Fiche Documentaire n° 4134

Titre La précarité sociale comme opportunité de repenser le travail social collectif

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Auteur(s) HENIN Monique
TADJENANT Nadia
FUGALDI ANNE-SOPHIE
 
     
Thème Ré-explorer l’intervention sociale d’intérêt collectif comme mode d’action visant à répondre à la précarité sociale en la situant tant comme un enjeu méthodologique que comme un enjeu d’éthique collective pour l’ensemble du travail social.  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

La précarité sociale comme opportunité de repenser le travail social collectif

Dans un premier temps, la communication explorera le système de référence de l’intervention sociale sur deux points précis : d’une part, la notion de précarité, sa relation avec les nouvelles injonctions des prescripteurs du travail social: la responsabilisation et la rationalisation tant des formes d’organisation que d’intervention du social, d’autre part, l’injonction de la créativité.
Comme Maryse Bresson, la précarité sera lue dans une perspective de phénomène social et non comme une forme sociale de retrait. Les problèmes sociaux n’étant pas des problèmes «spatiaux» mais structurels. Enfin, une compréhension sera donnée par l’approche de la pauvreté de Georg Simmel : les pauvres, selon lui, occupent une place déterminée dans la société de par leur situation de dépendance à l’égard de la collectivité qui les reconnaît comme tels.
Les injonctions nouvelles du travail social sont bien connues des praticiens et des chercheurs, elles seront mentionnées pour référence.

Dans un second temps, la communication posera le postulat de l’impossibilité de créer une société sans précarité sans un ré-enchantement du social collectif. Il s’agit ici d’indiquer combien les réponses sociales sont standardisées et portées vers le projet individuel de la personne par diverses formes de responsabilisations.
Les injonctions à renvoyer chacun à la création de son propre projet personnel comme rempart à sa propre précarité ne sont à notre sens :
•Ni efficaces dans un contexte macroéconomique non inclusif ;
•Ni efficientes dans les formes actuelles de territorialisations (là où le seul postulat dominant est qu’on peut faire plus avec moins et en moins de temps), qu’elles soient symboliques, identitaires ou géographiques ;
•Ni pertinentes dans le respect d’une dynamique relationnelle empreinte d’éthique et d’humanité de la personne et du travailleur social;
•Ni créatives dans la mesure où l’injonction peut être vécue comme strictement réactive;
•Ni cohérentes en tant que projet de société.
En effet, et c’est l’essence de la communication, il nous parait illusoire de considérer les individus sans les relier aux contextes dans lesquels ils évoluent non seulement comme acteurs de leur destin mais avant tout comme auteurs d’une dimension plus globale: celle de construire la société et de s’y insérer en tant qu’être collectif. Cette démarche implique l’existence d’espaces collectifs de création non instrumentalisés par une vision responsabilisante des individus et libres de recréer du lien social pour lui-même et non uniquement en réaction à des injonctions de société.
Dans ce sens, il s’agit pour l’intervention sociale qu’elle s’émancipe des rationalisations et des standardisations pour repenser avec les usagers ces espaces libres et collectifs de création.
Cette approche sera étayée par les travaux du sociologue Christian Maurel.

Les enjeux de l’enseignement de la méthodologie d’intervention collective se situent dès lors :
-Sur le sens de celle-ci comme pratique émancipatrice pour les personnes mais aussi les groupes sociaux et porteuse d’un projet de société ;
-Sur les méthodes et outils à mettre en place en vue de s’inscrire dans le sens proposé. On peut penser que la manière de situer les personnes dans leur implication les positionne souvent comme acteur d’une pièce qui leur est « suggérée » par un schéma dominant plutôt que comme auteur d’une démarche créative collective.
-Sur l’identité et l’éthique du professionnel du social en reconnaissant l’usager avec un autre statut que celui de fragile, d’assisté ou de marginalisé voire de «criminel» mais comme un membre d’un ensemble social construisant la société.

En conclusion, les auteurs de la communication parcourront des propositions de pratiques pédagogiques partagées entre deux pays et institutions de formation, comme étant des champs de possibles ouverts.

