Fiche Documentaire n° 4354

Titre Susciter la prise de parole chez les anciens « sans abris ».
Vers la production dialogique de nouvelles identités ?

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Auteur(s) BERGER Mathieu  
     
Thème  
Type Recherche : orientée vers la pratique, action, évaluative...  

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Résumé

Susciter la prise de parole chez les anciens « sans abris ».
Vers la production dialogique de nouvelles identités ?

Cet effort, destiné à poser les jalons programmatiques d’une étude plus aboutie, fut initié sur base d’un travail réflexif proposé par l’association Periferia aux « Espaces Dialogue » de Charleroi et Liège, et développé de novembre 2003 à juin 2004. Les textes issus de ces séances, ainsi que la démarche d’ensemble de « Capacitation Citoyenne » sont disponibles au téléchargement (www.capacitation-citoyenne.org). Suite à ce travail, l’auteur continua à se présenter aux réunions en tant que simple observateur, bénéficiant pour cela de l’assentiment des collectifs.

En Région wallonne (Belgique), les Relais sociaux (RS) se présentent comme des structures de coordination des associations et services publics qui, à l’échelle de la ville, constituent la principale offre en matière d’urgence sociale, d’accueil de jour / de nuit, et de travail de rue. Inspirés du Samu social parisien et mis en place en 2001 sur l’initiative de l’ancien Ministre des Affaires Sociales en Région wallonne (Thierry Detienne, écologiste), les Relais sociaux ont pour mission et slogan de permettre un dépassement du stade de l’urgence, pour travailler davantage aux conditions d’une insertion progressive de leurs usagers.

À côté des principes directeurs de « dignité » et de « solidarité » autour desquels s’articule la charte fondatrice des RS, on retrouve celui de « citoyenneté ». Il est attendu du travailleur social affilié à un RS qu’il « offre à la personne en détresse la possibilité de s’informer, de s’associer, de revendiquer et d’exercer ses droits », qu’il « recherche sa participation dans le processus », et qu’en amont l’on puisse « mettre en œuvre une concertation régulière » (Charte du Relais Social, 2000). Le RS de Charleroi (2001) et plus récemment celui de Liège (2004) se sont ainsi munis de dispositifs de concertation, d’espaces publics que l’on appellera ici communément « Espaces Dialogue » [1] .

Les réunions organisées dans ce cadre visent principalement deux catégories interdépendantes: d’une part, les professionnels et bénévoles oeuvrant au sein de structures associées aux RS; d’autre part, les individus bénéficiaires de l’une ou l’autre de ces structures d’urgence sociale. Ces différents acteurs, ainsi rassemblés en séances mensuelles, échangent pendant plus de deux heures avis, témoignages, informations, encouragements, reproches, plaisanteries, etc.

Cela, dans quels buts ; et avec quels effets ? Diluée ces dernières années dans l’incantation à la participation et l’institutionnalisation galopante de celle-ci, la question des motifs et conséquences d’une mobilisation régulière en table ronde des responsables et de leurs administrés n’en conserve pas moins son intérêt (Blondiaux & Sintomer, 2002).

Il est ici bien sûr difficile d’évaluer la mesure dans laquelle l’activité des « Espaces Dialogue » apporterait une plus-value fonctionnelle à l’action d’urgence sociale organisée dans chacune de ces villes. Nous traiterons alors d’un autre objectif, plus explicitement assigné à une « participation des usagers », s’épuisant quant à lui dans la tenue de rencontres régulières et dans la pure possibilité d’une prise de parole des exclus sur l’espace public.

Plus directement « social » que « politique » ou « gestionnaire » (Bacqué & Sintomer, 1999 : 124), cet enjeu procède peut-être moins de la recherche d’une parole experte chez la personne démunie que de la présomption d’« un besoin pour lui ou elle de s’exprimer », d’être écouté, et de la « dignité » qu’il/elle y retrouve.

