Fiche Documentaire n° 4092

Titre L'art de la délibération éthique: nouvelles perspectives

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Auteur(s) GUISSARD Michel  
     
Thème  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

L'art de la délibération éthique: nouvelles perspectives

Dans une société néolibérale gouvernée par le tout à l’économie et à la finance, où les situations de précarité augmentent dans une proportion sans commune mesure avec les moyens pour y remédier ou les pallier, le travail social, plus que jamais sans doute, oscille entre assistance et action sociales, contrôle et émancipation, principe d’égalité et considération pour les différences, moralité du juste et moralité du bien...

Que faire lorsque, dans une association d’aide pour personnes réfugiées, aucune solution de dépannage n’est trouvée pour une famille qui risque dès lors de devoir dormir dans la rue par un froid glacial ? Dans une association ayant pour mission la « prévention sociale », quelles informations des travailleurs sociaux de rue peuvent-ils transmettre à leur supérieur hiérarchique, sachant que celui-ci a des comptes à rendre à l’autorité communale (= municipale) chargée de la sécurité ? Comment réagir face à un mari qui déboule dans un centre d’alphabétisation pour sommer sa femme de rentrer à la maison parce qu’il a découvert qu’un homme était présent à l’activité à laquelle son épouse participait ?... C’est ce type de situations que des intervenants sociaux ou des étudiants en travail social relatent dans le cadre de cours de déontologie que je donne en formation initiale ou continue. Lorsqu’elles sont discutées, mises en débat, elles génèrent des prises de position parfois mesurées, souvent épidermiques. La tension peut monter entre les relativistes d’un côté et les universalistes de l’autre, entre ceux qui défendent des points de vue assurés et les plus dubitatifs, entre les partisans d’une morale de conviction, qui brandissent des fondamentaux du travail social, et les défenseurs d’une éthique de responsabilité, plus pragmatiques.

Pour penser ces paradoxes, pour nourrir la réflexion et agir dans le sens du « préférable », il est nécessaire de ne pas se contenter de « bon sens » et de mettre en place un mode de discussion collectif par lequel une situation-problème renfermant des enjeux de valeurs est analysée rationnellement, en vue de prendre une décision la plus appropriée possible.

Je proposerai une manière de construire la délibération éthique en réservant, aux côtés de l’éthique, une place de choix à la morale. Celle-ci ne sera pas appréhendée désavantageusement comme elle l’est souvent aujourd’hui (cf., par exemple, D. Depenne (2012 : 21) qui la définit comme un ensemble d'obligations concrètes auxquelles on ne peut déroger, et qui ne souffre aucune contradiction) ; mais elle sera considérée comme un ensemble de normes auxquelles on se réfère, dans un double mouvement, objectif et subjectif. La délibération consistera à dialectiser éthique et morale, sur la base entre autres d’une révision de la « petite éthique » de Paul Ricoeur menée par... Ricoeur par lui-même (2001).
Par ailleurs, la délibération éthique prendra aussi appui sur l’éthique reconstructive de Jean-Marc Ferry (1996 ; 2012) qui s’ouvre dans un premier temps aux histoires, aux lectures, aux valeurs singulières, puis les décentre grâce à des démarches interprétatives, les structure en recourant à des normes valables pour tous, avant de viser une reconnaissance réciproque.

Par ce mode de cheminement discursif, les travailleurs sociaux devraient être plus à même d’affiner leur art de penser, et, avec les personnes concernées par leurs interventions professionnelles, de prendre des décisions allant dans le sens des aspirations de ces personnes et de la collectivité.

Bibliographie

BEAUVAIS AZZARO, Martine, La posture éthique en formation des adultes, préface de Pascal Roquet, Paris : L’Harmattan, 2014.
BOUQUET, Brigitte, Éthique et travail social. Une recherche du sens, préface de Marcel Jaeger, postface de François Roche, 2e édition, Paris : Dunod (Santé sociale), 2012.
DEPENNE, Dominique, Éthique et accompagnement en travail social, ESF Editeur, 2012.
FERRY, Jean-Marc, L'éthique reconstructive, Paris : Cerf (Humanités), 1996.
FERRY, Jean-Marc, L'éthique reconstructive comme éthique de la responsabilité politique, M-Éditer, 2012.
JOURNET, Nicolas (dir.), La morale. Ethique et sciences humaines, Auxerre : Editions Sciences humaines (Coll. Ouvrages de synthèse), 2012.
LEGAULT, Georges A., Professionnalisme et délibération éthique. Manuel d’aide à la décision responsable, Presse de l’université du Québec, 1999.
RICOEUR, Paul, Le juste 2, Paris : Esprit, 2001.