Bibliographie

Bresson Maryse, La pauvreté est-elle encore une question sociologique d’actualité ? Un enjeu de définition, de méthode et de théorie dans Pensées Plurielles, Pauvreté, dignité, intervention, n°16, 2007/3, pp9-16

Chauvière Michel, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2007, 224 p

Foucart Jean, Introduction à la perspective simmelienne de la pauvreté : une interrogation sur « Pauvreté, dignité et force du lien », dans Pensées Plurielles, Pauvreté : approches conceptuelles et méthodologiques, n°25, 2010/3, pp7-8

Maurel Christian, Education populaire et transformation sociale : nécessité pour s’émanciper ?, dans Travailler le Social, festif’art culture et travail social/réenchanter le social, Culture et démocratie, #45,46, 2013, Cardijn, Louvain-La-Neuve,pp6-13

Présentation des auteurs

Anne-Sophie FUGALDI, Cadre Pédagogique à l’IRTS Nord- Pas-Calais (France), diplômée en Ingénierie Sociale, Prix ALEFPA 2013, asfugaldi@irtsnpdc.fr

Monique HENIN, Maître assistante et Maître de formation pratique à l'Henallux, Namur ( Belgique), diplômée assistante sociale et criminologue, monique.henin@henallux.be

Nadia TADJENANT, Maître de formation pratique à l'Henallux, Namur ( Belgique), diplômée assistante sociale, sophrologue et animatrice en création collective et théâtre action, nadia.tadjenant@henallux.be.

Communication complète

1. L’évolution du terme précarité

Etymologiquement, le mot précaire vient du latin « « precarius » » qui signifie « obtenir par la prière ». « Si je prie, j’obtiendrai… » est une notion impliquant la confiance inconditionnelle et la certitude de recevoir.
Par ailleurs, selon le dictionnaire historique de la langue française, le mot précaire renvoie à ce qui est instable, incertain voire fragile.
Dans les années 80, apparaît une nouvelle signification, les mots « précaire » et « précarité » vont être rapprochés de l’idée de pauvreté.
En 1987, le rapport Wresinski définit « la précarité comme l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et aux familles d’assumer leur responsabilité alimentaire et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence qu’elle tend à se prolonger dans le temps, et devient persistante, qu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et d’assumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible ».
La précarité n’est plus considérée comme un phénomène marginal. Elle est d’une ampleur telle qu’elle inclut aujourd’hui d’autres groupes sociaux : « les travailleurs pauvres », les étudiants en grande précarité, et implique des phénomènes tels que la précarité de l’emploi, du revenu, du logement, de l’accès aux soins, de l’accès aux services publics. Finalement ce terme nous concerne tous. La frontière entre la réalité du travailleur social et celle de l’usager peut parfois être ténue. C’est dans ce contexte que changent les figures de la pauvreté et qu’apparaît un sentiment d’insécurité.
Paugam distingue 3 formes contemporaines de pauvreté en Europe : « la pauvreté intégrée », elle ne distingue pas les pauvres des autres couches de la population, « la pauvreté marginale » où les pauvres sont peu nombreux et victimes des accidents de la vie, « la pauvreté disqualifiante » où les pauvres sont de plus en plus nombreux et exclus du monde du travail.
Selon Simmel, « le fait que quelqu’un soit pauvre ne veut pas dire qu’il appartienne à la catégorie des pauvres. Il peut être un commerçant, un artiste, ou un employé pauvre, mais il demeure dans la catégorie définie par une activité ou une position spécifique » . C’est parce qu’ils sont assistés « qu’ils deviennent membres d’un groupe caractérisé par la pauvreté ». Pour lui, cette catégorie sociale se distingue par le fait qu’ils reçoivent assistance et pas parce qu’ils souffrent de manques et de privations. Reconnus, pris en charge et dépendant de la collectivité, ils ne sont pas en dehors mais dans la société intimement liés aux buts de celle-ci.


2. La précarité en relation avec les nouvelles injonctions du travail social

Les pratiques sociales sont influencées et interrogées par l’évolution du contexte économique et sociopolitique. La crise économique que nous vivons actuellement pousse les décideurs à adopter des mesures visant à réduire les coûts tout en maintenant des objectifs de rendements certains.
Nous glissons d’une dynamique de don à la logique marchande dans la formation et l’exercice professionnel. Rentabilité, efficacité, rationalisation font désormais partie du langage du travail social. Réduire le bénéficiaire à un client, sous couvert de procédures formatées est bien loin des valeurs éthiques et déontologiques des professionnels du social. Michel Chauvière parle de « chalandisation » qui prépare à la marchandisation du social (privatisation associative et lucrative). Or, l’efficacité du travail social ne peut pas se réduire en coûts, en temps, en tâches mais doit aussi intégrer la qualité de la dimension relationnelle qui implique une part de don difficilement quantifiable.
Les pressions exercées sur les travailleurs sociaux sont importantes et les placent dans des conditions de travail de plus en plus difficiles qui les éloignent de leurs principes éthiques fondateurs.
Maryse Bresson apporte une vision différente de la précarité qui serait définie non pas comme un manque mais comme un phénomène d’incertitude généralisée qui affecte les liens sociaux et contribue à produire des individus en souffrance.
Cette définition nous fait écho tant d’un point de vue des personnes accompagnées que du point de vue des professionnels du travail social. Un effet miroir apparaît donc.

