Fiche Documentaire n° 4072

Titre "Réalité sociale et réalité psychique : quels enjeux?

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Auteur(s) Guzman Elda
JACQUES Laurence
 
     
Thème "Apprivoisement du lien, apprivoisement des mots"  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

"Réalité sociale et réalité psychique : quels enjeux?

Depuis 1999, le Service de Santé Mentale à l'ULB développe une recherche-action qui porte sur le soin sous contrainte d'auteurs d'infractions à caractère sexuel. Dans ce cadre, le Service est lié par une convention au Ministère de la Justice.

L'équipe a élaboré un double dispositif de traitement: un suivi individuel et un espace groupal animé par deux thérapeutes. L'équipe se réunit deux heures semaine et collabore régulièrement avec différents partenaires liés au milieu judiciaire (établissements pénitentiaires, centre d'orientation des détenus, autres équipes spécialisées).

Cette pratique pose la question du travail sous contrainte et celle du travail avec des personnes précarisées. Beaucoup sont en prison ou en sortent et ont à se reconstruire sur le plan social, familial et professionnel. Ils ne demandent souvent rien et ne voient pas en quoi nous pourrions les aider. La parole est peu investie, le monde imaginaire également. Certains n'ont jamais fait l'expérience d'un espace de parole ou d’un intérêt porté à leur égard et nous font vivre de différentes manières leurs diverses inquiétudes. Le lien qui pourrait s'instaurer n’est pas forcément ressenti comme étant sécurisant. Se confier, demander de l'aide est une démarche qui fragilise la personne en lui faisant craindre le risque d’une relation de dépendance. Ces rencontres sont également éprouvantes pour le travailleur social qui peut se sentir envahi par les mouvements d’angoisses du patient ; il doit aussi jongler avec ses propres angoisses et représentations. Un travail d'apprivoisement mutuel est indispensable à l'entreprise thérapeutique dont la ligne de mire reste la réinsertion sociale. Ce travail se fait en plusieurs étapes.

L’expérience de cette clinique nous amène à repenser en équipe nos interventions psycho-sociales avec les patients précarisés relevant d'une clinique plus générale. A quelle distance se situer dans la rencontre ? Quoi entendre ?, Comment préserver un regard suffisamment contenant et bienveillant lorsqu’on est confronté à l’étrangeté, à la violence chez l’autre mais aussi en soi? Que penser de ces situations où la réalité sociale se fait le lit de symptômes plus profonds et s’intrique avec eux ? Faut-il se mettre à l’écoute du discours du sujet sur sa réalité sociale et agir dans le concret ou se mettre à l’écoute de sa réalité psychique et réfléchir sur le parcours qui l’a amené jusqu’à nous? Comment gérer ce qui semble bien faire contradiction ? Le désir et la réalité extérieure sont tous deux moteurs de l’appareil psychique. Les personnes précarisées socialement voient leurs repères identificatoires voler en éclat. Ils peuvent se vivre comme étant exclus, rejetés, incapables, soumis, dépendants, voir paradoxalement tout-puissants.

L'intervenant social qui se situe en première ligne peut se sentir fort démuni. S’il peut sentir l’opportunité d’envoyer son patient chez un psychologue, il constate souvent que l’envoi ne se fait pas si facilement et qu’il reste l’interlocuteur privilégié. Nos expériences de travail nous permettent de relever certaines étapes clés pour entendre au mieux ce qui se joue là et optimiser la prise en charge. Pour ceux dont les échecs se répètent et les liens se compliquent avec tous, y compris, l’intervenant social, Lina Balestrière (Réalité sociale et psychothérapie analytique in Défis de parole) propose une façon de voir la demande sociale du patient comme un dernier refuge : « Les échecs et les perturbations de la vie sociale sont le fantasme identitaire de ceux à qui les mots manquent ou de ceux à qui le poids traumatique de la vie réelle a volé leurs mots. » Nous verrons comment favoriser une prise de contrôle du patient sur le réel -lorsque celle-ci est possible- peut apaiser le sujet et l'aider à s’épanouir en libérant un espace de dégagement au sein de son fonctionnement psychique.