Bibliographie

THEME B

ATELIER 22
Réalité du travail social et empowerment
(Christine BON)
Communication 22.2
« Susciter la prise de parole chez les anciens « sans abris ».
Vers la production dialogique de nouvelles identités ? »
Mathieu Berger, ULB en Belgique

Cet effort, destiné à poser les jalons programmatiques d’une étude plus aboutie, fut initié sur base d’un travail réflexif proposé par l’association Periferia aux « Espaces Dialogue » de Charleroi et Liège, et développé de novembre 2003 à juin 2004. Les textes issus de ces séances, ainsi que la démarche d’ensemble de « Capacitation Citoyenne » sont disponibles au téléchargement (www.capacitation-citoyenne.org). Suite à ce travail, l’auteur continua à se présenter aux réunions en tant que simple observateur, bénéficiant pour cela de l’assentiment des collectifs.

En Région wallonne (Belgique), les Relais sociaux (RS) se présentent comme des structures de coordination des associations et services publics qui, à l’échelle de la ville, constituent la principale offre en matière d’urgence sociale, d’accueil de jour / de nuit, et de travail de rue. Inspirés du Samu social parisien et mis en place en 2001 sur l’initiative de l’ancien Ministre des Affaires Sociales en Région wallonne (Thierry Detienne, écologiste), les Relais sociaux ont pour mission et slogan de permettre un dépassement du stade de l’urgence, pour travailler davantage aux conditions d’une insertion progressive de leurs usagers.

À côté des principes directeurs de « dignité » et de « solidarité » autour desquels s’articule la charte fondatrice des RS, on retrouve celui de « citoyenneté ». Il est attendu du travailleur social affilié à un RS qu’il « offre à la personne en détresse la possibilité de s’informer, de s’associer, de revendiquer et d’exercer ses droits », qu’il « recherche sa participation dans le processus », et qu’en amont l’on puisse « mettre en œuvre une concertation régulière » (Charte du Relais Social, 2000). Le RS de Charleroi (2001) et plus récemment celui de Liège (2004) se sont ainsi munis de dispositifs de concertation, d’espaces publics que l’on appellera ici communément « Espaces Dialogue » [1] .

Les réunions organisées dans ce cadre visent principalement deux catégories interdépendantes: d’une part, les professionnels et bénévoles oeuvrant au sein de structures associées aux RS; d’autre part, les individus bénéficiaires de l’une ou l’autre de ces structures d’urgence sociale. Ces différents acteurs, ainsi rassemblés en séances mensuelles, échangent pendant plus de deux heures avis, témoignages, informations, encouragements, reproches, plaisanteries, etc.

Cela, dans quels buts ; et avec quels effets ? Diluée ces dernières années dans l’incantation à la participation et l’institutionnalisation galopante de celle-ci, la question des motifs et conséquences d’une mobilisation régulière en table ronde des responsables et de leurs administrés n’en conserve pas moins son intérêt (Blondiaux & Sintomer, 2002).

Il est ici bien sûr difficile d’évaluer la mesure dans laquelle l’activité des « Espaces Dialogue » apporterait une plus-value fonctionnelle à l’action d’urgence sociale organisée dans chacune de ces villes. Nous traiterons alors d’un autre objectif, plus explicitement assigné à une « participation des usagers », s’épuisant quant à lui dans la tenue de rencontres régulières et dans la pure possibilité d’une prise de parole des exclus sur l’espace public.

Plus directement « social » que « politique » ou « gestionnaire » (Bacqué & Sintomer, 1999 : 124), cet enjeu procède peut-être moins de la recherche d’une parole experte chez la personne démunie que de la présomption d’« un besoin pour lui ou elle de s’exprimer », d’être écouté, et de la « dignité » qu’il/elle y retrouve.

La « pédagogie participative » [2] vers laquelle s’orientent préférablement ces dispositifs soulève des enjeux d’ordre identitaire, intérieurs aux limites de ces espaces et de ces collectifs de parole. Leur étude nous renvoie alors principalement à l’observation participante [3] et à « une pragmatique des activités micro-civiques et micro-politiques » (Cefaï, 2002 ; 2005) de groupes humains qui, en situations nouvelles, travaillent dans l’interaction à de nouveaux rapports à soi et à autrui, aménagent de nouvelles relations, dessinent de nouvelles catégories et négocient de nouveaux rôles.