3. Impacts sur les pratiques sociales

L’évolution du contexte économique et sociopolitique a provoqué un déplacement des logiques du droit à la responsabilisation impactant l’action sociale.
Début des années 80, la crise économique a engendré une augmentation de la pauvreté avec un net recul des interventions de l’Etat face aux problèmes sociaux. L’Etat Providence est à cette époque attaqué par la mouvance néolibérale qui accuse celui-ci d’encourager la passivité des demandeurs en leur accordant des droits universels. Ils préconisent d’octroyer à ces personnes un accompagnement qui vise à les activer plutôt que de leur accorder ces droits. C’est la naissance de l’Etat Social Actif.

La personne doit donc de plus en plus prouver sa volonté de s’en sortir et se soumettre à une série de contrôles. Elle doit mériter l’aide. Les missions du travailleur social ne visent plus tant la réadaptation des personnes en difficulté dans la société mais bien de les activer pour les inciter à se réinsérer. Dans cette logique, la personne a peut-être des droits mais surtout des responsabilités à assumer. On assiste ainsi à un discours mettant en avant les « bons » et les « mauvais» pauvres. Le demandeur peut être accusé de « passif irresponsable » ou de profiteur. Dans ce contexte, la tendance à faire retomber sur les bénéficiaires la responsabilité de leurs difficultés est importante.
Les réponses sociales sont donc de plus en plus « formatées » mais également davantage portées vers le projet individuel de la personne par diverses formes de responsabilisations. Ce qui n’est pas sans conséquences à la fois sur la manière de considérer les bénéficiaires mais aussi sur les fondements mêmes de la profession du travailleur social.

L’action sociale est, selon nous, traversée par une tendance accrue à responsabiliser les demandeurs d’aide, allant même parfois jusqu’à les criminaliser et à instrumentaliser certains travailleurs sociaux. Pour illustrer nos propos, nous reprenons quelques exemples en Belgique :


3.1 Responsabilisation accrue des demandeurs d’aide :

3.1.1 La politique d’activation à l’emploi :

Depuis 2004, le gouvernement fédéral belge a mis en place une politique d’activation du comportement de recherche d’emploi pour lutter contre le chômage. Concrètement, l’Office National de l’Emploi (ONEM) doit appliquer une procédure d’activation à l’emploi qui s’articule en plusieurs étapes (trois entretiens où le chômeur est convoqué à l’ONEM pour rendre des comptes par rapport à sa recherche d’emploi). A chacune de ces étapes, si le chômeur ne montre aucun effort dans sa recherche d’emploi ou s’il ne respecte pas le plan d’action établi avec lui, il risque des sanctions temporaires ou même définitives qui se traduisent concrètement par une perte de l’allocation de chômage.

Or, on sait que dans certaines régions de Wallonie, pour une seule offre d’emploi, il y a 40 candidats potentiels ! Une enquête a montré que parmi ces chômeurs exclus après le troisième entretien, 20% d’entre eux se retrouvent au travail, 35% au CPAS (Centre Public d’Action Sociale) mais surtout 45% d’entre eux disparaissent de la sécurité sociale grâce à la solidarité familiale ou par peur du « contrôle social » . Autre constat : parmi ces exclus, il s’avère que bon nombre d’entre eux ont un niveau de scolarité très bas. Ce qui permet à certains d’avancer l’hypothèse que « le bagage intellectuel permet souvent d’échapper à la sanction » .
Ce système peut marcher pour une minorité de chômeurs (20%) mais il contribue à exclure davantage une partie de la population « plus faible » déjà exclue de certains systèmes (scolaire ou autres…). Selon Philippe Defeyt (économiste, fondateur d’Ecolo et président du CPAS de Namur), « le vrai problème est double. Premièrement, il n’y aura pas assez d’emplois de qualité pour tout le monde avant très longtemps. Deuxièmement, quand bien même, il y aurait des emplois, ils sont dans les faits de plus en plus inaccessibles à un public qui n’a pas toutes les cartes en mains pour y accéder. »
Ce simple exemple montre que l’Etat Social Actif a ses limites puisque qu’en Belgique, malgré ces nombreuses mesures, la courbe du taux de chômage reste quasi inchangée depuis des années.