Bibliographie

BALESTRIERE, L. (Ed.) (1999) « Défis de parole. Le questionnement d'une pratique », De Boeck & Larcier, Bruxelles-Paris.
BALESTRIERE L. Santé mentale et plaisir, Cahiers de psychologie clinique 2/ 2001, n° 17, p. 31-38.
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CICCONE, A. FERRANT, A. (2009) « Honte, culpabilité et Traumatisme », Dunod, Paris.
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MUCCHIELLI, L. Clochards et sans abri : actualité de l’œuvre d’Alexandre Vexliard, Revue française de sociologie XXXIX-1, 1998, p. 105-138.
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ZENONI, A. Comment s’orienter dans le transfert, L’Autre Pratique Clinique, 2009, p. 221-244.
ZENONI, A. Symptôme et lien social, Mental n°17, 2006, p. 127-132.

Présentation des auteurs

Laurence Jacques est psychologue, psychothérapeute d'orientation psychanalytique et diplômée en criminologie. Elle partage son temps de travail entre sa consultation privée, une pratique psychosociale en milieu carcéral et une pratique psychothérapeutique au sein du service de Santé Mentale SSM-ULB à Bruxelles.

Elda Guzman est psychologue, psychothérapeute d'orientation analytique et systémique au Service de Santé Mentale SSM-ULB à Bruxelles.

Communication complète

Réalité sociale et réalité psychique : quels enjeux?
Elda Guzman, Laurence Jacques
Colloque AIFRIS - Porto – 9 juillet 2015

Introduction

Au sein de notre service de santé mentale, il existe une unité de traitement spécialisée qui accueille des auteurs d'infractions à caractère sexuel. Ces patients nous sont envoyés via le système judiciaire. Le traitement est une condition à leur liberté. Leur admission est discutée en équipe au terme de deux ou trois rencontres. Si nous pensons qu'un travail est possible, ils s'insèrent dans un double dispositif : ils participent à raison de deux fois par mois à un groupe de parole thérapeutique ainsi que deux fois par mois à une séance de psychothérapie individuelle. L'unité spécialisée se réunit deux heures par semaine pour articuler les deux espaces.

Ce travail spécifique nous a confrontés à des difficultés particulières, nous remettant en question en tant que professionnels de la santé mentale et bousculant nos modèles de travail. Trois de ces difficultés nous ont semblé pertinentes pour le thème de ce colloque.

La difficulté liée à la formulation et à l'élaboration d'une demande subjectivée; nos patients viennent sous contrainte. Ils se plaignent de la justice, de la prison, de leur réalité, de la société. Ils nous adressent très rarement une demande de soin, même si leur souffrance est manifeste. Pourtant, nous faisons l’expérience que la contrainte peut aussi fonctionner comme un levier. La plupart témoignent à un moment donné d'un engagement au sein du dispositif de traitement, ils sont au travail psychiquement. A partir d'une écoute bifocale de la plainte et du modèle de « contenance », nous verrons comment on peut favoriser l'énonciation d'une demande personnelle d'aide et de changement.

Les différents niveaux de précarités qui peuvent s’entremêler : nous faisons l'expérience d'une imbrication complexe de différents niveaux de précarisation. La précarité, ce manque de sécurité qui fragilise, peut également s'éprouver dans le monde interne et se manifester au travers d'un rapport particulier aux mots, aux affects, à la pensée et au social. Précarités internes et externes se confondent, se renforcent. La désignation, l'exclusion, la précarité génèrent de la honte. Lorsque le regard de l'autre s'absente, le sujet peut se sentir lâché. Dans sa chute, il peut chercher un appui dans la toxicomanie, se perdre dans la folie ou encore se désaffilier en s'arrachant à tout lien social. Nous appréhenderons la honte comme un levier possible dans le travail de subjectivation.

Enfin, nous sommes confrontés à des difficultés liées à la relation asymétrique que nous impose tout cadre professionnel. Nous avons pu éprouver avec nos patients les affects parfois massifs (l'angoisse, la confusion, la dépendance, la crainte de perdre le contrôle, voire d'être intrusé) qu'une relation asymétrique peut susciter. Nous sommes vécus à la fois comme étant menaçants et bienveillants. L’intervenant peut également se sentir envahi par l’autre, son désespoir ou sa colère. La place de l'intervenant dans la relation d'aide sera pensée en tenant compte de ces différents mouvements.

