Fiche Documentaire n° 4143

Titre L'islam des jeunes et les voiles des éducs de prév'

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l'auteur principal

Auteur(s) VAUCOULEUR Guillaume  
     
Thème Recherche-action sur les pratiques professionnelles des éducateurs de prévention au regard des affirmations de religiosité des jeunes.  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

L'islam des jeunes et les voiles des éducs de prév'

Dans un Zeitgeist (esprit du temps) qui pose l'islam comme problème, et notamment dans des sociétés européennes sécularisées, voir « sorties de Dieu », la visibilité récente de l'islam et de ses pratiquant-e-s (supposé-e-s et/ou réelles) interroge les différentes sociétés sur la place du religieux. Plus particulièrement en France, la légitimité de certain-e-s citoyen-e-s, issues pour la plupart des migrations post-coloniales à être partie prenante et à part entière de la république est questionnée. Variable de racialisation de l'autre pour Nacira Guenif, le « stigmate » musulman est affirmé et parfois revendiqué par un nombre important des habitants des quartiers populaires, marquées par des phénomènes de ségrégations sociales, économiques et post-coloniales.

Depuis bientôt, trente ans (l'affaire des foulards de Creil), ces questions ne cessent d'envahir le débat public. Des prières de rue, à la viande halal, des voiles des filles à ceux de leurs mères quand elles sont accompagnatrices de sorties scolaires...
Le secteur social et médico-social est aux prises avec ces débats, dont certains ont été mis sur la place publique, l'affaire du licenciement d'une salariée « voilée » de la crêche Babyloup en étant l'exemple emblématique.

Plus sourdement dans les institutions du secteur, des questions nouvelles voient le jour, sur la mise en place de menus spécifiques ( en particulier autour de l'absence de porc et/ou de la viande halal), de la possibilité de porter un foulard pour des jeunes filles au sein de Mecs, de la possibilité d'accompagner l'éducation religieuse de certain-e-s jeunes. Ces situations-problèmes se retrouvent au sein même des équipes, quant il est questionné la compatibilité du jeûne d'un éducateur avec ses obligations professionnelles, la désignation de certain-e-s en raison de leur appartenance réelle ou supposée à prendre en charge la mise en œuvre du ramadan dans un foyer. Selon le comité d'éthique du travail social, nombre de questions relèvent de la mise en œuvre du principe de la laïcité dans notre secteur.

La prévention spécialisée par sa forme particulière d'intervention y est confrontée à plusieurs titres. Tout d'abord en raison de la territorialisation de son intervention dans les quartiers populaires, au sein desquels la visibilité de l'islam et de ses pratiques est plus accentuée que sur le reste du territoire. Ensuite, par ses principes d'actions comme la libre-adhésion et l'absence de mandat nominatif qui obligent d'autant les professionnel-le-s à prendre en compte les demandes de reconnaissance du public, notamment quant aux pratiques religieuses. Enfin, parce que malgré le recrutement de professionnel-le-s issu-e-s de ces quartiers, les équipes éducatives, les bénévoles associatifs (qui ne sont pas issus de ces mondes populaires) n'ont rencontré la question religieuse (en particulier, l'islam) et sa « nouvelle visibilité » qu'à l'occasion de leur « entrée » en prévention spécialisée.

L'auteur se propose de rendre compte de quelques enseignements d'une recherche-action menée dans le cadre du mémoire du diplôme d'Etat d'ingénierie sociale (DEIS), portant sur les pratiques professionnelles au regard des affirmations de religiosité des jeunes accompagnés par des éducateurs de prévention spécialisée. La communication portera, dans un premier temps, à partir des embarras et gênes, sur les réponses apportées par les professionnels, afin de dévoiler des ficelles du métier, entre esquive, ignorance feinte et ruses. Ensuite à partir du constat de leurs isolements, du peu de ressources professionnelles, des écarts de ressources personnelles, nous esquisserons des pistes à même d'enrichir les pratiques, aussi bien du point de vue de la praxis en direction des publics, qu'à l'intérieur des institutions, ou encore dans la formation initiale ou continue.