Présentation des auteurs

Docteur en langue et littératures romanes; licencié en philosophie; éducateur spécialisé.
Formé à l'Approche centrée sur le développement du pouvoir d'agir des personnes et des collectivités (et membre fondateur de l'AIDPA).

Enseignant à l'Institut supérieur de formation sociale et de communication (Bruxelles) et à l'Institut provincial de formation sociale (Namur). Cours donnés: Philosophie, Déontologie, Théories socio-éducatives et psychopédagogiques, Recherche appliquée...

Communication complète

UNE PETITE PLACE POUR LA MORALE DANS LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE
MICHEL GUISSARD

Dernière modification: le 15 avril 2016

Jimmy a 25 ans. Il a bourlingué, il a galéré, a brûlé la chandelle par les deux bouts, consommé de la cocaïne, du crack, de l’ecstasy, de l’héroïne... A sa manière, on peut dire qu’il est un expert en drogues.
« Tombé plus bas que par terre » – c’est son expression – il essaie de remonter la pente, petit à petit. Il passe la porte d’une association d’aide aux personnes toxicomanes où il est accompagné par Amal, une assistante sociale. Comme il aime le grand air, les plantes, les espaces verts, Amal lui conseille de s’inscrire à une formation en horticulture. Il y rencontre Leila, dont il s’éprend bien vite. Ils sont amoureux. L’horizon se dégage pour lui, il se prend à rêver à une autre vie.
Un jour, l’air abattu, Jimmy demande à parler à Amal. La veille, il est allé chez son médecin pour recevoir les résultats d’un test VIH : le test est positif, Jimmy est séropositif. Amal écoute, compatit, soutient. Puis demande à Jimmy comment son amie Leila a reçu la nouvelle. Jimmy ne lui a rien dit et ne veut pas le lui dire. Amal essaie de comprendre. L’attitude de Jimmy lui semble insensée, elle tente de le convaincre... Rien n’y fait. « Si je le dis à Leila, elle me quitte. Si elle me quitte, je crève. »

Lorsque, en tant qu’enseignant, je propose à la réflexion ce type de situation – celle-ci est inspirée de Georges Legault (1999) – dans le cadre de cours d’Éthique et de Déontologie (1), ou lorsque des intervenants sociaux me font part de problèmes déontologiques délicats qu’ils rencontrent sur leur terrain professionnel, souvent émergent, dès l’entame de la discussion, des principes, des jugements moraux : les gens sont libres de décider de ce qui est important pour eux ; on ne peut pas laisser faire n’importe quoi ; qui sommes-nous pour juger ? ; la santé, la sécurité doivent l’emporter sur le respect de la vie privée… ou le contraire...
Quelle place accorder à ces paroles dans le cadre d’une réflexion éthique ? Simplement les recueillir, les mettre entre parenthèses, les juger comme nulles et non avenues ? Que faire avec ces normes, ces principes, ces convictions qui émergent lors de situations éthiquement délicates ?
Dans un premier temps, je m’attèlerai à reconsidérer la place de la morale par rapport à l’éthique. Puis j’examinerai de quelle manière on pourrait mieux intégrer la complémentarité de l’éthique et de la morale dans le cadre de ce que l’on appelle communément « une délibération éthique ».