Ces trois questions énoncées séparément sont intriquées dans notre clinique au quotidien. Il est donc difficile de les scinder. Nous le faisons par soucis de clarté. Elles ont par ailleurs chacune leurs facettes psychologiques. Il ne s'agit pourtant pas pour nous de « psychologiser » les problèmes sociaux. Nous pensons que tout travail social porte intrinsèquement une vision multipolaire. Toutefois, nous sommes nombreux à constater une inflation des situations de détresse où se mêlent le social et le psychique. Traiter l'un sans l'autre n'aurait pas de sens. L'intervenant social est en première ligne et nous sommes intimement convaincues que son écoute pluridirectionnelle est cruciale pour l'évolution du suivi de l'usager.

I. Au-delà de la plainte, vers l’élaboration d’une demande

L'intervenant psychosocial peut être interpellé d'emblée par des plaintes, par des revendications ou par une demande de solution miracle. Il arrive aussi que le sujet ne demande rien (ce qui ne nous dispense pas de faire offre d’écoute). Il est parfois adressé par un tiers du réseau qui porte une parole à sa place. Ce contexte nous a amenés à douter de nos outils thérapeutiques. Les écrits, notamment de Lina Balestrière, nous ont aidés dans ce cheminement.

Cette auteure développe le fait que toute demande sociale est une demande d'être «socialisé», d'être considéré avec dignité parmi les autres au sein de la société. Cette demande est parfois comparable à un dernier refuge pour le sujet. Elle se mêle au réel en lui revendiquant ce droit à une existence digne. Souvent, le sujet a des raisons de lui en vouloir pour des injustices ou des traumatismes subis, vécus dans une forme d'impuissance.

La fragilisation sociale a des effets psychiques indéniables car elle est dépendante du regard de l'autre, des autres sur soi. Ce regard est aussi empreint d'un possible pouvoir identifiant, tant positif que négatif. La demande sociale est donc le reflet d'enjeux complexes imbriquant la réalité et le psychisme. Il semble dès lors intéressant de l'entendre comme un rêve: le récit de la réalité par le sujet dit quelque chose de lui qu'il ignore. Sa situation sociale peut faire partie d'un scénario à rejouer sans cesse pour s'approprier un sentiment au départ insaisissable, tant pour lui que pour nous. Le désir du sujet ferait partie de ce scénario et serait, avec la réalité, à percevoir comme des moteurs de changement. Or, cette dimension personnelle du sujet n’est pas souvent consciente : le discours se cristallise sur le présent, sur le perceptif et la conflictualité interne paraît absente. Nous sommes donc amenés à développer une écoute bifocale, centrée à la fois sur la réalité et sur le psychisme avec la part de désir inconscient qui lui donne sa coloration particulière. Il s’agit d’éviter d’attribuer à la réalité trop de puissance mais aussi de rester au plus près des préoccupations concrètes du sujet. Le défi consiste donc à entendre dans la rencontre, dans le mutisme, dans le corps, dans la colère…quelque chose du sujet, de son narcissisme blessé, de ses identifications et de son désir.

Selon Freud et Lina Balestrière, la santé mentale comporte la capacité à reconnaitre par la pensée la réalité avec son poids effractant, tout en sauvegardant le désir de la modifier, même si elle lui résiste. Il arrive que sous l’effet d’une déstabilisation identificatoire, la réalité perde sa fonction de borne ou de limite : c’est le cas de la folie, la toxicomanie, l’errance… Le concept d' « expérience totale » de Fabrice Fernandez peut nous éclairer : toute la vie est perçue par le prisme d'une seule ligne, parfois brisée (passer sa journée à chercher sa drogue, chercher un abri où dormir, de quoi survivre...). Il cite Henri Michaux qui parle de son expérience avec les opiacés : « ...je n'étais qu'une ligne. Dans la vie normale, on est une sphère, une sphère qui découvre des panoramas.(...) on passe sans cesse d'un château à un nouveau château. Telle est la vie de l'homme, même le plus pauvre, la vie de l'homme au mental sain. Ici, seulement une ligne. Une ligne qui se brise en mille aberrations. »