Bibliographie

BAUBEROT Jean. La laïcité falsifiée. Paris, La Découverte, 2012, 212 p.
BOLZMAN Claudio. Potentialités et dangers de l'approche interculturelle dans l'action sociale. In JOVELIN E. (éd.), Le travail social face à l'interculturalité, comprendre la différence dans les pratiques d'accompagnement social, L'Harmattan, Paris, 2002.
BOLZMAN Claudio. Modèles de travail social en lien avec les populations migrantes : enjeux et défis pour les pratiques professionnelles. In Pensée plurielle 2/2009 (n° 21), p. 41-51.
COHEN-EMERIQUE Margalit. Pour une approche interculturelle en travail social, théories et pratiques. Presses de l'EHESP, Politiques et interventions sociales, Paris, 2011, 475 p.
GUENIF-SOUILAMAS Nacira (Sous la direction de). La république mise à nu par son immigration. Paris, La fabrique éditions, 2006, 220 p.
HAJJAT Abdellali et MOHAMMED Marwan. Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman ». Paris, La Découverte, 2013, 302p.
HONNETH Axel. La lutte pour la reconnaissance. Paris, 2000 (1992), Cerf, 232 p.
LAPLANTINE François, NOUSS Alexis. Le métissage. Téraèdre, Collection [ré]édition, Paris, 2011, 116 p
PEYRE Vincent et TETARD Françoise. Des éducateurs dans la rue. Histoire de la prévention spécialisée. Paris, La Découverte, 2006, 273 p.
SAID W. Edward. L'orientalisme. L'Orient créé par l'Occident. Paris, Seuil, réédition de 2005, 423 p.

Présentation des auteurs

L'auteur est éducateur en prévention spécialisée depuis 15 ans, et auparavant a exercé comme travailleur social dans une association d'aide aux migrants.
En 2014, il a obtenu le DEIS, étudiant plus particulièrement les questions relatives à l'interculturalité, à partir d'une recherche sur les réponses des professionnels aux affirmations de religiosité des jeunes.
Depuis 2013, il partage son activité professionnelle avec une fonction de formateur à l'IREIS.

Communication complète

L'islam des jeunes et les voiles des éducs de prév.

Guillaume Vaucouleur,
éducateur de rue et formateur en travail social.



Au delà de la mobilisation de la feinte, l'esquive et la ruse comme parades à l'embarras, quels espaces, ressources institutionnelles et formatives, pour construire des réponses collectives et singulières visant la reconnaissance des publics ?


Dans un Zeitgeist (esprit du temps) qui pose l'islam comme problème (HAJJAT MOHAMMED 2013), et notamment dans des sociétés européennes sécularisées, voir « sorties de Dieu », la visibilité récente de l'islam et de ses pratiquant-e-s (supposé-e-s et/ou réelles) interroge les différentes sociétés sur la place du religieux. Plus particulièrement en France, la légitimité de certain-e-s citoyen-e-s, issues pour la plupart des migrations post-coloniales à être partie prenante et à part entière de la république est questionnée. Variable de racialisation de l'autre pour Nacira Guenif (GUENIF-SOUILAMAS 2006), le « stigmate » musulman est affirmé et parfois revendiqué par un nombre important des habitants des quartiers populaires, marquées par des phénomènes de ségrégations sociales, économiques et post-coloniales.
Depuis bientôt, trente ans (l'affaire des foulards de Creil), ces questions ne cessent d'envahir le débat public. Des prières de rue, à la viande halal, des voiles des filles à ceux de leurs mères quand elles sont accompagnatrices de sorties scolaires, des salles de prières dans les caves aux mosquées en cours d'édification, du « double-discours » de Tariq Ramadan à l'islam « tolérant et républicain » de la mosquée de Paris... sans compter les djihadistes et autres « ennemis intérieurs ».

