Fiche Documentaire n° 4392

Titre Une expérience pédagogique "solidaire" de resserrement de la norme...

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Auteur(s) ROTH Xavier  
     
Thème ... pour résister aux dynamique d'extrémisation  
Type Analyse d'expérience : d'intervention, de formation, de recherche...  

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Résumé

Une expérience pédagogique "solidaire" de resserrement de la norme...

Depuis janvier 2015, la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation est saisie de multiples demandes d’éducateurs qui s’inquiètent de l’adhésion croissante des jeunes qu'ils accompagnent à des styles de pensée extrême. L’attachement de certains d’entre eux à la valeur de solidarité, qu’ils comprennent comme une promotion de l’entre soi, initierait dans bien des cas un processus d’extrémisation : l’instauration d’une séparation entre « eux » et « nous » déboucherait en effet très rapidement sur une logique de légitimation de paroles et d’actes à caractères racistes, antisémites et xénophobes.
Considérant que rien de sérieux ne peut être conduit en termes d'éducation et de prévention indépendamment des professionnels de terrain, une équipe d’universitaires et d’éducateurs s’est constituée autour du projet d’éducation à la citoyenneté de la Fondation du Camp des Milles.
Reposant sur le pari que l’être humain peut apprendre de son histoire, cette recherche-action vise à évaluer jusqu’où la connaissance réflexive des dynamiques d’extrémisation individuelles, collectives et institutionnelles qui ont par le passé conduit au pire, permet aujourd’hui de s’en affranchir. C’est pourquoi elle se déroulera dans les murs d’un ancien camp d’internement et de déportation, abritant aujourd’hui un musée d’Histoire et des sciences de l’Homme où sont présentées aux visiteurs des clés de compréhension pluridisciplinaires des processus génocidaires. Le support retenu pour cette recherche prendra la forme d’un atelier pédagogique à destination d’une partie des 38 000 adolescents qui visitent chaque année le Site-mémorial. Co-construit avec le service éducatif du camp des Milles, il fait suite au volet dit « réflexif » du parcours muséographique et a fait l’objet d’une validation scientifique par le Rectorat de l’académie d’Aix-Marseille.
Partant de l’hypothèse théorique que les processus d’extrémisation mettant à mal la solidarité se traduisent par un resserrement de la norme acceptée, l’objectif sera alors de faire en sorte que les jeunes puissent faire par eux-mêmes, et dans les limites d’un jeu argumentatif, l’expérience d’un tel resserrement normatif. Fonctionnant ainsi selon le principe du débat mouvant, l’atelier placera collectivement les élèves devant une succession de conflits de normes construits à partir de courts extraits du film La Vague.
Au plan de la recherche, l’enjeu de cet atelier est double. 1°) Il s’agira tout d’abord de mettre au jour le socle cognitif que mobiliseront les jeunes au cours du débat mouvant : quelles normes, quelles procédures intellectuelles, quel type de rationalité convoqueront-ils afin de trancher une série de dilemmes où la relation à l’Autre sera de plus en plus tendue au fil de l’argumentation qu’ils auront à développer ? 2°) Une fois identifié et analysé, ce socle cognitif devra faire l’objet d’un travail par les protagonistes de l’atelier eux-mêmes, que nous retrouverons individuellement puis collectivement dans leur institution quelques semaines après leur visite du Site-Mémorial. En s’appuyant sur la méthode de l’ « autoconfrontation » développée en analyse de l’activité, l’objectif de ce second moment sera tout d’abord d’obtenir chez les jeunes une mise à distance critique des dynamiques d’extrémisation auxquelles ils auront été confrontés durant l’atelier. Les résultats de ces distanciations individuelles feront ensuite l’objet d’une reprise collective, où jeunes, éducateurs et chercheurs co-institueront les savoirs et savoir-faire essentiels au maintien de la solidarité qu’il convient de retenir de cette expérience.