Un autre modèle qui s’interpénètre avec celui de l’écoute bifocale est le modèle « de la contenance » d’Alain Ferrant et Albert Ciccone. Pour ces deux auteurs, ce qui fait soin dans toute rencontre humaine engagée, ce n’est pas tellement la décharge cathartique ou le dévoilement de son propre inconscient, mais l’expérience d’une « contenance » par l’autre de ses affects, de sa vie émotionnelle et de ses troubles. Pour cela, le sujet doit accepter de partager (et non déverser) quelque chose de son intimité et l’intervenant doit pouvoir se montrer réceptif à cette écoute et accepter d’éprouver ces affects (rage, colère, désespoir, impuissance, honte), de les contenir et de les garder en soi sans les retourner à l’envoyeur. Il peut alors avoir accès aux sources de ces éprouvés chez le sujet.
Car l’affect n’est pas inné. Il est fruit d’une construction au sein des premiers liens, construction qui relie le somatique et le relationnel en passant par le langage. La mère, dans un jeu de miroir, cherche par tâtonnement à donner forme aux émois débordants du bébé par sa gestuelle et les mots qu’elle propose. Progressivement, le sujet peut sentir, identifier l'affect, se l'approprier et enfin, se sentir capable de le transformer. Cela nourrit son sentiment d’existence et lui procure davantage de sécurité intérieure. L’affect apparaît alors comme un levier dans le travail de la subjectivation de la demande.

II. Différents niveaux de précarité

Jean Furtos souligne comment le contexte de précarité sociale, celui de la perte possible ou avé-rée des objets sociaux, génère de la souffrance psychique. Comme dans un miroir inversé, nous faisons l’expérience dans notre clinique spécifique du fait que la souffrance psychique peut géné-rer une logique de survie et des précarités multiples : celle de la pensée, des affects et du lien social.

Tout phénomène de désignation ou d’exclusion sociale ne fera qu’aggraver ces trajectoires de vie. La souffrance psychique n’est l’apanage d’aucune classe sociale. Par ailleurs, l’errance n’est pas non plus l’apanage d'une pathologie psychologique ou psychiatrique spécifique. Aucune « catégorie sociale » (sans emploi, SDF, délinquants, salariés...) ne forme une entité homogène. Deux individus dans des conditions semblables ne se comportent pas de la même façon. Cela implique qu'on ne peut s'appuyer sur une seule façon de prendre en charge/ sur un mode d'emploi. Sujet et environnement sont à penser ensemble.

Nos patients AICS se sentent désignés, regardés comme des monstres. Oscillant entre une posture de gêne et de triomphe, ils donnent forme à un éprouvé de honte, celui d’avoir perdu le contrôle de quelque chose. Ils nous heurtent et nous questionnent sur notre regard et celui de la société sur eux, sur ce qui définirait l’humain et le non-humain. Ils amènent en séance individuelle ou de groupe, leur angoisse d’être percés à vif ou d’être mis totalement à nus dans le lien, via le regard et la parole. Mais aussi celle de ne pas être vus (déniés). C’est la place qu’ils occupent ou non dans le regard de l’autre qui est au cœur de leurs interpellations, la manière avec laquelle cet autre regard peut envelopper leur nudité ou la percer à vif. Paradoxalement, il arrive que la honte ne soit pas éprouvée par la personne propre mais davantage ressentie par les intervenants.

Nous faisons l'expérience avec Alaint Ferrant et Albert Ciccone que la honte témoigne de souffrances de et dans l'intersubjectivité. Tout contexte de précarité convoque d’une manière ou d'une autre les rapports que le sujet a entretenu avec son environnement premier plus ou moins sécurisant. Le vécu de la honte peut survenir lorsque le sujet se sent lâché hors de la sphère du lien : non suffisamment reflété et humanisé, il revit une forme de décramponnement par rapport à cet environnement portant et porteur. Ce décramponnement peut se vivre au travers du regard : le regard réprobateur d’un parent, d’un groupe d’appartenance, de la société qui le prive d'un droit (dans le cas de la prison). Le sujet se sent alors tomber : il se vit comme « indigne » de son projet narcissique au sein des systèmes constituant son environnement (parents, couple, famille, travail). Une grande confusion interne peut alors s’amplifier jusqu’à trouver des échos dans l’expression de la sexualité du sujet (le sujet peut se servir d’un autre pour tenter d’apprivoiser un affect de honte indicible) mais aussi dans la folie, les paradis artificiels ou l'auto-exclusion telle que l'a décrite Jean Furtos.