3.1.2 Le glissement d’un système d’assurance vers celui de l’assistance

Comme les chiffres cités précédemment le montrent, 35% des exclus du chômage vont s’orienter vers les CPAS c'est-à-dire vers un système d’assistance. Ces chiffres qui datent de 2012 sont en augmentation puisque depuis, de nouvelles mesures ont été prises par le gouvernement belge visant à exclure davantage de personnes du bénéfice de l’allocation de chômage (personnes n’ayant pas travaillé suffisamment pour pouvoir prétendre aux allocations de chômage : jeunes diplômés sortant de l’école, travailleurs à mi-temps bénéficiant d’un complément chômage, intérimaires,…). Ces mesures sont d’application depuis le 1er janvier 2015 et aurait déjà permis d’exclure du chômage environ 13000 personnes. Ces chiffres risquent d’augmenter car les personnes mettent un certain temps avant d’ouvrir la porte du CPAS.
La situation effraie les CPAS qui vont devoir répondre à une demande supplémentaire d’aides alors qu’ils manquent déjà de moyens pour y répondre. Les conditions de travail des professionnels dans ce secteur risquent de se compliquer davantage. Les CPAS dénoncent le fait qu’on leur renvoie un nombre croissant de situations qu’ils ne devraient peut-être pas gérer (financement des études pour des étudiants en situation précaire, aides pour des soins de santé, pour l’accès à la culture, intégration socioprofessionnelle,…).
Dans un tel contexte, la stratégie adoptée par certains services consiste à limiter les conditions d’accès de certaines personnes aux droits sociaux auxquels elles peuvent prétendre renforçant ainsi leur situation de précarité (exemple : obligation pour tous les bénéficiaires du RIS de signer un contrat d’intégration sociale et de se soumettre à un accompagnement pour la recherche d’un emploi alors que la loi ne l’oblige que pour les moins de 25 ans. En cas de « mauvaise volonté » de la part du bénéficiaire, le CPAS peut le sanctionner financièrement).



3.2 Criminalisation des demandeurs d’aide

3.2.1 Les stratégies de survie des personnes en précarité

On peut s’interroger sur le montant du revenu d’intégration sociale octroyé par les CPAS qui ne permet pas de vivre dignement et qui pousse certaines personnes à faire preuve de « créativité » et à développer des « stratégies de survie » bien plus que d’abuser sciemment du système mis en place. Il convient ici de faire la part des choses entre « la fraude de survie » et la fraude organisée dans des réseaux parfois bien établis.
Cette situation concerne également les chômeurs puisque notre ministre de l’emploi a annoncé dans la presse début mai 2015 que des mesures de lutte contre la fraude sociale seraient mises en place à l’égard des chômeurs qui abusent du système (visites à domicile sans prévenir,…). Conscientes de l’importance de lutter contre la fraude organisée, nous dénonçons le fait que, dans ce discours, on associe l’ensemble des chômeurs ou des personnes bénéficiant d’un RIS à des profiteurs, voire des voleurs.

3.2.2 Les difficultés des travailleurs sociaux face à la lutte contre la fraude sociale

Dans l’accord de gouvernement de mai 2012 (Gouvernement Di Rupo), nos élus politiques ont fait de la lutte contre la fraude sociale une priorité instaurant une série de mesures qui posent questions car elles placent les travailleurs sociaux dans des rôles qui les mettent mal à l’aise et contribuent à stigmatiser les allocataires sociaux.
Cette fraude sociale concerne une série de faits allant du travail au noir, à la perception d’allocations sociales indûment perçues, en passant par de fausses déclarations sur la composition du ménage, sur des revenus non déclarés,….
Cette ligne directrice insufflée par notre gouvernement précédent et poursuivie par le gouvernement actuel a poussé les CPAS à développer des outils pour lutter contre la fraude sociale : enquêtes sociales, consultation de la banque-carrefour de la Sécurité Sociale, collaboration avec la police, échange d’informations entre les CPAS, visites à domicile à l’improviste, mise sur pied de cellules spéciales de lutte contre la fraude dans certains CPAS,…
« Tout est mis en œuvre pour débusquer les fraudeurs. Un travail de contrôle qui demande des moyens humains et technologiques importants mais qui détourne surtout les travailleurs sociaux de l’objet principal de l’action des CPAS : garantir le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine ».

Que dire encore de la politique d’asile menée en Belgique qui prive de liberté des personnes qui n’ont commis pour seul crime que de vouloir vivre dignement et en sécurité dans un autre pays en les plaçant en centres fermés alors que n’importe quel citoyen belge ayant commis une infraction sera privé de liberté après avoir fait l’objet d’un procès et avoir été considéré comme innocent jusqu’à preuve du contraire. L’accord du gouvernement actuel (Gouvernement Michel) prévoit à cet effet d’augmenter le nombre de places en centres fermés !


3.3 Instrumentalisation des travailleurs sociaux

Ces mesures découlant de l’Etat Social Actif placent les intervenants sociaux au centre de tensions qui créent un réel questionnement identitaire de ceux-ci par rapport à leur déontologie professionnelle.