Parmi ces groupes, nous nous intéresserons particulièrement - bien que trop sommairement sans doute - à celui des participants bénéficiaires réguliers. En effet, comme usagers, ceux-ci constituent une partie du public à l’intention duquel ces lieux de parole ont été mis en place. En tant que participants assidus, ils sont ceux des bénéficiaires pour lesquels l’expérience expressive sur l’espace public est susceptible d’accompagner ou traduire des stratégies de constructions identitaires.

Dans les quelques pages suivantes, nous nous proposons de revenir sur cette catégorie centrale de participants, sur quelques-unes de ses caractéristiques distinctives, et sur l’intérêt qu’il y a à suivre ses évolutions (1). Nous étudierons ensuite les registres d’expression et autres modes d’appropriation de l’espace public qui, élaborés en interaction avec d’autres participants usagers ou professionnels, donnent corps à la catégorie des « réguliers » (2).



1. Les participants bénéficiaires réguliers

Lors de leurs réunions (15 – 40 personnes), les «Espaces Dialogue » de Liège et Charleroi peuvent généralement compter sur la présence et les performances d’un ‘noyau dur’ de cinq à dix participants réguliers parmi les bénéficiaires [4] Malgré certaines réserves, malgré une frustration répétée devant la relative inanité du dispositif participatif qui les rassemble, ces personnes ne manquent que très peu de ces rencontres. Par leur simple présence de démunis, ces individus justifient lors de chaque séance l’existence d’un espace de concertation. Parallèlement, leur assiduité permet que celui-ci s’inscrive au fil des séances dans une certaine construction.



Ce noyau dur se compose de personnes issues de la grande précarité, « de la rue », mais disposant actuellement d’un logement, parfois du chômage, ou, rarement, d’un emploi. Ces personnes ne constituent ainsi plus à proprement parler un public en situation de « détresse sociale aiguë », vers lequel s’oriente prioritairement la mission des RS. En échappant dans leur quotidien actuel aux réalités de la vie du « gars » ou de la « fille de la rue », ils ne se trouvent en réunion plus ‘vitalement’ impliqués par nombre des thèmes centraux ( la qualité de l’accueil dans les abris de nuit, les ravages de la toxicomanie, l’interdiction de la mendicité, ...) qu’ils placent à l’ordre du jour, sur lesquels ils sont amenés à réagir et réagissent volontiers. La place centrale que ces « ex » ou « anciens » trouvent en séance tend alors pour le moins à déplacer les enjeux du dispositif de parole. Il s’agit en effet souvent moins pour les travailleurs sociaux de faire face aux revendications directes de personnes sans abri que de faciliter les « habitués » dans une parole experte - et potentiellement concurrente - sur ces situations d’exclusion sociale radicale.



Maintes fois, attristés ou énervés, les « réguliers » dressent le constat du difficile engagement au dialogue des « gars de la rue » et explorent avec les travailleurs sociaux les multiples raisons de leur absence. A travers des épisodes de ce type et tant d’autres, le processus de concertation offre aux participants réguliers les occasions d’une prise de recul et d’une différenciation sociale publicisées. Ces usagers apportent beaucoup de sa matière et de sa réflexion à l’ « Espace Dialogue ». En retour, à travers leur engagement constant et l’aspect résolument identitaire et ‘intérieur’ des enjeux en présence, ils sont, des bénéficiaires, ceux auxquels ces rencontres apportent le plus.



Comme sur nombre d’espaces publics où une autorité officielle encourage la participation et l’engagement citoyen, on constate ici un certain décalage entre un public effectif et le public implicitement visé. Ailleurs, il peut par exemple arriver de ne voir que des blancs assister aux séances de consultation sur la revitalisation d’un quartier à dominance africaine ; ou de s’étonner de la surreprésentation de personnes d’âge mûr dans le cadre de groupes de travail sur « les jeunes » ! Souvent, devant ces phénomènes, les professionnels, les citoyens ou les observateurs présents chercheront à expliquer les raisons de l’absent tout en n’apportant qu’un intérêt relatif aux motifs des personnes effectivement et durablement mobilisées (Berger, 2003). Il apparaît simplement moins important, moins pressant de se soucier des logiques propres à ces personnes, qui s’avèrent ou que l’on imagine plus privilégiées, plus éduquées, plus informées, plus installées, plus disponibles.