Le secteur social et médico-social est aux prises avec ces débats, dont certains ont été mis sur la place publique, l'affaire du licenciement d'une salariée « voilée » de la crêche Babyloup en étant l'exemple emblématique.
Plus sourdement dans les institutions du secteur (voir EMPAN n°90), des questions nouvelles voient le jour, sur la mise en place de menus spécifiques ( en particulier autour de l'absence de porc et/ou de la viande halal), de la possibilité de porter un foulard pour des jeunes filles au sein de Mecs, de la possibilité d'accompagner l'éducation religieuse de certain-e-s jeunes. Ces situations-problèmes se retrouvent au sein même des équipes, quant il est questionné la compatibilité du jeûne d'un éducateur avec ses obligations professionnelles, la désignation de certain-e-s en raison de leur appartenance réelle ou supposée à prendre en charge la mise en œuvre du ramadan dans un foyer. Selon le comité d'éthique du travail social, nombre de questions qui lui sont adressées, relèvent de la mise en œuvre du principe de la laïcité dans notre secteur.

La prévention spécialisée par sa forme particulière d'intervention y est confrontée à plusieurs titres. Tout d'abord en raison de la territorialisation de son intervention dans les quartiers populaires, au sein desquels la visibilité de l'islam et de ses pratiques est plus accentuée que sur le reste du territoire. Ensuite, par ses principes d'actions ((PEYRE TETARD 2006) comme la libre-adhésion et l'absence de mandat nominatif qui obligent d'autant les professionnel-le-s à prendre en compte les demandes de reconnaissance du public, notamment quant aux pratiques religieuses. Enfin, parce que malgré le recrutement de professionnel-le-s issu-e-s de ces quartiers, les équipes éducatives, les bénévoles associatifs (qui ne sont pas issus de ces mondes populaires) n'ont rencontré la question religieuse (en particulier, l'islam) et sa « nouvelle visibilité » qu'à l'occasion de leur « entrée » en prévention spécialisée.

Cet article va tenter de rendre compte de quelques enseignements d'une recherche-action menée dans le cadre du mémoire du diplôme d'Etat d'ingénierie sociale (DEIS), portant sur les pratiques professionnelles au regard des affirmations de religiosité des jeunes accompagnés par des éducateurs de prévention spécialisée. La communication portera, dans un premier temps, à partir des embarras et gênes, sur les réponses apportées par les professionnels, afin de dévoiler des ficelles du métier, entre esquive, ignorance feinte et ruses. Ensuite à partir du constat de leurs isolements, du peu de ressources professionnelles, des écarts de ressources personnelles, nous esquisserons des pistes à même d'enrichir les pratiques, aussi bien du point de vue de la praxis en direction des publics, qu'à l'intérieur des institutions, ou encore dans la formation initiale ou continue.

Des pratiques professionnelles peu unifiées

Tout d'abord, il convient d'éclairer le vocable « voiles » utilisé dans le titre. Le pluriel permet de masquer le genre utilisé : ainsi au masculin, il s'agit du bout d’étoffe qui cache, le voile de brume qui masque, et au féminin il représente l'élément moteur qui permet de se déplacer, la voile du bateau. Et l'enquête menée laisse apparaître ce double potentiel dans la relation jeunes-professionnels quand la question religieuse s'invite au sein de celle-ci. Ce travail a en outre été réalisé en interprétant les affirmations de religiosité du public comme faisant partie de « la lutte pour la reconnaissance » (HONNETH 2000).