3.3.1 Tensions vécues entre normes et innovation

Nous pouvons constater ces dernières années la multiplication de lois et directives qui limitent la portée de l’article 458 du code pénal belge sur le secret professionnel. Pour n’en citer que quelques unes :

- La loi du 4 février 2010 relative aux méthodes de recueil des données par les services de renseignement.
Cette loi entrée en vigueur le 1er septembre 2011 contraint les employés de service public (employés communaux, agents de quartier, assistants sociaux de CPAS,…) à transmettre aux services de renseignement belges des informations sur les comportements suspects de leurs administrés. La Sûreté de l’Etat a organisé une journée d’informations à destination des communes à ce sujet et a donné quelques exemples de situations interpellantes pouvant faire l’objet de cette loi (un agent de quartier ou de CPAS remarquant un changement radical dans la manière de s’habiller d’une personne pouvant traduire une forme de radicalisation, des demandes répétitives d’aide sociale par de nouvelles personnes présentant la même origine culturelle,…) . La Ligue des Droits de l’Homme a contesté cette loi en dénonçant les dérives possibles car elle permet l’intrusion dans la vie privée de personnes alors que la menace qu’elles représentent n’est pas avérée. Alors que les professions de journalistes, avocats et médecins sont explicitement citées dans cette loi comme pouvant se retrancher derrière le secret professionnel, celle d’assistant social n’est pas évoquée. Bien que l’on puisse comprendre la nécessité pour un pays de se protéger par rapport à la montée du radicalisme, les travailleurs sociaux ne risquent-ils pas de devenir des instruments au service ici d’une politique sécuritaire ?

- L’article 55 de la loi du 6 juin 2010 introduisant le Code pénal social prévoit que « tous les services de l’Etat sont tenus, vis à vis des inspecteurs sociaux et à leur demande, de leur fournir tous renseignements que ces derniers estiment utiles au contrôle du respect de la législation dont ils sont chargés, ainsi que de leur produire, pour en prendre connaissance, tous les supports d’information et de leur fournir des copies sous n’importe quelle forme ». Pour certains, cette loi a été interprétée comme une obligation pour le personnel du CPAS de transmettre aux inspecteurs sociaux les informations dont ils disposent et même le dossier social. Dans le contexte expliqué ci-dessus de la lutte contre la fraude sociale, on en comprend mieux toute la portée. Pour d’autres par contre, c’est l’article 458 du code pénal sur le secret professionnel qui prévaut car il prévoit une sanction pénale.

Le respect de la vie privée, la confidentialité, valeurs fondamentales en travail social se voient de plus en plus « limitées » par de nouvelles dispositions légales réduisant ainsi l’autonomie et la part d’innovation que peut avoir le travailleur social.


3.3.2 De l’émancipation du travailleur social vers une fonction d’agent de contrôle


La lutte contre la fraude sociale provoque un glissement de la fonction du travailleur social d’un rôle d’accompagnement et d’émancipation vers celui d’agent de contrôle.
On demande aux assistants sociaux de CPAS d’effectuer des visites à domicile parfois sans prévenir les personnes pour vérifier la présence des occupants du logement. La visite à domicile est rendue obligatoire par les arrêtés royaux du 1er décembre 2013 relatifs aux conditions minimales de l’enquête sociale. Il est aussi prévu dans une circulaire du Service Public Fédéral Intégration Sociale que celui-ci contrôlera, lors d’inspections des dossiers, si cette obligation est bien respectée. On leur demande aussi de vérifier la bonne foi des personnes demandeuses du RIS en allant consulter la banque-carrefour de la sécurité sociale (sachant que l’on a augmenté le nombre de données disponibles sur ce fichier). Si ce n’est pas le cas, le Service Public Fédéral Intégration Sociale peut sanctionner le CPAS en ne remboursant pas la part du RIS concernée. Les collaborations et échanges d’informations avec la police ne sont pas rares et parfois même encouragés.
On assiste en matière de lutte contre la fraude sociale à un contrôle accru du SPF/IS sur les CPAS qui provoque dans son sillage un contrôle plus poussé des CPAS sur leurs bénéficiaires. Pour reprendre l’expression de « l’Association de Défense des Allocataires sociaux », il s’agit d’une tendance à « l’uniformisation contrainte des pratiques » dont une des conséquences sera « la réduction des droits humains les plus élémentaires » .

Dans quelles positions met-on les travailleurs sociaux ? Ne sont-ils pas instrumentalisés au service d’une politique qui rend les demandeurs responsables de leur situation et parfois même les criminalise sans pointer les problèmes structurels de notre société ? Quelle place y a-t-il encore pour la relation de confiance pourtant essentielle dans le travail mené avec la personne ?