Dans le cas des participants bénéficiaires réguliers qui nous occupe, on insistera sur le caractère tout relatif d’un ‘privilège’ n’ayant pour référence que l’exclusion la plus radicale. Ces individus, en démarche, n’en restent en effet pas moins aux lisières de la société, et la fragile insertion à laquelle ils s’essayent les expose à une série de nouveaux tourments [1] . Pour ces « réguliers », maintenus entre deux ‘paliers’ (Hopper, 2002), la mobilisation et la prise de parole en « Espace Dialogue » se trouvent inscrites dans une stratégie de réaffirmation identitaire et un mode de survie.


2. Modes d’occupation de l’espace public et registres d’expression différenciés

Pour les enjeux qu’il revêt, nous proposons d’étudier plus précisément l’engagement sur l’espace public des « réguliers » dans ses formes situées, c’est-à-dire en interaction et en référence à celui d’autres acteurs présents : les participants usagers occasionnels et les travailleurs sociaux. Il semble que l’on puisse ici mobiliser profitablement différents éléments de la microsociologie goffmanienne (1959 ; 1963 ; 1967 ; 1987).

Comme sur nombre d’espaces publics où une autorité officielle encourage la participation et l’engagement citoyen, on constate ici un certain décalage entre un public effectif et le public implicitement visé. Ailleurs, il peut par exemple arriver de ne voir que des blancs assister aux séances de consultation sur la revitalisation d’un quartier à dominance africaine ; ou de s’étonner de la surreprésentation de personnes d’âge mûr dans le cadre de groupes de travail sur « les jeunes » ! Souvent, devant ces phénomènes, les professionnels, les citoyens ou les observateurs présents chercheront à expliquer les raisons de l’absent tout en n’apportant qu’un intérêt relatif aux motifs des personnes effectivement et durablement mobilisées (Berger, 2003). Il apparaît simplement moins important, moins pressant de se soucier des logiques propres à ces personnes, qui s’avèrent ou que l’on imagine plus privilégiées, plus éduquées, plus informées, plus installées, plus disponibles.



Dans le cas des participants bénéficiaires réguliers qui nous occupe, on insistera sur le caractère tout relatif d’un ‘privilège’ n’ayant pour référence que l’exclusion la plus radicale. Ces individus, en démarche, n’en restent en effet pas moins aux lisières de la société, et la fragile insertion à laquelle ils s’essayent les expose à une série de nouveaux tourments [1] . Pour ces « réguliers », maintenus entre deux « paliers » (Hopper, 2002), la mobilisation et la prise de parole en « Espace Dialogue » se trouvent inscrites dans une stratégie de réaffirmation identitaire et un mode de survie.



2.1. Participants bénéficiaires « réguliers » et « occasionnels ».



a) Coordonnées spatiales et temporelles de l’engagement



Lors de leur arrivée en réunion et après avoir salué l’une, l’autre, ou l’ensemble des personnes déjà présentes, les différents participants bénéficiaires prennent place sur les sièges disponibles. Ces chaises sont organisées en un espace qui, à Charleroi, se présente comme hiérarchisé.



La salle, rectangulaire, propose une première ronde de chaises, avec un « front » invariablement occupé par les animateurs du RS et un « fond », situé près de l’entrée et épais de trois à quatre rangées de sièges. On remarque ici une tendance générale chez les participants usagers « occasionnels » à occuper les sièges du fond, par choix quand la salle est vide, et au moins par nécessité quand, lors de leur arrivée, la réunion bat déjà son plein et qu’il ne reste plus de disponibles que ces sièges situés près de l’entrée.

Les participants réguliers, peut-être plus ponctuels également, n’hésitent pas quant à eux à rejoindre les animateurs en front, ou à s’installer en tout cas en ‘première ligne’. Dans une démarche toute autre que celle des « occasionnels », un « régulier » pourra s’installer tout au fond, affalé sur une table, et marquer ainsi une distance parlante à l’égard du cercle de dialogue et du « blabla » ; ou, dans une même défiance, s’asseoir par terre presque au centre du cercle de discussion.