Bibliographie

Audigier, François
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Présentation des auteurs

Xavier Roth est maître de conférences en sciences de l'éducation au département Carrières Sociales de l'Université de Grenoble-Alpes, et membre du conseil scientifique de la Fondation du camp des Milles - Mémoire et Education.
Ses travaux portent sur la question du rapport individuel et collectif à la norme, qu'il examine dans une perspective pluridisciplinaire au carrefour de la philosophie, de l’histoire et de la psychosociologie. Leur enjeu est de venir nourrir une réflexion sur les mécanismes individuels, collectifs et institutionnels qui peuvent conduire un Etat démocratique à un autoritarisme capable de génocides.
C'est pourquoi les résultats de ses recherches en éducation à la citoyenneté sont réinvestis dans le parcours muséographie du Site-Mémorial du camp des Milles, ancien camp d'internement et de déportation abritant aujourd'hui un musée d'histoire et des sciences de l'Homme.

Communication complète

Pour résister aux extrémismes identitaires
Une expérience pédagogique collective et « solidaire »


Projet sous la responsabilité de Xavier Roth
Maître de conférences en sciences de l’éducation
Département Carrières Sociales
Laboratoires des sciences de l’éducation (EA n°602)
IUT2 – Université Grenoble-Alpes


mots clefs : éducation à la citoyenneté, solidarité restreinte, extrémismes identitaires, mémoire, expérimentation pédagogique

1. Contexte institutionnel
Le camp des Milles est un ancien camp d’internement et de déportation situé entre Aix-en-Provence et Marseille. Il abrite aujourd’hui un musée dont l’objet est de répondre à la problématique suivante : « par quels processus des personnes ordinaires et des sociétés démocratiques ont-elles pu se transformer à un tel point qu’elles sont très rapidement devenues capables d’actes génocidaires ? » [Chouraqui, 2015]. Et dans le même temps, comment rendre compte des résistances dont ont fait preuve à l’inverse d’autres sociétés et des personnes non moins ordinaires ? Témoin de ces processus multifactoriels, l’ancien camp français d’internement et de déportation est aujourd’hui un lieu de mémoire et de prise de recul réflexif. Son enjeu : développer un projet d’éducation citoyenne depuis l’examen des mécanismes individuels, collectifs et institutionnels d’ « extrémisation » [Chouraqui, 2016], tels que révélés par l’histoire du Camp des Milles, de la Shoah dont il fut l’un des rouages, comparée à celle des génocides arménien et rwandais. Ce projet bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance internationale, l’Unesco ayant accordé à l’Université d’Aix-Marseille et à la Fondation du Camp des Milles une Chaire intitulée : « Éducation à la citoyenneté, sciences de l’homme et convergence des mémoires ».

2. Problématique
Depuis janvier 2015, la Fondation du camp des Milles est saisie de multiples demandes d’éducateurs, d’enseignants et de travailleurs sociaux qui s’inquiètent de l’adhésion croissante des jeunes à des « styles de pensée » extrême. Pour certains d’entre eux, on peut faire l’hypothèse qu’une telle adhésion s’enracine (i) dans une sur-identification à des groupes promouvant (ii) des valeurs fortes telles la solidarité, mais paradoxalement réinterprétées en contexte comme une promotion de l’entre soi. On assisterait ainsi à un phénomène voisin de ce que le philosophe David Hume avait identifié comme une forme de « générosité restreinte » : « D’après la structure primitive de notre esprit, notre plus forte attention se limite à nous-mêmes ; le degré suivant de notre attention s’étend à nos parents et connaissances ; et c’est seulement le plus faible degré qui atteint les étrangers et les personnes indifférentes » [Hume (1738), 1983, p. 604]. Une telle « générosité restreinte » se présenterait actuellement sur le terrain sous les aspects d’une solidarité à géométrie variable, laquelle amorcerait un engrenage d’extrémisation identitaire. L’instauration d’une séparation catégorielle entre « eux » et « nous » déboucherait en effet très rapidement sur une logique de légitimation de paroles et d’actes à caractères racistes, antisémites et donc xénophobes.

3. Enjeux
Considérant que rien de sérieux ne peut être conduit en termes d'éducation à la citoyenneté indépendamment des professionnels qui sont au plus près de l’expérience vécue des jeunes qu’ils accompagnent au quotidien, une équipe pluridisciplinaire composée d’enseignants, de chercheurs et d’éducateurs spécialisés s’est constituée autour du projet d’éducation de la Fondation du Camp des Milles.