I. UNE RECONSIDÉRATION DE LA MORALE COMPARATIVEMENT A L’ÉTHIQUE
1. Des deux versants de la morale
Les rapports entre « morale » et « éthique » ont été examinés par de nombreux philosophes (2). Mon propos n’est pas ici de refaire ce travail. Je me limiterai à rappeler que si, à l’origine, les mots « éthique » et « morale » étaient synonymes – ils signifiaient ce qui a trait aux mœurs –, au fil de l’histoire de la philosophie, selon les auteurs, ils ont acquis des différents.
Aujourd’hui, dans le sens le plus courant, la morale est définie comme un ensemble de règles concernant les conduites permises et défendues dans une société. A ce titre, elle revêt la marque de l’obligatoire.
Quant à l’éthique, elle se présente le plus souvent comme une réflexion argumentée en vue de déterminer quels comportements, quelles actions sont préférables. Elle est une interrogation sur le sens, la légitimité des principes moraux censés orienter nos décisions. « Là où la morale commande, l’éthique recommande », selon le mot d’André Comte-Sponville (in Etchegoyen, 1991).
Le caractère prescriptif, « donneur de leçon » de la morale n’a pas – ou plutôt n’a plus – bonne presse dans le travail social ni dans la société en général. Parmi de très nombreux exemples, pointons les propos de Dominique Depenne (2012 : 21) : la morale « caractérise et énonce un ensemble d'obligations concrètes auxquelles il devient impossible pour l'individu de déroger sous peine de se voir condamné d'immoralisme (...). Impérieuse, la morale ne doit souffrir d'aucune contradiction ». Ou le titre d’un article récent de Nathalie Bougeard (2014) dans Lien social : « Il faut s'extraire de la question morale pour basculer du côté de l'éthique ».
Et pourtant, dans une société où les situations de précarité augmentent dans une proportion sans commune mesure avec les moyens pour y remédier ou les pallier, lorsque les intervenants sociaux font valoir le droit à l’autodétermination, le changement social, la solidarité, l’hospitalité ou l’engagement, lorsqu’ils promeuvent la dignité humaine... ne sont-ils pas en train de décliner des principes moraux ? Et si l’éthique est une réflexion critique sur la morale, cela ne signifie-t-il pas que la morale préexiste à l’éthique – ou du moins à une certaine éthique ?

Une première manière de lever ces confusions consiste à considérer le caractère duel de la morale. C’est le point de vue adopté par Emile Durkheim (1963 : 82) : « Le devoir, c'est la morale en tant qu'elle commande ; c'est la morale conçue comme une autorité à laquelle nous devons obéir, parce qu'elle est une autorité et pour cette seule raison. Le bien est la morale conçue comme une chose bonne, qui attire à elle la volonté, qui provoque les spontanéités du désir (3). »

Henri Bergson définit aussi deux morales, sur la base de la distinction entre l’obligation d’une part, comme une forme de lien biologique entre les êtres humains, garant de leur conservation sociale, et l’aspiration d’autre part, par laquelle la solidarité se transforme en fraternité humaine : « Il y a une morale statique, qui existe en fait et à un moment donné, dans une société donnée, elle s'est fixée dans les mœurs, les idées, les institutions ; son caractère obligatoire se ramène, en dernière analyse à l'exigence, par la nature, de la vie en commun. Il y a d'autre part une morale dynamique, qui est élan, et qui se rattache à la vie en général, créatrice de la nature qui a créé l'exigence sociale. » (Bergson, 1932 : 286).

Dans Le Volontaire et l'involontaire, Paul Ricœur prolonge la réflexion de Bergson sur l’obligation. Si celle-ci peut être définie comme contrainte, c’est-à-dire comme prescription extérieure, déshumanisée, elle peut se transformer – ou pas – en appel, en obligation vivante : « [...] plus une valeur comme la justice est incarnée par une conscience militante qui lui confère l'élan de son indignation et de sa générosité, plus la contrainte se convertit en appel » (Ricœur, 1963 : 121).

Mais c’est aussi en référence à Emmanuel Kant que Ricœur propose de considérer la morale sous un double aspect : à la fois sur le versant normatif, comme un ensemble de contraintes qui s’imposent à chacun ; et sur le versant réflexif, qui relève de la liberté pratique de la personne. Autrement dit, le sujet n’est pas exclusivement obligé de l’extérieur ; il s’oblige de l’intérieur, en tant que personne libre, auto-nome, qui veille à « agi[r] comme si la maxime de [s]on action devait être érigée en loi universelle de la nature » (Kant, 1986 : 137).

2. « Avant la loi morale : l’éthique (4) »
La morale n’est cependant pas première pour Ricœur. L’éthique la précède, qui s’inscrit dans une dynamique de désir ou de préférence raisonnable (proairèsis chez Aristote) par rapport à ce que l’on considère comme bien – et non comme obligatoire.