Ces tendances dans la distribution des places s’accompagnent généralement d’une restriction du dialogue fluide et de l’interaction en face à face aux participants de la première ronde de siège. Si certains participants - à l’instar du « régulier » rituellement installé sur la table du fond - n’hésitent pas à modifier cette donne, cela ne survient que par interférences ; suite à quoi le plein échange reprend entre les participants de ‘première ligne’, jusqu’à nouvelle interférence et détournement du flux. L’engagement soutenu des participants usagers et travailleurs sociaux répartis dans la salle dresse la carte d’un rassemblement orienté - focused interaction – (Goffman, 1963 : 91) et de ses frontières. A côté des participants ratifiés d’une séquence d’interaction, on retrouvera des spectateurs (bystanders), les participants usagers ou professionnels installés de manière moins centrale.



On retiendra ici l’épisode emblématique au cours duquel un participant éphémère, déjà installé en fond de salle, quitta carrément celle-ci pour assister à la fin de la séance depuis la porte entrebâillée. La conversation en était venue, en cours de réunion, à fuser aux quatre coins de la pièce, tant et bien qu’il n’existait plus au sein de celle-ci de places clairement assignées à la passivité à laquelle aspirait apparemment cette personne. A d’autres moments, quand la « paix » est assurée pour les spectateurs, il arrive que l’un d’entre eux se tasse considérablement sur sa chaise, ou parfois s’endorme brièvement.

La difficile inscription d’un participant dans la temporalité d’une réunion peut également poser des obstacles à son intégration au dialogue. A Liège, dans une salle où ne figure qu’une seule ronde de chaises, il est arrivé à plusieurs reprises que des groupes d’« occasionnels » rejoignent la réunion avec beaucoup de retard. Bien que parfaitement visibles de tous dans ce cercle, ils eurent tendance à initier entre retardataires leur propre groupe de discussion et à concurrencer la « communication dominante », créant un chœur (Goffman, 1987 : 143).

Le setting (Hymes, 1972) est pleinement constitutif de l’expérience publique d’un participant ; une ressource « collectivement orchestrée » et à partir de laquelle les participants peuvent donner le ton de leur propre performance et gagner en perspicacité sur le potentiel et les contributions des autres » (Duranti, 1994 : 55). Les « réguliers », par leur pratique de l’espace public, tirent ici leur épingle du jeu.

b) « Tenu » et présentation de soi

En « Espace Dialogue », il semble que certaines choses soient faites, de bon sens, pour que la présentation de soi ne représente pas pour le démuni un trop grand obstacle. Ainsi les travailleurs sociaux - beaucoup de jeunes parmi eux – portent-ils par exemple systématiquement des tenues décontractées. Ils fument ouvertement en séance. Par une attitude souriante, une voix franche, des mots d’humour, l’utilisation de sobriquets (« Ah, voilà le grand chef ! »), par des tapes dans le dos (…), ils promettent en quelque sorte à la personne démunie de « maintenir la conception du soi » qu’elle propose en arrivant (Goffman, 1967 : 60).



Malgré ces rituels voués à rassurer les usagers quant aux attentes tenues à leur égard, les participants bénéficiaires réguliers s’appliquent souvent, à la différence des « occasionnels », à entretenir une « façade » favorable. Au niveau de l’apparence physique, premièrement. Si certains stigmates physiques combinés – forte toux, couperose, boitement, dents abîmées – sont partagés par beaucoup d’usagers, les « réguliers » apparaissent souvent propres en réunion, dans des vêtements et chaussures n’étant visiblement pas tâchés ou troués. L’un des « habitués » liégeois se présente au contraire aux réunions dans des vêtements déchirés et forts sales, porte des tatouages, de grands trous dans les lobes d’oreille, et parfois un T-shirt à slogan politique. Cette tenue, débraillée à l’excès, concourt également à l’annonce pour lui d’une « façade » favorable ; si pas noble, consonante avec le rôle d’ « empêcheur de tourner en rond » qu’il entend jouer et qu’on lui reconnaît en réunion.