Que doit-on transmettre aux adolescents en termes de savoirs et de connaissances pour qu’ils puissent prendre conscience du potentiel explosif de la « solidarité restreinte » et de l’engrenage d’extrémisation qu’elle amorce? Ou, pour mieux dire, en transposant ici aux sciences de l’éducation un outil de l’épistémologie, comment faire en sorte d’éveiller chez les jeunes générations une vigilance accrue à l’égard des « styles » de pensée extrême ? Si nous mobilisons ici la notion de « style de pensée » proposée jadis par Fleck en histoire des sciences [(1935) 2005], cela tient à ce que, marquant à la fois l’originalité et la nouveauté des raisonnements, elle permet dans le même temps de souligner les continuités fondamentales de la pensée extrême au delà de ses discontinuités [Roy, 2016]. Notamment en ce qui concerne son socle cognitif, qui constitue l’objet de cette recherche, et qui est travaillé avec les élèves au cours d’un atelier pédagogique dédié sur lequel on reviendra plus bas. Par socle cognitif de la pensée extrême, on entend un ensemble de normes de procédures intellectuelles à partir duquel peuvent s’enclencher des dynamiques individuelles et collectives d’extrémisation identitaire à fort potentiel de rejet de l’Autre. C’est là ce que révèle l’histoire du camp des Milles, qui en fut hier le produit et aujourd’hui le témoin. D’où la nécessité de s’appuyer sur l’analyse scientifique des conditions psychologiques et sociétales qui ont rendu possible une telle expérience, de compléter en somme la « mémoire révérence » par la transmission d’une « mémoire référence » [Chouraqui, 2016, p. 17], afin que les jeunes générations puissent se saisir de ces clés de compréhension pour résister aujourd’hui aux engrenages vers le pire.

4. Enjeux théoriques : la normativité individuelle est-elle soluble dans l’extrémisme ?
a. Circonscrire le socle cognitif conditionnant les processus d’extrémisation
Se pose alors tout d’abord, au plan épistémologique, le problème suivant : comment et jusqu’où mettre au jour la rationalité de comportements manifestement excessifs ? Pour ce faire, il nous faudra revenir sur les continuités entre pensée ordinaire et pensée extrême [Bronner (2009), 2016]. La nécessité pour ce projet de partir d’une telle continuité réside pour partie dans l’histoire du Camp des Milles, où l’extraordinaire du crime de masse s’est enclenché dans une tuilerie ordinaire, impliquant des hommes ordinaires d’un village ordinaire de Provence. Tirant ainsi les leçons du passé, on partira de l’examen, au point de vue normatif, d’activités courantes comme le sport, le tatouage ou encore l’art contemporain dans ce qu’elles peuvent avoir d’extrême, et ce afin d’isoler le socle cognitif conditionnant dans chacun de ces cas le processus d’extrémisation. Car, ainsi que le révèle l’histoire des génocides [Semelin, 2005 ; De Swaan, 2016], un tel socle cognitif, dès lors qu’il est combiné en périodes de déstabilisations à quelques fonctionnements psychosociologiques tout à fait communs, peut amorcer un engrenage de crispations aux effets redoutables sur la relation à l’Autre [Maalouf, 1998 ; Sen, 2007].
b. L’extrémisation définie comme resserrement de la norme
On défendra en effet l’idée que c’est peut-être moins la rationalité de l’individu que sa normativité – entendue comme capacité d’instituer ses propres normes [Canguilhem, 1966] − qui se trouve tendanciellement neutralisée par les dynamiques d’extrémisation. Que le socle idéologique de référence soit politique ou religieux, que les facteurs soient psychologiques, sociologiques ou encore cognitifs, les processus d’extrémisation qui menèrent au pire par le passé ont ceci de commun qu’ils se sont tous traduits par « un resserrement de la norme acceptée » [Chouraqui, 2016]. Et par resserrement de la norme, entendons le résultat d’une opération de « surnormalisation », au sens où une norme privilégiée tend progressivement et durablement à surdéterminer l’ensemble du quotidien au point de constituer une « expérience totale » [Goffman, 1963, Dubet, 2016]. Poussé à son terme, le processus de surnormalisation débouche sur une obstruction par saturation unidimensionnelle du quotidien, lequel se trouve peu à peu vidé de la pluralité des normes qui le compose ordinairement [Roth, 2013]. Si tel est le cas, on peut alors concevoir que l’adhésion à un style de pensée extrême a pour corolaire un ambigu désencombrement du libre arbitre, et ce par l’institution d’une incommensurabilité entre les normes mises en débat par le sujet [Bronner, (2009) 2016]. Aussi, peut-on faire l’hypothèse que l’adhésion radicale à une pensée extrême a vraisemblablement pour conséquence d’alléger les conflits de normes, dans la mesure où, au plan phénoménologique de la conscience, la pluralité des normes de l’expérience [Roth, 2016] disparaît tendanciellement derrière la survalorisation d’une seule norme à laquelle tout doit se subordonner [Spinoza, 1677 ; Canguilhem, 1966 ; Milgram, 1974 ; Kruglanski, Pierro, Mannetti, De Grada, 2006]. Y compris sa propre individualité, qui, si l’on en croit les études cliniques dont nous disposons, tend à s’effacer au profit d’une surnormalité obtenue par fusion avec le groupe et les valeurs sacrées – notamment la solidarité – qu’il défend [Atran 2016a et 2016b ; Benslama, 2016]. Un tel resserrement du champ normatif déboucherait in fine sur une binarisation de l’expérience, qui se traduirait empiriquement par une valorisation de la solidarité, mais une solidarité restreinte au sens où celle-ci est fallacieusement réinterprétée comme un besoin de vivre dans l’entre soi. Or l’histoire montre combien il a été aisé pour des hommes ordinaires, une fois instituées les catégories du « eux » et du « nous », de basculer vers le « eux ou nous ».