Cette intention éthique s’articule en 3 pôles.
Le pôle-je, c’est l’affirmation de soi en tant qu’être qui se soucie de lui-même. « Il y a éthique d'abord parce que, par l'acte grave de position de liberté, je m'arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins » (Ricœur, 1985). Cette liberté n’est pas abstraite, elle s’atteste par la voie des œuvres que l’on crée et des actions que l’on mène.
Le tu, c’est le pôle de la sollicitude à l’égard de l’autre, dans une relation de réciprocité. On entre en éthique à la condition de vouloir que la liberté de l’autre soit. La vie bonne se mène « avec et pour autrui ».
Quant au pôle-il, c’est celui du tiers, du référent à partir duquel le je et le tu peuvent entrer en relation. Le je et le tu sont en relation à partir de sédimentations de valeurs, de projets, de manières de vivre, de règles, etc. qui constituent l’arrière-fond pour la rencontre du je et du tu.
Avec le il, on est à la jonction de l’éthique première et de la morale. Si les normes, les cadres sont intériorisés, si le sujet libre se donne le pouvoir de les accepter ou de les refuser, il conserve sa liberté fondamentale. S’il se sent condamné à respecter la règle, c’est la morale qui l’emporte (5).

3. De la sagesse pratique à l’éthique reconstructive
Si l’étape morale permet de passer les intentions éthiques premières au crible des normes, elle est insuffisante pour assurer l’équilibre entre le cœur et la raison, entre la singularité des situations et des convictions d’une part et la visée universaliste des lois d’autre part.
Il s’agit pour Ricœur de s’engager dans un troisième moment, celui de la sagesse pratique aristotélicienne grâce à laquelle on jugera les situations en visant une dialectisation du particulier et du général. La phronesis, la prudence, sera le maître-mot de cette éthique seconde, qui consiste à trouver la juste mesure, la voie médiane, entre les désirs, croyances, intérêts des acteurs en présence et les normes en jeu ; et ce, en tenant compte à chaque fois du contexte d’émergence de la situation.

Une autre manière de dialectiser l’éthique première et la morale est de recourir à l’éthique reconstructive de Jean-Marc Ferry qui consiste à comprendre les événements du point de vue subjectif de ceux qui les vivent à partir du récit qu’ils en font ; à s’ouvrir aux multiples interprétations auxquelles le récit invite ; à trouver par la voie de la raison des normes valables pour tous ; puis à revenir au récit initial, enrichi des strates interprétatives et argumentatives en vue d’une reconnaissance de l’ensemble des acteurs. Il y a, dit Ferry (1996 : 62), « l’idée d’une relecture en profondeur de son propre récit, comme une deuxième narration, mais qui a pris en compte le récit des autres, ainsi que les arguments susceptibles d’établir le juste et l’injuste devant tout un chacun ».


II. UNE DELIBERATION ETHIQUE ET MORALE
Pour faire un choix éclairé par rapport à la situation Jimmy-Amal qui ouvre cette réflexion, on ne peut se limiter à asséner des principes moraux, mais on ne peut non plus les négliger. Des délibérations sont nécessaires, qui visent à prendre une décision jugée raisonnable par les personnes concernées et tout interlocuteur potentiel (6).
Cela suppose de s’appuyer sur l’expertise conjuguée des intervenants sociaux, d’autres partenaires – dans le respect du secret professionnel –, mais aussi de Jimmy lui-même, en tant qu’expert de sa réalité.
Plusieurs modèles de délibération éthique existent, qui entretiennent des proximités certaines, comme la démarche d’aide à la décision de Georges Legault (1999), la méthode des scénarios d’Hubert Doucet (2001) ou la grille d’analyse de cas de Céline Crowe et Guy Durand (Durand, 1999). C’est sur les traces de ces auteurs que je propose le modèle suivant, en y intégrant les trois phases présentées : l’éthique première, la morale, l’éthique seconde.
Les étapes ci-dessous constituent des idéaux-types, à adapter en fonction des situations singulières rencontrées.

1. Le récit de la situation
Cette étape est commune à la plupart des grilles d’analyse.
Il s’agit de faire le récit de la situation qui débouche sur une préoccupation éthique. Le plus souvent, ce récit a pour destinataire l’équipe d’intervenants sociaux, parfois élargie à d’autres personnes (7). Il est important ici de s’interroger sur la place du bénéficiaire lui-même dans le processus de délibération : n’est-il pas un interlocuteur nécessaire, voire indispensable ? Et si, pour toutes sortes de raisons, sa présence n’est pas possible ou pas souhaitable, du moins pouvons-nous être attentifs à entrer en délibération comme si ce bénéficiaire ou ses proches étaient là (8).
Dans la situation qui nous occupe, comme le récit a pour terminus ad quem le dilemme vécu par Amal, c’est celle-ci qui va dérouler le fil de la narration, non sans avoir veillé à obtenir l’accord de Jimmy pour discuter de la situation en équipe, voire en présence de Jimmy lui-même qui pourrait, dans ce cas-là, livrer son récit contrapuntique – et participer à l’ensemble des étapes de la délibération.

