I L’INTERVENTION SOCIALE FACE AU DEFI DE LA PRECARITE : ENTRE PRECARISATION DES SITUATIONS ET PRECARISATION DU SECTEUR
A/ Le développement des précarités : la protection sociale face au précariat
Dans le contexte économique actuel, l’intervention sociale en France se trouve confrontée à de nouveaux enjeux. La précarité touche une part de plus en plus importante de la population . Ainsi, « de 2002 à 2011, le taux de pauvres au seuil de 50% a augmenté de 30% » .
Parallèlement, les personnes les plus pauvres connaissent des situations de plus en plus complexes. Affectant plusieurs domaines de l’existence [de façon] persistante, [la pauvreté] compromet l[eurs] chances de réassumer [leurs] responsabilités et de reconquérir [leurs] droits par [eux]-même[s], dans un avenir prévisible.» A l’heure actuelle, « Deux millions de personnes vivent […] en France avec au maximum 645€ pour 2» .
« Les individus ne trouvent plus ni en eux-mêmes, ni dans leur entourage immédiat, la capacité d’assurer leur protection » . La déstandardisation du travail entraine une « concurrence des égaux » et la désocialisation des individus les place dans une situation de vulnérabilité . Parallèlement, « les systèmes de protection se trouvent mis en défaut par la complexification et l’apparition de nouveaux risques » .
Face à la montée des précarités, le réseau de proximité sert de dernier rempart contre la pauvreté .
B/ Quand la précarité touche l’intervention sociale elle-même : la précarisation du secteur social
1. Un filet de protection insuffisant
Si la conception théorique des aides sociales voudrait qu’à chaque changement de situation répondent de nouveaux droits, la réalité est autre. Les exigences administratives croissantes demandant à l’usager de ‘justifier’ sa demande complexifient, freinent, voire empêchent l’accès aux droits. .
2. Restriction des aides et ruptures de droits
Si l’ensemble de ces dysfonctionnements ne date pas d’aujourd’hui, les restrictions budgétaires et les exigences administratives qui pèsent sur le secteur participent à leur renforcement. La complexité croissante des dispositifs rend difficile toute tentative de compréhension et d’anticipation des situations, d’où l’ampleur des phénomènes de ruptures de droits.
3. Restriction des prises en charge et fragmentation des suivis
Le manque de temps des travailleurs sociaux impacte la qualité des suivis. La restriction des durées de prise en charge nuit à leur efficacité, et la contractualisation demande des justificatifs de plus en plus difficiles à fournir . La logique de rentabilité des établissements tend à réduire la durée des prises en charge. Le manque de moyens entraine une augmentation de la sélectivité des aides (sur-exclusion), et la précarité des contrats des travailleurs sociaux freine leurs revendications en faveur des droits des usagers .
4. Injonction à la rentabilité et pression administrative
La mode est à la mesure de ‘la rentabilité’ et de ’l’efficacité’ des services sociaux. La loi HPST (2009) a rénové la procédure d’autorisation des établissements et services sociaux et médico-sociaux, avec une procédure d’appels à projets . Les services se trouvent désormais placés en situation de concurrence .
Les contraintes budgétaires qui pèsent sur le secteur entrainent une segmentation et une fragmentation des prises en charge. La spécialisation des secteurs d’intervention multiplie le nombre d’interlocuteurs des individus concernés ; une succession d’intervenants sociaux aux logiques d’action différentes , communicant peu ou pas entre eux . Comment l’individu peut-il être porteur d’un projet segmenté entre différents intervenants (spécialités respectives), et fragmenté dans le temps (au fur et à mesure de l’évolution de la situation) ?
5. Les exclus du système de protection
Il y a également les exclus du système de protection, ceux qui sont dans une situation d’entre-deux, « les incasables » . Ainsi, la surexclusion, ou sélection des bénéficiaires de la protection sociale, relègue davantage les ‘exclus des exclus’ : « seuils d’accès, hiérarchie des ayants-droit, séparation entre méritants et non-méritants… » .
6. Le non-recours aux droits sociaux
Il y a également ceux qui ne devraient pas être exclus du système de protection, mais qui n’en bénéficient pas par non-recours. Quelle qu’en soit la nature, le non-recours aux droits est à la fois conséquence et facteur de précarisation : le sujet est dans une situation de vulnérabilité ne lui permettant plus de connaitre/faire valoir ses droits, ce qui renforce la précarité de sa situation.
L’ERRANCE INSTITUTIONNELLE : ENTRE SUJETION ET INSECURITE
Ainsi, les manques et dysfonctionnements des dispositifs d’aide sociale remettent en cause son caractère protecteur. Ils maintiennent l’individu dans une situation d’instabilité et d’insécurité, empêchant toute projection dans le futur. Insécurité matérielle, mais également relationnelle : toute relation devient éphémère, soumise aux aléas de vie du sujet. A chaque changement, le sujet doit à nouveau ‘se raconter’ et justifier sa demande : accorder sa confiance, commencer à se livrer… pour chaque fois recommencer. Perte de confiance en soi et perte de confiance en l’autre altèrent la confiance en l’avenir.