Une fois entrés dans la salle, les « réguliers » - y compris les plus ‘rebelles’ – s’emploient souvent à saluer toute personne présente en l’appelant par son prénom. Ils expliquent alors volontiers combien ils sont occupés par leurs activités, leurs projets, et traitent à cet égard la séance à venir comme une « réunion de travail ». Les « occasionnels », quant à eux, après s’être servi une tasse de café, prennent simplement place, fument parfois une cigarette en regardant par terre.



En début de réunion, le rituel du tour de table de présentation nous renseigne sur une certaine hiérarchie parmi les usagers présents. Les participants occasionnels sans abri se présentent simplement par leur prénom, parfois complété de leur nom de famille. D’autres, ayant actuellement un abri, ne manquent pas de le mentionner (« J’étais sans abri jusqu’il n’y a pas longtemps »). Parmi les « réguliers », l’énonciation du nom est souvent complétée d’un titre : « X.., pour le Front commun SDF », « X.., du Comité de l’espoir », « X., bénévole à Thermos », « X., bénévole ». L’ouverture de la réunion est ici l’opportunité de marquer publiquement une distance par rapport au simple statut d’usager des services sociaux, d’afficher une responsabilité active, de s’associer à un collectif ou au travail d’une structure. Les plus indépendants et rebelles des participants réguliers affirment également une distinction, en référence à une caractéristique personnelle rare : « X, emmerdeur professionnel », « Moi, c’est X, je suis le petit diable qui sort de sa boîte pour emmerder le monde», « X., indéfini», etc. Toujours en ouverture de réunion, les animateurs demandent à l’ensemble des participants de faire tourner une liste de présence, en introduisant la tâche par ces mots : “On fait passer une liste avec les noms et les adresses. Si vous n’avez pas de logis, vous n’inscrivez rien ou le nom de la structure qui vous loge”. Cette activité, développée en synchronie du tour de présentation orale, renforce le triage et la désignation de personnes « cibles », en demande.

c) Tons’ et registres d’expression

L’affichage public des distinctions à marquer entre « réguliers » et participants directement issus de la rue fonctionne enfin au niveau de la nature et du ton des interventions. Les participants réguliers sont souvent en demande d’informations de qualité (articles, copie de documents,…) pour eux et leurs camarades de la rue. Parallèlement, ils proposent des informations du terrain aux travailleurs sociaux, en ne manquant pas de valoriser ce rôle de relais, de transmission (« Moi, je suis le tam-tam »). Ils proposent nombre d’idées, allant de la simple astuce pratique à la proposition d’actions politiques d’ampleur (« Une opération coup de poing spéciale ‘grands froids’ ! »). Sur base de l’actualité traitée, ils émettent des réflexions et des commentaires généraux sur les valeurs du monde actuel, la justice, la nature humaine, les jeunes, etc. Quand ils parlent d’eux, ils témoignent solennellement de leur vie passée, du chemin parcouru, des défis (solitude, loyer, galères administratives, …) que leur pose un retour à « une vie plus normale ». Ils expriment parallèlement le malheur qu’ils éprouvent à voir des amis à eux « rester dedans », ou des « petits jeunes » y tomber.

Les critiques des « réguliers » vont principalement aux structures sociales, au manque de bon sens et à l’ « illégalité » de leurs procédures, à l’intégrité et à la compétence de leurs travailleurs. Ces critiques des services publics s’accompagnent de la mise en valeur des lourdes tâches d’assistance qu’ils endossent en tant que ‘bénévoles’ ou indépendants, et de la revendication d’une reconnaissance publique à réévaluer en fonction. La critique adressée par les réguliers ne se confond pas en réunion à celles des participants occasionnels - qui en font, eux, un registre de prédilection. Celle-ci ne s’inscrit pas dans l’épreuve de grandeur (Boltanski & Thévenot, 1991 : 164) à laquelle se livrent les « réguliers ». Quand elle s’exprime, elle prend davantage les formes de l’invective, de l’injure ou de l’attaque et peut faire l’économie de justifications. Quand les participants réguliers en ont après « la municipalité », « la loi », « le règlement des structures d’accueil », « le travailleurs sociaux », les participants occasionnels s’attaquent plutôt à un travailleur social présent, à une structure précise représentée en réunion, à un orateur particulier ou à l’existence même du dispositif de parole. Ce dernier cas est intéressant. Car s’il arrive aux « réguliers » de critiquer les contenus abordés en « Espace Dialogue » ou de regretter vivement l’absence d’un rapport plus clair à l’action, jamais ils n’en arrivent à remettre en question le bien fondé et l’existence du lieu de parole. Les critiques adressées à l’ « Espace Dialogue » par les « réguliers » le sont sur un ton grave, qui dénote avec l’ironie des « occasionnels ». Les participants réguliers sont à cet égard souvent les premiers à pointer l’aspect sacré de ces rencontres et à en rappeler rituellement les normes aux contrevenants (« Ici, on ne pointe pas quelqu’un en particulier ! » ; « Tout le monde a le droit de venir à l’Espace Dialogue » ; « Je sais bien qu’on ne doit pas trop parler de soi en Espace Dialogue, mais… »).