2. Le problème éthique
C’est aussi une étape habituelle dans une délibération éthique. Les acteurs concernés spécifient le problème éthique, qui prend souvent la forme d’un dilemme, c’est-à-dire d’une alternative entre deux propositions contradictoires, dont ni l’une ni l’autre ne sera totalement satisfaisante.
Dans la situation décrite, le dilemme est porté par Amal qui, en tant qu’intervenante sociale, se trouve face à l’alternative suivante : soit lever le secret professionnel au nom de la santé de Leila, soit maintenir le secret au nom du respect de la confidence et de la confiance entre Jimmy et l’intervenante sociale.

3. Les évidences axiologiques
L’objectif de cette étape est que les participants expriment leurs réactions premières. Accorder un espace pour les émotions, les états d’âme, les sentiments…, c’est les reconnaitre comme des éléments inhérents à une décision éthique. C’est aussi une manière d’éviter qu’ils ne débarquent sans s’annoncer tout le long des étapes de la délibération.
Les participants vont formuler des valeurs, des règles ou des principes familiaux, sociaux, culturels, professionnels. Par exemple : c’est inacceptable d’être à ce point égoïste ; inoculer un virus à son conjoint, ce n’est pas de l’amour ; on ne peut pas jouer avec la santé de quelqu’un ; ne pas lever le secret professionnel revient à condamner un innocent ; il faut aider un individu en danger...
En regard du triple moment « éthique première – morale – éthique seconde », il est intéressant à ce niveau de remonter des normes exprimées vers le sentiment d’obligation, et du sentiment d’obligation vers ce qui est à la source de ce sentiment, et qui relève du désir. L’objectif est d’amener les participants à ne pas s’en tenir à des prises de position normatives mais à chercher ce qui les suscite.
Pour ce faire, on peut inciter tout un chacun à se demander pourquoi Jimmy réagit de cette manière (Tu), ce que ça signifie aimer pour lui, ce qui le pousse à ne pas vouloir en parler à Leila. Les participants peuvent aussi se demander ce que cette situation touche en eux (Je), ce que cela vient bousculer. Par ailleurs, le contexte institutionnel (Il), les cadres formels et informels gagnent à être interrogés, mais, à ce stade, sur un mode plus compréhensif que prescriptif.

4. Les voies d’analyse
Les participants à la délibération prennent en considération les différents acteurs et les enjeux pour chacun d’entre eux. Il y a certes Amal, Jimmy, Leila, l’équipe des intervenants sociaux, l’institution, mais il y a également d’autres acteurs qui, d’une manière ou d’une autre, seront concernés par la décision à prendre. Ainsi, les bénéficiaires de l’association, la société dans son ensemble, les politiques à l’égard des personnes séropositives...
On s’interrogera évidemment aussi sur les valeurs individuelles, professionnelles, culturelles, sociétales.
Une analyse juridique est indispensable. En particulier pour éclairer la question des conditions à remplir pour qu’un secret professionnel soit levé ou pour savoir si l’on peut invoquer l’état de nécessité.
Mais ce n’est pas tout. Il s’agira d’examiner la situation à la lumière de différentes approches susceptibles d’éclairer le dilemme éthique. Par exemple, dans ce cas-ci, des chercheurs et des acteurs de la prévention des maladies sexuellement transmissibles ont montré que les patients, « après avoir appris leur diagnostic, [...] ont souvent besoin de temps pour intégrer celui-ci, pour prendre conscience de leur séropositivité et pour adapter leurs comportements en ce qui concerne la protection des rapports sexuels et le recours à une prise en charge. L’état psychologique des patients (difficultés pour se projeter dans l’avenir, phases de lassitude, de découragement voire d’états dépressifs) ainsi que le fait d’être confrontés à des difficultés sur les plans social et économique ont également une influence tant sur la protection que sur la prise du traitement » (Martens et alii, 2009).
Des analyses sociologiques, politiques, anthropologiques, économiques... pourraient également, le cas échéant, éclairer la décision éthique.