5. Démarche empirique
S’inscrivant dans une tradition philosophique allant de l’Ethique de Spinoza à la sociologie réflexive de Bourdieu, notre démarche repose sur un parti-pris : le parti-pris humaniste que la connaissance, même si elle n’immunise pas contre les mécanismes du pire, demeure toutefois un puissant facteur d’émancipation. Faire paraître les normes qui nous déterminent afin de pouvoir les passer au crible du jugement réflexif, c’est déjà faire l’expérience d’une forme de libération.
Aussi, l’objectif scientifique du Site-Mémorial vise-t-il à compléter la traditionnelle et nécessaire approche mémorielle par la présentation pédagogique de clés de compréhension pluridisciplinaires des mécanismes individuels, collectifs et institutionnels qui ont conduit du racisme ou de l’antisémitisme jusqu’aux crimes de masse. Le pari consistant donc ici à considérer que la prise de conscience des dynamiques qui ont conditionné par le passé les génocides, permet aujourd’hui de s’en affranchir. C’est là ce que cherche à évaluer notre recherche : comment et jusqu’où la prise de conscience réflexive de ces mécanismes présentés au cours de la visite permet-elle aux élèves de s’ouvrir à une plus grande vigilance ?
a. Apprendre par expérience
La première partie du projet, consacrée à l’examen conceptuel des ressorts de la pensée extrême, joue un rôle fondamental dans l’économie générale de cette recherche. Car, une fois identifié et caractérisé, c’est très précisément ce socle cognitif qui devra être travaillé par les élèves au Camp des Milles.
Pour ce faire, on s’appuiera sur un atelier pédagogique co-construit avec le service éducatif de la Fondation qui vient compléter le volet dit « réflexif » du Site-Mémorial, et qui a fait l’objet d’une validation par le Rectorat d’Aix-Marseille. Sa conception est en effet tout entière dirigée par l’idée suivante : si l’extrémisation peut être comprise comme un processus de resserrement de la norme acceptée – dont les élèves auront par ailleurs vu la forte charge agonistique dans le parcours muséographique – notre objectif pédagogique sera alors de faire en sorte que, sous les aspects d’un jeu argumentatif, ils puissent faire eux-mêmes l’expérience d’un tel resserrement normatif [Dewey, (1916) 1975]. L’idéal étant qu’ils soient amenés à se sentir tantôt proches, tantôt éloignés des acteurs de tels processus, tantôt complices par passivité ou conformisme, tantôt résistants. On notera que cette expérience pédagogique collective du resserrement de la norme, aussi expérientielle qu’elle soit, n’en est pas pour autant « spontanée » [Audigier, 2015]. Dans la mesure où l’atelier fait suite à la visite, celui-ci sera nécessairement vécu par les élèves à travers le prisme des savoirs académique qui leur auront été présentés au fil des volets historique, mémoriel et réflexif du musée.
La pratique du débat mouvant (encore appelé jeu de positionnement), fondée sur l’argumentation des élèves entre eux, nous apparaît comme l’outil pédagogique le mieux à même de traduire, au plan opérationnel, les hypothèses théoriques avancées précédemment. Construit à partir de la trame narrative du film La Vague, cet atelier se composera ainsi d’une succession de conflits de normes impliquant une pluralité de manière de se rapporter à l’Autre ; y compris les plus tendues, dans la mesure où le jugement individuel de l’élève sera progressivement en proie aux normes potentiellement agonistiques du groupe auquel il estimera appartenir. La mise en œuvre par le jeu de telles dynamiques de resserrement de la norme n’est évidemment pas la finalité de l’exercice que nous proposons. Il s’agit d’un moyen pour atteindre l’objectif pédagogique suivant : faire prendre conscience aux élèves du potentiel explosif de ces dynamiques qu’ils auront eu à évaluer au cours du débat mouvant. Ce qui exige, à titre de condition de possibilité, une mise à distance critique par l’élève de sa propre activité durant l’atelier.