II L’INTERVENTION SOCIALE FACE A LA PRECARITE : RESISTANCE ET INNOVATION COMME OUTILS D’ACTION
La montée des précarités conjuguée à la précarisation du secteur social vient interroger les fondements et les principes de fonctionnements de l’intervention sociale. Les repères sont bouleversés, et les pratiques, remises en question. Certains y verront la mort annoncée du secteur, d’autres, une opportunité pour ‘repenser’ le social à l’aune des difficultés actuelles. En effet, cette fragilisation du secteur offre aussi, et paradoxalement, une possibilité de ‘rebondir’, et de chercher d’autres réponses . Les travailleurs sociaux se retrouvent en situation de défi permanent pour préserver les acquis, pallier aux dysfonctionnements, et développer de nouvelles pratiques.
A/Les travailleurs sociaux en résistance face à la précarité
1. Le travailleur social, pont entre les rigidités du système et les individus : Une lutte permanente contre les angles morts du système social
Fins connaisseurs des dispositifs, les travailleurs sociaux sont en lutte permanente pour contourner les rigidités du système, éviter les ruptures de droits (ou y pallier), caser les « incasables », répondre aux situations d’urgence . Les travailleurs sociaux ‘ jouent avec les règles’ pour adapter les dispositifs aux individus, et non l’inverse .
2. La volonté de proposer une prise en charge globale, ou le défi du partenariat
Les travailleurs sociaux ne se contentent pas de ’panser’ les blessures, ils les ‘pensent’. Ils analysent, cherchent les causes, anticipent les effets, étudient les domaines collatéraux . Face à la multiplicité des problématiques, ils doivent dépasser les logiques et temporalités interinstitutionnelles contradictoires pour converger vers un accompagnement cohérent. L’émergence de services d’accueil pluridisciplinaires alliant prises en charge sociale, médicale physique et psychique est porteuse d’espoir. D’autre part, la notion de suivi social de secteur, avec l’accueil polyvalent , répond à cette volonté de coordonner l’ensemble des acteurs d’une prise en charge autour de l’accompagnement de la personne. Ceci dans l’objectif de limiter les phénomènes d’ « errance institutionnelle » .
3. L’éthique professionnelle, cœur du métier
Les travailleurs sociaux considèrent que la confiance réciproque constitue le fondement de l’accompagnement. En dépit des injonctions à l’efficacité, les travailleurs sociaux restent attachés à leur éthique professionnelle et aux valeurs humaines qui guident leur métier. « Temps, confiance [et] risque [restent] les trois fondamentaux » de l’accompagnement.
B/ « Penser » le métier, la meilleure façon de résister
1. La recherche de sens comme outil de résistance
Malgré leurs difficultés, les travailleurs sociaux continuent de chercher à « donner du sens » à leur travail. Confrontés chaque jour aux limites du système, ils restent les porte-parole primordiaux des besoins des usagers . Leur sentiment d’être transformés en gestionnaires d’individus témoigne en même temps, et paradoxalement, de la perception qu’ils ont de leur travail. Leur mécontentement exprimé quant à la complexification, l’inadéquation et la précarisation des dispositifs d’aide reste un des éléments clefs de préservation du secteur.
2. La formation des travailleurs sociaux, enjeu majeur de l’avenir du secteur
Si le travailleur social résiste, c’est que sa formation et son expérience lui permettent de ‘penser son métier’.Une formation qui allie apports théoriques et stages, dans une perspective de développement des capacités de réflexion et d’analyse . Les écoles de formation, parce qu’elles regroupent formateurs professionnels de terrain et universitaires , et forment des professionnels de différentes professions, jouent un rôle primordial pour la cohésion des acteurs du social. Mais quel avenir pour ces écoles de formation, quand le gouvernement parle de les remplacer par une filière universitaire , où cours en amphithéâtre et succession d’immersions dans divers services viendraient remplacer travaux pratiques en petits groupes et stages longs et actifs ?
3. Une mission de veille sociale fondamentale
Le rôle de veille sociale passe aussi par un suivi régulier des évolutions législatives du secteur, par la formation continue, et par l’intérêt pour les recherches en sciences sociales . Mais quelle place pour le travail de documentation quand les travailleurs sociaux peinent à assurer l’ensemble de leurs suivis ? Et quel avenir pour la recherche en sciences sociales quand le souci est à l’économie budgétaire ?
Le secteur peut s’appuyer sur les écrits précieux tant de professionnels chercheurs que de travailleurs sociaux de terrain. Les revues réunissant les actualités du secteur, ouvrant la voie aux critiques et aux débats, les associations et organismes organisant divers congrès débats ou formations sont autant d’éléments permettant au secteur de ‘résister’, sans pour autant s’enfermer dans un mouvement unique et autocensuré. Reste la question épineuse des modalités de résistance, trop souvent disparates et dispersées, entre les différentes professions comme entre les différents secteurs d’intervention .
L’INTERVENTION SOCIALE EN PRISE AVEC LA MONTEE DES PRECARITES : ENTRE AFFAIBLISSEMENT ET RESISTANCE – DECLIN ANNONCE OU DEFI A RELEVER ?
Face à la montée et à l’enchevêtrement des précarités, l’intervention sociale se situe à un carrefour. Affaiblie, rationnalisée, bureaucratisée, elle semble parfois davantage renforcer la précarité des situations que la combattre . Malgré cela, le secteur peut encore s’appuyer sur des travailleurs sociaux investis et déterminés à ré humaniser un secteur chargé de travailler au plus près de l’être humain… Des professionnels déterminés, mais dont les revendications sont affaiblies par la dissémination des initiatives et des prises de parole. La détermination des travailleurs sociaux, la croyance et l’attachement à des valeurs humaines fortes, le courage et les mobilisations collectives constituent aujourd’hui à la fois la force de résistance, et la condition de survie du secteur de l’intervention sociale.
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