Quel espace y a-t-il pour l’innovation, l’autonomie et la responsabilité d’actions des travailleurs sociaux alors que tant de contraintes balisent leurs actions ?

Les injonctions à renvoyer chacun à la création de son propre projet personnel comme rempart à sa propre précarité et la rationalisation du travail social ne sont ni efficaces dans un contexte économique non inclusif, ni pertinentes dans le respect d’une dynamique relationnelle empreinte d’éthique et d’humanité de la personne et du travailleur social.
C’est pourquoi, nous faisons le postulat de l’impossibilité de créer une société sans précarité sans un « ré-enchantement » du social collectif.


4. Les enjeux pour la formation des travailleurs sociaux

Dans un tel contexte, il convient de nous interroger sur nos pratiques pédagogiques. Comment préparer nos étudiants, futurs professionnels à développer une identité professionnelle solide en évitant qu’ils ne soient de simples exécutants une fois sur le terrain ?

4.1 Constats au niveau de la formation des travailleurs sociaux

Nous posons différents constats qui sont autant de leviers dans notre réflexion pour démontrer l’importance d’insuffler une nouvelle dynamique dans nos pratiques pédagogiques.

4.1.1 Rationalisation du champ pédagogique et les effets sur les étudiants

La tendance à rationaliser les métiers du social telle qu’évoquée précédemment « contamine » également le champ pédagogique.
Depuis quelques années déjà, la logique des compétences s’est immiscée dans nos pratiques pédagogiques. Même si elle permet de clarifier les attentes à l’égard des étudiants, la définition de profils de compétences nous amène à des « logiques de segmentation et de hiérarchisation des activités » .
Penser en termes de compétences nous oblige à effectuer un découpage des tâches pour se rapprocher au plus près de ce qui est objectivable et mesurable rendant l’illusion que nos pratiques d’évaluation se distancient de la sorte du subjectif et de l’arbitraire.
La formation se trouve de plus en plus marquée par un « découpage en gestes séquencés ».
Il convient néanmoins de nuancer ce constat, plus particulièrement dans l’enseignement supérieur de la Communauté française de Belgique par la mise en place du décret « paysage ». Celui-ci devrait permettre à terme de réduire le nombre de compétences par la création d’unités d’enseignement, de favoriser les collaborations pédagogiques entre enseignants et d’instaurer des évaluations intégrées.
La logique des compétences est aussi très présente au niveau des tests d’embauche mais aussi lors de l’évaluation des professionnels du terrain et justifie parfois certaines pratiques de contrôle du travail. Telle action nécessite telle compétence, va prendre autant de temps et va justifier tel salaire.
Sans oublier que le fait de considérer les personnes comme détentrices de certaines compétences amène inévitablement à mettre en évidence celles qui sont moins capables. Le risque est donc de qualifier quelqu’un d’incompétent alors qu’il est peut-être simplement maladroit, distrait ou peut-être même « résistant et critique » .

Par ailleurs, ne risque t-on pas, si l’on pousse cette logique à l’extrême, de perdre de vue que chaque geste, le plus limité soit-il, s’inscrit toujours dans une dimension réflexive et de sens ? Etre travailleur social ne peut se réduire à une simple addition de compétences. Bien au contraire, les actes posés par l’étudiant ne pourront attester de son savoir-faire que s’il s’interroge sur le sens et la raison d’être de ceux-ci. Le danger de la logique des compétences, c’est de « déconnecter les pratiques des horizons de sens qui nécessairement les fondent et où résonnent des mots comme sollicitude, reconnaissance, respect, droit » .
Certains étudiants mettent un point d’honneur à être de parfaits techniciens mais en oublient parfois le vécu et la dimension relationnelle. Notre travail consiste à leur faire prendre conscience que la question essentielle n’est pas « comment je vais faire ? » mais bien « pourquoi je le fais ? ».

Bref, lorsque la logique des compétences prend le dessus, le risque est grand d’oublier la part de réflexivité inhérente à chaque acte posé.

La question essentielle est de prendre conscience du sens de ses actions. Et c’est là que l’éthique commence…

4.1.2 Ecarts entre la réalité de terrain et les contenus pédagogiques

Les étudiants expriment que l’écart se creuse entre le discours tenu en formation et celui qu’ils vivent en stage. La rationalisation du travail social, les pressions quant au rendement, le manque de moyens, l’augmentation des situations de précarité et donc des demandes éloignent parfois les travailleurs sociaux des fondements du travail social.
De notre part, les postures identitaires et déontologiques de base ainsi que les principes éthiques fondateurs sont au cœur de l’action sociale au risque de paraître « idéalistes ».

