dubar, C., Tripier, P., Boussard, V. (2011) Sociologie des professions. Paris : Armand Colin.

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Kaufmann, J-C. (2004). L’invention de soi.Une théorie de l’identité. Paris : Armand Colin.

Lecaplain, P. (2012). Du travail sur l'identité aux identités du travail : stratégies et types de négociation identitaire chez les éducateurs spécialisés d'Ille et Vilaine. Sociologie. Université de Grenoble, https://tel.archives-ouvertes.fr.

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Teillet, P. (2009). Les politiques publiques de la culture face aux enjeux culturels contemporains: la fin du primat artistique? In C. Audet, D. Saint-Pierre (sous la dir.) (Eds.), Tendances et défis des politiques culturelles: analyses et témoignages (pp. 35-48). Québec: Les Presses de l'Université de Laval.

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Résumé en Anglais


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