Quand il s'agit de qualifier, de décrire les jeunes accompagnés par les éducs de prév rencontrés, c'est bien l'embarras qui se manifeste, la difficulté à les appréhender au delà de leur tranche d'âge (11-21 ans), de leurs lieux d'habitation « quartiers », l'absence d'adjectif qualificatif étant significative, de la difficulté à formuler avec clarté. L'ascendance « immigrée » de ces jeunes n'est abordée que de manière secondaire, en les rabattant sur la nationalité de leurs ascendants, ou parfois niée, « français point barre ». Enfin, la dimension religieuse n'est évoquée qu'à la suite de nos questions. Et c'est principalement l'islam qui est mentionnée, seuls deux éducateurs mentionnent, outre celle-ci, des cultes chrétiens protestants.
L'embarras redouble lorsque les jeunes interrogent les croyances religieuses des professionnels, gêne pour les athées à l'énoncer « Si tu dis que t'es athée, c'est pas la peine... », et pour les croyants, notamment pour ceux qui se déclarent musulmans, volonté de ne pas influencer les jeunes. Il ressort aussi des entretiens la difficulté à échanger sur ce sujet avec le public, en particulier pour les éducateurs qui ne sont pas « croyants ». Et c'est entre autres à cet endroit que la ruse, l'esquive sont mobilisées pour faire face aux questions du public. Avec plus ou moins d'adresse, chacun, chacune essaie de limiter les échanges à ce propos, et l'art de la ruse est convoqué le plus souvent dans une perspective d'évitement.

Les réponses apportées aux demandes de nourriture « halal » laissent entrevoir la richesse et la diversité des pratiques éducatives, de la « raclette halal » sous différentes modalités, au tout halal, en passant par des repas sans viande. La rencontre entre le cadre méthodologique de la prévention spécialisée et notamment le principe de libre-adhésion, et les demandes de prise en compte de pratiques religieuses génèrent de la négociation, de la créativité et l'apparition de métissages comme dans le cas de la raclette halal (LAPLANTINE, NOUSS 2011). Cependant, le peu d'échanges entre collègues, en particulier dans les espaces formels de l'institution, vient limiter les enrichissements possibles au sein des équipes éducatives. Ces pratiques sont développées à bas bruit institutionnel. Lorsque les résultats de ces travaux ont été communiqués aux enquêtés et à certains cadres et bénévoles de la même institution, des écarts de représentations, d'acceptation du respect des demandes de nourriture halal ont vu le jour entre les différents niveaux de l'organisation. Pour être clair, la direction s'interrogeait sur l' « hégémonie » de ce type de pratique alimentaire, questionnant sa dimension peu éducative (le manque d'ouverture, l'enfermement), ainsi que la difficulté à la défendre auprès d'élus locaux jugés conservateurs ; ce qui peut sembler paradoxal, car le département en question est fortement marqué politiquement par la démocratie chrétienne.

Il n'est pas possible dans l'espace de cet article de reprendre toutes les dimensions abordées. Cependant, la question des filles me paraît devoir être mentionnée. Bien que l'échantillon soit limité, nous avons pu noter que pour les deux éducateurs hommes issus du groupe majoritaire (sans lien généalogique avec les immigrations post-coloniales, ou toute autre immigration récente...) la question de l'accompagnement de jeunes filles s'interrogeant sur leur religiosité, le respect des normes et prescriptions parentales était renvoyée vers leurs collègues féminines. Ce qui n'était pas le cas des deux éducateurs issus des migrations post-coloniales qui s’intéressaient à ces questions, les abordant tantôt avec humour, ou intérêt pour la jeune fille. Une division sexuelle du travail qui ne revêt pas les contours classiques du sens commun qui postule notamment au sein du groupe majoritaire la séparation des sexes chez les minoritaires.
De plus, le questionnement des collègues féminines au regard d'une jeune fille qui revêt le foulard, porte en premier lieu, sur la possible obligation à laquelle elle devrait faire face : « Est-ce qu'on t'a obligé à le porter ? » Or les travaux de Françoise Gaspard et d'autres sociologues ont montré que le port du foulard par obligation patriarcale du foulard était marginal chez ces jeunes filles. En les questionnant de prime abord sur l'obligation dont elles seraient l'objet, ne reproduit-on pas, consciemment ou non, une vision paternaliste des femmes du groupe minoritaire qui seraient à protéger des hommes de leur groupe ?
Enfin, transparaît aussi chez certains enquêtés qui appartiennent au groupe majoritaire, une vision historiciste, qui voudrait que le progrès, la libération des femmes passent par le dévoilement des corps, la pudeur étant un marqueur négatif. L'exemple des mères de l'immigration qui lorsqu'elles sont arrivées dans les années soixantes étaient habillées à « l'occidentale » a été mobilisé dans plusieurs entretiens.