Dans les conversations, les « réguliers » peuvent à leur tour se montrer caustiques, agressifs, irrespectueux, pompeux, vulgaires, etc. Cependant, si ces excès font soupirer certains, ils

feront sourire les autres. A Charleroi, trois ans de ‘dialogue’ ont créé et renforcé des relations d’interconnaissance, de familiarité et une civilité contraignante (Pharo, 1992), notamment pour les animateurs du dispositif. La plupart du temps, le recours à une vulgarité même excessive chez un « régulier » ne met pas la poursuite du dialogue en danger, voire n’est même pas soulevé. On connaît « le bougre », il « appelle un chat ‘un chat’ », ça fait partie de sa personnalité par ailleurs si généreuse et enthousiaste.

2.1. Participants bénéficiaires réguliers et travailleurs sociaux.

En réunion, beaucoup de travailleurs sociaux partagent avec les participants bénéficiaires « occasionnels » une posture de spectateurs – ceci étant surtout vrai à Liège. Ils sont là avant tout pour écouter la parole des gens de la rue. Les animateurs, eux-mêmes, s’en tiennent au minimum (introduction de la réunion, modération des propos, informations, clôture). L’ « Espace Dialogue », en demeurant relativement déconnecté de l’action publique, reste également avant tout l’espace de l’usager ; et ainsi plus particulièrement celui du participant régulier. Quand se pose par exemple la question d’ouvrir l’espace de parole à l’ ‘étranger’, à la télévision ou à l’université - dans le cas qui nous occupe -, leur parole fait office de sentence. Suite à la demande exprimée de notre part d’observer les réunions de l’ « Espace Dialogue » de Charleroi, un travailleur social respecté de tous répond, hésitant : « Je ne sais pas. Il ne faudrait pas que quelqu’un en vienne à nous utiliser… ». Il tourne ensuite son regard vers deux participants réguliers de la première heure, installés à sa gauche. L’un deux déclare, d’une voix sans appel : « S’il veut observer, il observe. L’ « Espace Dialogue », c’est pour tous.» Installés dans ce rôle de ‘sages’, les « habitués » déchargent aussi parfois les travailleurs sociaux de leur tâche de mobilisation et de prévention/résolution de conflit, en utilisant couramment un ‘nous’ supra-ordonné (« C’est notre problème à tous, travailleurs et usagers, parce qu’on est tous des utilisateurs de l’ « Espace Dialogue ») ou en rappelant eux-mêmes les règles de respect de l’autre à appliquer.

Nous l’avons dit, à Charleroi, les coordinateurs du RS et les participants installés sur le devant de la salle (en ‘première ronde’) entretiennent un rapport privilégié et peuvent, sur une séquence plus ou moins longue, définir la « communication dominante ». Celle-ci est faite alors d’échanges de gestes, d’informations, de témoignages, de propositions, de remerciements, de ‘coups de gueule’ raisonnables, de petits conflits euphémisés. Il se dessine par là un travail d’équipe (Goffman, 1959 : 83-108) concourrant à maîtriser les impressions des autres participants, à éviter ou retarder les interventions potentiellement contraignantes d’inconnus ; et s’avérant par là profitable aux responsables de l’ « Espace Dialogue » comme aux « réguliers ». Cette collaboration entre travailleurs et habitués ‘jouant le jeu’ n’est bien sûr pas à l’abri d’interventions extérieures par lesquelles se présentent des éléments pouvant affaiblir le travail d’équipe et introduire le dilemme. Ces interventions peuvent être le fait d’« occasionnels », mais aussi d’autres « réguliers » indépendants, en décalage. Entretenant continûment un « Je t’aime, moi non plus » avec l’ « Espace Dialogue », ces participants peuvent à tout moment - depuis le fond de la salle par exemple - lever le voile sur cette connivence et la dénoncer publiquement.