Pour cet auteur, le syndrome d'auto-exclusion se manifeste par trois signes « de disparition » : le sujet déshabite / quitte son corps (anesthésie ou hypoesthésie corporelle), ses affects (émoussement affectif ou hypomanie), se coupe d'une partie de lui et notamment de son fonctionnement intellectuel, s'auto-exclue. Comme Lina Balestrière, Jean Furtos explique que le sujet est toujours quelque part, postulat éthique qui peut servir de base portante pour nous, travailleurs psychosociaux. La difficulté technique dit-il consiste à faire le lien entre les urgences où il apparaît et la vie quotidienne où il a tendance à se faire disparaître.

Le partage de la honte (mais aussi de la culpabilité) dans l'intersubjectivité, dans le lien entre le patient et l'intervenant psychosocial, peut contribuer à donner à cet affect une fonction organisatrice et maturante pour la personnalité du sujet.

III – Relation asymétrique, cadre de travail et risques pour les travailleurs sociaux ?

L'intervenant psychosocial fait de la relation d'aide son métier. Le choix de cet objet de travail n'est souvent pas étranger à notre préhistoire relationnelle. Notre façon d'exercer notre métier est en partie influencé par les traces de ce passé. Or, le travailleur social se trouve en première ligne. Accordage des temps (de l’urgence, du quotidien), ajustement (de ce qu’on renvoie de l’expérience subjective de l’autre), « partage d’affect » et portage (de l'appareil à penser! pas du patient) : l'intervenant est convoqué à une place maternelle.

Nous nous questionnons donc sur la nature de notre investissement du patient et sur ce qui favorise le « partage d’affect », selon le paradigme évoqué précédemment.

Le concept d’intersubjectivité n'englobe pas seulement ce qui relie mais aussi ce qui sépare dans le lien. En effet, le « partage d’affect » comporte un travail d’ajustement dans l’altérité. Il ne saura jamais être total, au risque de sombrer dans une folie à deux. Il faut un tiers qui régule et facilite la rencontre, dans le double mouvement de réunir et séparer. Etre ensemble, mais pas trop, être touchés mais pouvoir préserver notre capacité à penser.

Nos théories, nos formations, nous donnent un cadre interne. Elles sont essentielles dans cette perspective d’ajustement et de remise en question constante de notre place dans la rencontre. Mais elles ne dirigent pas notre pratique. C’est avant tout la supervision et le travail d’équipe qui ont ce potentiel transformateur de notre écoute et de notre regard à l’égard du patient. Lorsqu’on fait l’expérience de la sidération et de l’incapacité de penser, l’élaboration à plusieurs est bien souvent indispensable. Elle offre un espace de co-construction, « véritable force pour lutter contre l’adversité réelle ou fantasmée » selon Roger Lagueux. A partir d’une expérience sur plusieurs années d’un groupe Balint pour des soignants, cet auteur met en avant le potentiel mobilisateur du processus d’élaboration psychique groupal et son impact bénéfique à l’égard de la souffrance du soignant et celle du patient. Partant du récit de la pratique professionnelle du soignant, le groupe s’ouvre à une chaine d’associations et échanges qui facilitent l’élaboration du transfert/contre-transfert du soignant à l’égard du patient, dans l’apprivoisement de cette part inconnue de soi et de l’autre.