5. Le choix éthique
C’est l’entrée en éthique seconde, qui consiste à proposer des voies de résolution possibles ; à les argumenter en relevant les éléments d’analyse, les normes, les valeurs qui président à chaque choix éthique.
Dans la situation examinée, en très bref, une approche psychologique a montré que si, au départ, la position de Jimmy peut paraître incompréhensible au commun des mortels, nous pouvons tenter de mieux appréhender ce qui se joue pour lui grâce à une analyse distanciée. Ainsi, Martens et alii (2009) montrent que lorsqu’une personne révèle sa séropositivité à son partenaire, elle peut en subir des conséquences négatives comme le refus du partenaire d’avoir encore des relations sexuelles, de s’engager dans une relation durable ou dans un projet de parentalité.

La santé de Leila reste néanmoins aussi en jeu. Ce qu’on peut faire, c’est gagner du temps, s’appuyer sur la confiance entre Amal et Jimmy pour demander à ce dernier de s’abstenir de relations sexuelles pendant le temps de réflexion que les participants à la délibération (y compris Jimmy) vont se donner pour mesurer tous les enjeux. Travailler en partant de ce qui se joue dans la relation.
Si Jimmy persiste, si au fil des jours ses intentions demeurent, peut-on alors invoquer l’état de nécessité et avertir Leila ? L’Ordre des médecins, en Belgique, a rendu son avis sur la question. Il considère qu’un médecin, face à un malade qui refuse de révéler sa séropositivité à son conjoint, peut invoquer l’état de nécessité moyennant le respect d’une série de conditions telles que : inviter de manière répétée le patient à communiquer lui-même sa séropositivité à son partenaire sexuel ; informer le patient de sa responsabilité civile et pénale en cas de mise en danger de la santé de son partenaire sexuel ; solliciter l’avis d’un collègue expérimenté dans la prise en charge des patients séropositifs ; etc. (« Secret professionnel et sida - Information du partenaire », 2007).

Pour éclairer leur choix éthique, les participants peuvent s’interroger sur ce qui émerge au fil de la réflexion.
- Accordent-ils la primauté aux enjeux pour les différents acteurs, évaluent-ils ce que chacun a à gagner et à perdre selon que l’on penche pour l’une ou l’autre option du dilemme ? Ils adoptent dans ce cas une posture conséquentialiste.
- S’ils adoptent une posture déontologiste, ils donnent la priorité à des valeurs, à des principes, à des normes incontournables, quelles qu’en soient les conséquences sur les acteurs.
- Enfin, ils peuvent privilégier une posture vertuiste, qui consiste à faire confiance dans la capacité de tout être humain à apprécier – de manière réfléchie, mesurée – ce qu’il est préférable de faire, en prenant en compte ses désirs, ses besoins et ses capacités propres, en même temps que ceux d’autrui et plus généralement de la société.

6. La pertinence du choix
Selon la posture adoptée, les modalités pour justifier la pertinence du choix seront évidemment différentes.
Georges Legault (1999 : 166-167) expose trois critères pour évaluer le caractère universalisable de nos raisons d’agir, « à partir desquels il est possible de nous distancier par rapport à notre position pour mieux en mesurer la portée ». J’y ajoute en amont un critère plus formel.
- Le critère de transparence. Avons-nous été clairs, explicites dans le dialogue avec les personnes concernées ? Est-ce que nous avons mis en évidence tous les éléments à prendre en considération dans la délibération, y compris ceux qui pourraient aller à l’encontre de nos souhaits propres ?
- Le critère d’impartialité. Est-ce que l’exposition de nos raisons d’agir convaincrait un jury – par définition – au-dessus de la mêlée ?
- Le critère de réciprocité. Il s’agit de se mettre à la place de la personne qui a le plus à perdre et de se demander si celle-ci, une fois mise au courant de la décision finale, pourrait la trouver raisonnable – même si c’est à son détriment.
- Le critère d’exemplarité. Est-ce que les raisons qui justifient la décision seraient applicables dans des cas analogues ? Est-ce que des pairs – à qui l’on s’adresserait dans le cadre d’une formation, d’une conférence, d’un colloque – pourraient considérer comme modèles toutes les démarches entreprises pour prendre la décision ?