4.1.3 La créativité au service du projet dans la formation des travailleurs sociaux

Même si la créativité est bien présente, elle occupe une place minoritaire dans nos deux formations.

Selon une recherche menée par « Culture et Démocratie » dans les écoles sociales francophones belges, trois types de cours ont été identifiés :

• « Des cours d’informations et de sensibilisation aux politiques culturelles et aux institutions culturelles qui permettent une analyse des liens avec le travail social et des enjeux de ces politiques et actions
• Des cours qui mobilisent chez l’étudiant une expression dans un domaine artistique que ce soit dans un souci de développement des capacités à communiquer ou à développer son expression et sa créativité
• Des cours dont le contenu se base sur une réflexion plus générale concernant la culture » .

En Belgique, et plus particulièrement à l’Henallux, la dimension artistique et culturelle se retrouve dans notre programme de formation mais reste néanmoins accessible via un cours à options, donc destiné à une minorité de nos étudiants. Par contre, la nécessité de développer les capacités à communiquer des étudiants a fait l’objet d’une réflexion parmi le corps professoral et a débouché sur la construction de modules de formation destinés à l’ensemble des étudiants.


Ces trois constats mettent en évidence l’importance de comprendre que, ce qui est légal n’est pas forcément légitime. L’action d’un travailleur social consiste à accompagner les personnes pour qu’elles puissent s’émanciper et pas pour les faire rentrer à tout prix dans un « moule ». Notre société « en crise » est basée sur des politiques sécuritaires, de contrôle, d’activation qui limitent de plus en plus la part de créativité et de liberté que peut avoir un travailleur social. C’est justement la créativité dans le sens d’oser innover qui nous paraît être une voie intéressante dans la formation pour contrebalancer cette réalité.
Le théâtre-action nous est apparu comme un outil pertinent déjà bien présent au sein de la formation en Belgique comme support à l’illustration de nos contenus mais où nos étudiants n’étaient jusqu’à présent que de simples spectateurs.
Notre partenariat franco-belge a pour objectifs l’échange de pratiques pédagogiques et ainsi créer des espaces interculturels.


4.2 Le théâtre-action : un outil au service du travail social collectif

4.2.1 De quoi s’agit-il ?

Il s’agit d’une forme théâtrale répandue en Belgique, reconnue comme art de la scène et qui se trouve au carrefour de l’animation, de l’éducation permanente et du théâtre.

« Le théâtre-action met l’accent sur la participation citoyenne, critique et responsable de chacun dans la société. Ainsi la création théâtrale devient espace d’expression consciente et d’intervention collective. Elle se construit artistiquement à partir des réalités sociales et culturelles propres à un groupe, pour concerner et interpeller les individus qui le composent et, plus tard, le public qu’ils rencontreront. »

En référence à Paul Biot , on peut distinguer le théâtre- action du théâtre « classique » en fonction de trois aspects :

- Le public visé : « les participants ne sont pas des professionnels mais ils sont avant tout motivés par une révolte et une envie de révéler une ou plusieurs histoires, souvent mal vécues, ou plus exactement des pans, des éclats de leur vie » . Il permet de libérer et de donner la parole à un public qui n’a pas toujours la possibilité de le faire.

- Les lieux dans lesquels la plupart des représentations sont données : ceux-ci donnent bien souvent sens au message à transmettre et à revendiquer (prisons, écoles, rue,…)

- Le processus de création des pièces qui va dans un premier temps mettre l’accent sur la dynamique et la cohésion du groupe (utilisation d’exercices d’échauffement, jeux théâtraux où progressivement la personne va s’inscrire dans la dynamique).Le but étant que les participants se sentent en sécurité et prennent plaisir à la rencontre. Ensuite, des exercices d’improvisation (avec l’accompagnement de l’animateur) vont leur permettre de dégager le fil rouge à partir duquel la thématique pourra être développée, investiguée sur base de leurs histoires mais aussi à partir d’écrits, de témoignages, d’expertises,….S’en suivra le travail d’écriture et de mise en scène.


Nous estimons donc que nous avons la responsabilité d’insuffler dans la formation initiale des travailleurs sociaux le sens critique, l’analyse, la réflexion, la recherche de sens mais aussi l’authenticité.