Quelles ressources pour faire face à l'embarras ?

Bien que tous les professionnels rencontrés ne se sentent pas embarrassés face aux affirmations de religiosité des jeunes, la gêne est présente pour tous dans des espaces différents. Celles et ceux qui éprouvent peu de difficultés en présence des jeunes, en l’occurrence deux professionnels eux-mêmes musulmans, le sont parfois au sein de leur équipe, ou avec des partenaires car potentiellement suspectés de « prêcher pour leur chapelle », voir plus finement convoqués comme spécialistes de ces questions, cette proximité « culturelle » avec les publics pouvant être identifiée comme leur première compétence, bien avant leur professionalité : grand-frère plutôt qu'éducateur.
Toutefois, les réponses apportées par les professionnels sont des constructions personnelles, rarement mises en débat dans les espaces formalisés du travail d'équipe, abordées dans les interstices, autour de la machine à café entre collègues qui ont des affinités. Pour celles et ceux qui se déclarent en manque de connaissance sur la question religieuse et l'islam en particulier, la première source d'informations mobilisable se situe dans les équipes éducatives à travers la présence de collègues « musulmans ».
Bien que chacun développe, seul ou en petit groupe affinitaire, des réponses aux demandes des jeunes accompagnés, celles-ci ne sont jamais mises en commun, et les professionnels ont exprimé à plusieurs reprises de la curiosité quant aux discours tenus par leurs collègues lors des entretiens. Il apparaît aussi que l'embarras, la gêne sont renforcés chez les éducateurs qui découvrent la question religieuse et notamment l'islam lors de leur prise de fonctions en prévention spécialisée, ceux dont l'expérience personnelle et professionnelle est sans rapport avec les quartiers populaires.
La notion de laïcité, lorsqu'elle est abordée, recouvre des acceptions variées, l'accent étant mis soit sur la neutralité obligée des professionnels, voire la neutralisation des marqueurs religieux dans l'espace public, soit sur la liberté de conscience. Ces écarts, la confusion entre laïcité et sécularisation, rajoutent du trouble à la pratique, d'autant plus qu'aucun interviewé n'a fait part d'un discours institutionnel en définissant les contours.
Aussi, l'isolement, le peu de partage des « ficelles du métier », le silence institutionnel freinent ou limitent l'enrichissement des pratiques professionnelles en direction du public. Cela génère possiblement des difficultés chez les premiers, pouvant entraîner des mal-adresses (comme dans le cas des questions sur la potentielle obligation de porter le voile). Ces méprises, pour reprendre Axel Honneth, renforcent plus les expériences de mépris que de reconnaissance.