Il est en effet important de prendre conscience et ainsi de se dégager des modalités d’identification projective à l’œuvre entre le patient et les intervenants ou leur institution. Car souvent, l’intervenant peut être submergé par des éprouvés de dépression, de disqualification, d’impuissance, de honte et l’on perd de vue que ces éprouvés révèlent en grande partie des contenus du monde interne du patient, contenus éjectés de soi. Le patient nous fait ainsi vivre des choses de son monde interne qu’il n’est pas en mesure de formuler et penser. Les travailleurs peuvent être aussi pris dans leur corps là où ça ne transite pas suffisamment chez le patient : vertiges, mal de tête... Ils peuvent être pris dans des conflits, des clivages avec les autres intervenants qui ont une logique autre : psychologue, directeur, ergothérapeute... Il peut aussi se retrouver avec d'autres intervenants du réseau dans des relations aussi conflictuelles que celle que le patient entretient avec ses proches. Plus la conflictualisation intrapsychique semble absente chez le patient, plus elle se joue sur les champs des intervenants, par exemple entre l’envoyeur et l’intervenant qui réceptionne la (non-)demande d’un sujet sous contrainte.
Face à la difficulté et à la répétition de la mise en échec, l'intervenant peut ressentir cette impuissance qui a marqué l'usager et l'a conduit au découragement et au désespoir. Un danger parmi d'autres serait de se trouver à « faire », boucher des trous ou combler des manques sans songer à ce que nous faisons, sans ouvrir vers une possible réflexion. Un autre risque serait de se replier sur notre travail, de ne pas se sentir suffisamment soutenu par son institution, voire se cliver de son groupe de pairs, s’isoler et ainsi malgré nous, confiner le patient à un espace détiercéisé.

Un autre danger qui nous guette se situe au niveau des rapports que nous entretenons avec nos idéaux professionnels, nos exigences et notre « surmoi ». On revient à penser ce qui nous meut dans notre travail au quotidien avec le patient. Le burn out, cette consumation de l'intérieur, pourrait bien s'ancrer dans des idéaux persécutant qui feraient écran à notre capacité à travailler l’affect.

IV – Perspectives

Le poids traumatique de certains événements de la vie prive le sujet de mots pour se dire, pour parler de lui, pour formuler une demande au plus près de ses besoins, de ses désirs, de son projet de vie. Le travail psychique est sidéré, figé. Les représentations apparaissent dissociées des affects sensés les accompagner / des affects auxquels on s'attendrait.

Selon Lina Balestrière, l’agir et la réalité sociale peuvent être entendus dans leur dimension de réalité psychique, tel un rêve. Dès lors, le fantasme qui s’y est déposé peut y être extrait et le sujet peut se réapproprier ce qui de lui a été expulsé dans l’agir ou dans sa réalité sociale. Il s’agirait de répondre, non pas à la demande du sujet mais au sujet, sans fermer la question, en entrant en dialogue avec lui à propos de sa question. Cette écoute n’est pas facile, explique Lina Balestrière, probablement car il est difficile de manier la contradiction sans la résoudre. C’est pourtant la tâche du soignant de maintenir « qu’il s’agit bien de réalité extérieure et qu’il s’agit bien de fantasme, tout à la fois ». Cela permet de redonner au sujet une part active et de relancer le processus de subjectivation. S'il peut être sensibilisé aux intrications entre sa situation sociale et ses préoccupations psychiques, il peut se réapproprier sa capacité d'intervenir sur la réalité.

La réalité extérieure peut être telle qu'elle remette en danger les repères identificatoires du sujet. Dans ces cas-là, elle devient le miroir de la réalité psychique du sujet. « La réalité reste réalité extérieure tout en prenant, pour le sujet, valeur de réalisation en acte d’un fantasme ou d’un verdict surmoïque ». Le travail de « partage d'affect » (Ferrant, Ciccone) nous est apparu comme un paradigme incontournable pour travailler le mieux-être et le lien social avec quelqu'un qui n'existe parfois plus aux yeux des autres.

Références bibliographiques

Balestrière, Lina (ed.). 1999. Défis de parole. Le questionnement d'une pratique, Bruxelles-Paris : De Boeck & Larcier.

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Centre de Référence en Santé Mentale (2014), La fonction sociale en Service de santé Mentale. Synthèse.

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Roussillon, René. 1999. Agonie, clivage et symbolisation, Paris : PUF.
Widmer-Perrenoud, May. 2012. « L’effacement de soi, une forme spécifique de trouble narcissique », Revue française de psychanalyse, n°76, p. 847-861.

Zenoni, Alfredo. 2009. « Comment s’orienter dans le transfert », L’Autre Pratique Clinique, Erès, p. 221-244.

Résumé en Anglais


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