4.2.2 Comment amorcer cette dynamique dans la formation ?

Au vu du contexte précité, il nous semble important de légitimer des espaces collectifs de réflexion, d’expression et de création.
Une des pistes que nous explorons au sein de notre département porte sur l’approche artistique et culturelle et plus particulièrement sur le théâtre- action. Cette année, 9 étudiants inscrits au cours à options « Approche artistique et culturelle en travail social » ont pu d’une part rencontrer des intervenants sociaux et des publics qui mènent des projets de création et d’autre part, expérimenter et s’inscrire dans un processus de théâtre-action.
Nous sommes partis d'un projet pilote visant à expérimenter le processus de création collective via l'outil théâtre-action où nos étudiants ont pu s'essayer au processus de création collective. Le passage par les différentes étapes "du dit processus" nous a conduit à la mise sur pied d'un spectacle intitulé " L'Emploisonnement". Celui-ci est le fruit d'une réflexion sur la thématique de cette course à la recherche d'emploi, à leurs peurs liées à leur future condition de demandeur d'emploi et tout ce que cela implique dans notre système actuel.


4.2.3 Les apports de ce projet

1. Passer de la peur au plaisir

Cet atelier a donc permis à nos étudiants de comprendre le processus de création collective en l'expérimentant tout en osant se dire et construire ensemble au départ de ce qui aurait pu constituer un frein (leurs peurs) et qui, par la dynamique de groupe s'est transformé en une prise de distance et de compréhension plus large du phénomène. Partir de qui je suis, de ce que j'ai à dire pour aller vers l'autre. Cet autre qui partage le groupe mais aussi cet autre que je ne connais pas à la base et qui, par la rencontre a à m'apprendre de ses connaissances, expériences, expertises dans le champ du propos abordé.

2. S’interroger et interroger, connaître et prendre de la distance

Nos étudiants sont allés se nourrir d'expériences vécues par d'autres, de témoignages de professionnels, de réalités rencontrées dans le cadre de leurs stages, de supports écrits ou audiovisuels. Ces investigations ont permis d'alimenter leurs improvisations et ainsi donner du relief, de la consistance, de la cohérence, du crédit, du concret à leur propos tout en se respectant soi, ses partenaires et cet espace balisé et construit ensemble. Espace collectif dans lequel il est permis de jouer un ou des rôles tout en laissant tomber le masque de l'étudiant pour se laisser tantôt surprendre, tantôt toucher mais pour apprendre et innover.

3. Libérer la parole, interpeller et s’engager

Ce projet, d'abord parti d'un cours à option, a trouvé sa place comme outil pédagogique dans le cadre du cours d’Institutions sociales (pour la partie emploi) dispensé en 1ère Bac de notre établissement. Nos 9 comédiens ont joué et mené le débat devant 200 étudiants. L'aventure a continué en dehors des murs de l'école en s'inscrivant dans un projet rassemblant différents partenaires du réseau associatif namurois en un collectif de créations se présentant comme suit: "Je parle au Théâtre" et à la mise sur pied d'un festival s'intéressant à la question de la place du travail dans notre Société. « Ces 5 spectacles visent à être une porte ouverte à « en parler », à la fois avec d’autres qui vivent les mêmes phénomènes, mais aussi avec ceux qui aujourd’hui sont à l’emploi, mais ne comprennent pas forcément la situation de ceux qui en cherchent » .
4. Expérimenter pour pouvoir l’utiliser
L’intérêt de cette démarche est d’amener les étudiants à prendre conscience de tous ces apports pour pouvoir les utiliser dans leur activité professionnelle future où ils seront amenés à accompagner un public fragilisé et confronté aux contingences sociétales actuelles. A leur tour, ils pourront peut-être utiliser cette approche dans leur travail pour amener le public à exprimer leurs peurs mais surtout à les transformer pour en faire une action. « Il ne s’agit pas de faire revenir le passé qui réveillerait la douleur, mais de maîtriser le sentiment blessé et de le remanier pour en faire une action politique, philosophique ou artistique » .


5. Conclusion : créer des espaces libres dans une société rationalisante

En tant que formateurs, nous accompagnons nos étudiants dans une démarche citoyenne, en offrant des espaces de liberté. Le théâtre-action n'est qu'un moyen parmi tant d'autres. A nous d'oser décloisonner, proposer d'autres approches permettant d'aller au-delà des procédures, des modalités, des compétences pour aller vers l'expérimentation d'une relation de confiance basée aussi sur la part de gratuité et du don trop souvent occulté.
En effet, il nous paraît essentiel de considérer les individus non seulement comme acteurs de leur destin mais surtout comme auteurs d’une dimension plus globale : celle de construire la société et d’y trouver une place en tant qu’être collectif. Cette démarche implique l’existence d’espaces collectifs de création non instrumentalisés par une vision responsabilisante des individus et libres de créer du lien social pour lui-même et non uniquement en réaction à des injonctions de société. Dans ce sens, il s’agit pour l’intervention sociale qu’elle s’émancipe des rationalisations et des standardisations pour repenser avec les usagers ces espaces libres et collectifs de création.

Résumé en Anglais


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