A ce stade de l'article, le découragement pourrait poindre. Or, dans les lignes précédentes, nous pouvons entrevoir des pistes potentielles afin d'enrichir le bricolage, au sens de Claude Levi-Strauss, en dotant les professionnels de plus d'outils et matériaux. Face au silence, à ce qui a été nommé comme des pratiques à bas bruit institutionnel, une première piste serait de se saisir de ces questions dans différents espaces de l'organisation, tout d'abord au sein des équipes afin de partager les questions mais aussi les réponses. Ceci ne peut se réaliser sans qu'en parallèle, une réflexion à tous les niveaux (encadrement, bénévoles associatifs) en lien avec les publics soit menée afin d'éclaircir le discours institutionnel à ce sujet. Outre cette mobilisation institutionnelle, il apparaît nécessaire au vu de la complexité des questions posées par les jeunes accompagnés de penser des espaces d'analyse de la pratique ou de retours réflexifs sur celle-ci qui puissent être inter ou trans-disciplinaires, comme y invitait Saûl KARSZ lors d'une conférence sur la parentalité. L'approche psychologique à dominante psychanalytique ne permet pas d'aborder les dimensions anthropologiques, sociologiques, historiques, philosophiques, juridiques que les demandes et affirmations de religiosité des jeunes viennent poser.
Concernant le manque de connaissances au sujet des phénomènes religieux énoncé par certains professionnels, outre les ressources locales (éxégètes), les jeunes et leurs familles pourraient être perçus comme des sources d'enrichissements potentiels, en s'intéressant aux sens qu'ils donnent à leurs pratiques religieuses.
Des demandes de formation continue sur l'immigration, les différentes religions, les cultures africaines, maghrébines ont été énoncées à plusieurs reprises lors des entretiens. Or, l'approche interculturelle en travail social (COHEN-EMERIQUE 2011), postule que la connaissance de l'autre et ce quelle que soit la manière dont on le perçoit (immigré, de culture différente, à partir de sa religion), ne peut se faire sans commencer par déconstruire son propre regard, ce que Margalit Cohen-Emerique nomme la décentration. Ceci afin d'éviter ce que Claudio Bolzman avait identifié comme dangers potentiels de l'approche interculturelle (BOLZMAN 2002). Après ce premier mouvement de décentration, ce n'est qu'ensuite qu'il convient de s'intéresser au cadre de référence de l'autre, ces deux temps étant les préalables indispensables au dernier temps qui est constitué par la négociation.
De plus, l'approche interculturelle (BOLZMAN 2009) nous préserve d'une approche assimilationiste-réparatrice (qui ne perçoit l'autre qu'à travers des déficits au regard de la société d'accueil, ici déficit de sécularisation...) ou ethno-culturelle (enfermant possiblement dans une culture singulière), chacune de ces deux approches niant la complexité qui fait que les jeunes accompagnés et leurs familles tout en étant singuliers sous certains aspects, ne sont pas moins semblables sous d'autres.

Aussi, au delà de la formation continue, c'est aussi au sein des formations initiales qu'il convient de penser ces questions. Même si la connaissance des phénomènes migratoires, une sensibilisation aux différentes pratiques culturelles, des apports sur les religions, nous paraissent nécessaires, ils ne sont pas suffisants. En effet, nous devons aussi questionner le regard porté sur les migrants et leurs descendants comment celui-ci s'est construit, dans les savoirs académiques à partir d'une approche orientaliste (SAID 2005), comment il s'est traduit dans des politiques (colonialisme, esclavagisme, impérialisme...), et sur la manière dont l'action publique est mise en œuvre en direction de ces populations dans une perspective historique. Enfin, à partir de la méthode proposée par Margalit Cohen-Emerique dans l'ouvrage mentionné ci-dessus, nous pouvons penser des espaces de formation qui initie la réflexion à partir d'incidents critiques, au sein desquels l'embarras et la gêne ont pu poindre, pour aiguiser la réflexivité des futurs professionnel-le-s.

Enfin, et même si les événements de janvier nous laissent craindre une dramatisation de ces enjeux, notamment avec l'apparition d'une nouvelle mission autour de la prévention de la radicalité, voire de sécurité publique sur le signalement de « jihadistes » potentiels, ces questions ne peuvent pas être comme depuis trop longtemps laissées à la seule appréciation des professionnels de terrain. Nous avons tenté d'esquisser quelques pistes pour sortir de l'embarras, et penser ces questions dans une perspective éducative sans les y cantonner. Nous finirons par une citation de Paolo Freire qui nous met en garde sur une approche émancipatrice qui n’inclurait pas l'autre comme sujet :

« Personne ne libère autrui, personne ne se libère seul, les hommes se libèrent ensemble. »
Paolo FREIRE. Pédagogie des opprimés, 1968.

Résumé en Anglais


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