A travers la familiarité, l’interconnaissance et le travail d’équipe en réunion, il se crée une relation complexe entre « réguliers » coopératifs et professionnels du travail social. La pratique soutenue du lieu de parole contribue pour eux à l’assimilation - jamais complète cependant – des perspectives de l’autre (Wiseman, 1969 : 269) et les incite parfois à des performances improbables. Lors d’une rencontre de collectifs citoyens organisée à Roubaix en mars 2005 1, l’ « Espace Dialogue » de Charleroi choisit de se présenter par un ‘sketch’. On y voit les participants réguliers et les professionnels responsables reproduire en direct l’une de leurs réunions, tout en intervertissant leurs rôles ! Burlesque, cette mise en scène témoigne cependant d’un rapport symbiotique, d’une capacité à jongler avec les points de vue.



A travers ces performances publiques dont nous avons essayé de rendre compte dans ces pages, des personnes sorties de « la rue » se bricolent un rôle, s’inventent une intégrité culturelle au milieu des sans abris et des professionnels du travail social. Pour certains, ces registres d’engagements peuvent s’appuyer au quotidien sur des pratiques bénévoles, l’appartenance à un collectif. Pour d’autres, ils semblent évoluer en rupture avec un univers de solitude. Nous ne maîtrisons pas assez ces aspects, sur lesquels nous voudrions conclure. Il s’agira par la suite, sur les bases posées, d’étudier la façon dont ces registres d’engagement identifiés en séance publique s’articulent aux autres scènes, aux autres systèmes de rapport à soi et de présence à l’autre expérimentés par ces personnes au quotidien.





BIBLIOGRAPHIE

« Rencontre du Réseau Capacitation Citoyenne », dont les actes sont disponibles sur Internet. (http://www.capacitation-citoyenne.org/suite.php?newsid=4)



Bacqué M.-H. & Sintomer Y. (1999). "L'espace public dans les quartiers populaires d'habitat social", Neveu C. (dir.). Espace public et engagement politique; enjeux et logiques de la citoyenneté locale. Paris: L'Harmattan. pp. 115-147.

Berger M. (2003). Citoyenneté active en cadre institutionnel. Les logiques d’un engagement différencié. Note d’expertise. DEA en Sciences sociales. Université Libre de Bruxelles.

Beauloye L. (2003). « Relais social : un atout résolument ‘réseau’ ». Echos AMA (Association des Maisons d’Accueil). 1er semestre, pp. 8-12.

Blondiaux L. & Sintomer Y. (2002). « L’impératif délibératif », in Blondiaux L. & Sintomer Y. (dir.) Démocratie et délibération. Politix 15(57), pp. 17-35.

Boltanski L. & Thévenot L. (1991), De la Justification, Paris : Gallimard.

Cefaï D. (2002). “Qu’est-ce qu’une arène publique? Quelques pistes pour une approche pragmatiste”, in Cefaï D. & Joseph I. (eds). L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme. La Tour d’Aigues: Editions de l’Aube.

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Présentation des auteurs

Mathieu Berger est sociologue, professeur à la faculté ESPO où il enseigne la sociologie de la ville, les théories du pouvoir, les approches pragmatiques du discours en sciences sociales et les méthodes de recherche qualitatives. Il est membre du Centre de recherches inter-disciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité (CriDIS - UCL) et du Centre d'étude des mouvements sociaux (CEMS) de l'EHESS à Paris. Il a été chercheur invité à l'Université de Californie Los Angeles (UCLA, 2008/2009) et à la New School for Social Research (New York, 2012/2013).

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