III. INTERETS ET PERSPECTIVES
Ce que j’ai voulu ici, c’est redonner une place « mesurée » à la morale. Aucunement par conservatisme ou traditionalisme, mais parce que la morale est intrinsèquement liée à l’éthique. Tout en s’en distinguant. Elle succède à une éthique première et précède une éthique seconde.
Cette prise en compte de la morale est aussi une manière de reconnaitre comme éléments constitutifs de la réflexion les réactions premières, les jugements à chaud, les principes et valeurs exprimés par les intervenants sociaux et les étudiants en travail social ; de favoriser une déconstruction de ces données morales, en ne les réduisant pas à des prescriptions extérieures, mais en cherchant à remonter jusqu’aux sources de leur émergence, et en les articulant avec d’autres éléments de compréhension et d’interprétation des situations complexes rencontrées.
Si cette manière de mener une délibération éthique a été pensée à partir de rencontres, de discussions avec des intervenants sociaux (en formation initiale ou continue), elle gagnerait à être davantage pensée avec ces intervenants et avec les bénéficiaires eux-mêmes. C’est une des tâches auxquelles le groupe thématique « Ethique » de l’AIFRIS est en train de s’atteler, en initiant une recherche collaborative entre pays francophones sur les pratiques éthiques dans le travail social.
Il me reste à clôturer par une « morale », évidemment. Je l’emprunte à Nietzsche : « Cette charpente et ces planches monstrueuses des concepts auxquels se cramponne le nécessiteux, sa vie durant, pour se sauver, n’est plus pour l’intellect libéré qu’un échafaudage et un jouet pour ses œuvres les plus audacieuses » (Le livre du philosophe).


Notes
(1) Je donne entre autres des cours d’Ethique et de Déontologie dans un baccalauréat « Educateur spécialisé en accompagnement psychoéducatif » à l’Institut provincial de formation sociale à Namur (le public : des éducateurs en fonction ou des demandeurs d’emploi qui doivent prester 400 h de stages par an) et dans un baccalauréat « Assistant social » à l’Institut supérieur de formation sociale et de communication à Bruxelles. Par ailleurs, j’interviens ponctuellement dans des formations en Déontologie à destination d’intervenants sociaux (ASBL Droits quotidiens ; formations pour l’Union des villes et des communes de Wallonie…).
(2) Cf. Paul Ricœur (1990) ; Brigitte Bouquet (2012) ; Nicolas Journet (dir.) (2012)…
(3) La « spontanéité » du désir chez Durkheim n’est pas synonyme d’instinctivité ; il s’agit davantage d’un désir « socialisé », comme la suite de l’extrait le précise : « Or, il est aisé de voir que le devoir, c'est la société en tant qu'elle nous impose des règles, assigne des bornes à notre nature ; tandis que le bien, c'est la société, mais en tant qu'elle est une réalité plus riche que la nôtre, et à laquelle nous ne pouvons nous attacher, sans qu'il en résulte un enrichissement de notre être. C'est donc, de part et d'autre, le même sentiment qui s'exprime, à savoir que la morale se présente à nous sous un double aspect : ici, comme une législation impérative et qui réclame de nous une entière obéissance, là, comme un magnifique idéal auquel la sensibilité aspire spontanément. » (Ibid.)
(4) Ricœur, 1985.
(5) L’éthique du désir de Misrahi est proche de cette éthique première de Ricœur. Elle vise le préférable, « cette manière extrême d’exister qui comporte à la fois la joie du désir comblé, la satisfaction du désir réfléchi et la plénitude du dé¬sir partagé » (Misrahi, 1995 : 85).
(6) Cf. entre autres la notion de « pensée représentative » chez Arendt, qui consiste à former des opinions en considérant les positions possibles d'interlocuteurs potentiels, tout en se gardant de quelque intérêt ou partialité (H. Arendt, 1972 : 307-8).
(7) Par exemple, les intrus dans le cadre d’une clinique de concertation (cf. J.-M. Lemaire, V. Despret & E. Elisabetta (2003)).
(8) Ibidem.


Bibliographie
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BERGSON, Emile (1932). Les deux sources de la morale et de la religion. Paris : PUF.
BOUGEARD, Nathalie (2014). « Il faut s'extraire de la question morale pour basculer du côté de l’éthique ». Lien social, n° 1137, 20 mars 2014, p. 44-45.
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