b. Apprendre par analyse de l’expérience
Pour approfondir la dimension réflexive de l’atelier, on procédera en deux temps :
1) En s’appuyant sur la démarche ergologique [Schwartz, 2000], il s’agira tout d’abord de mettre au jour les normes et les valeurs qui ont été mobilisées plus ou moins explicitement par les élèves afin de trancher les dilemmes présentés durant l’atelier. On cherchera ensuite à évaluer dans quelle mesure la présentation, durant la visite, des mécanismes individuels et collectifs qui ont conduit au pire, pèse sur les différents conflits de normes auxquels les élèves sont confrontés. Pour repérer les symptômes de l’extrémisation, et aux côtés de l’analyse de l’activité, on pourra s’aider du logiciel Reader Bench afin d’examiner les champs lexicaux (d’opposition, de clivage identitaire type « eux et nous ») utilisés par les participants durant le débat mouvant. Sachant que, au fur et à mesure de l’atelier, des biais d’adhésion à un style de pensée extrême (conformisme, binarisation) seront implicitement introduits, afin de peser de plus en plus sur les choix qu’ils auront à formuler.
2) Le deuxième temps sera tout d’abord consacré à la mise à distance critique par l’élève de sa propre activité durant l’atelier, puis à l’institutionnalisation collective des savoirs à retenir de cette expérience. Précision non négligeable, l’enjeu de ce deuxième moment est en outre de dépassionner – et éventuellement déculpabiliser – les élèves quant à leurs prises de position argumentatives, dont leur on rappellera qu’elles sont des prises de positions normales. On veillera ainsi à ce que certains élèves ne revendiquent pas le statut de héros “résistants” de la classe, tandis que d’autres versent dans la culpabilisation et/ou se considèrent comme « faibles ». Pour ce faire nous nous rendrons dans les établissements quelques semaines après la visite au camp des Milles, afin de procéder à une série d’« autoconfrontations » mobilisées d’ordinaire en analyse de l’activité (Clot et Faïta, 2000 ; Theureau, 2010). Les ateliers La Vague étant filmés, nous demanderons ainsi aux élèves volontaires ayant participé à l’expérience qu’ils explicitent, sur la base des vidéos réalisées lors du débat mouvant, les freins ou au contraire les facilitateurs de leurs choix lors des dilemmes. Les résultats de ces auto-confrontations feront ensuite l’objet d’une reprise en classe, où élèves, enseignants et chercheurs institueront collectivement les connaissances fondamentales qu’il convient de retenir de cette expérience [Audigier, 2007].

6. S’appuyer sur le Site-Mémorial pour diffuser auprès du grand public des résultats de la recherche
Au plan des retombées sociétales, l’objectif de cette recherche est donc le suivant : élaborer des clés de compréhension pluridisciplinaires des dynamiques d’extrémisation à partir des résultats de la recherche scientifique, qui seront ensuite présentées aux 75 000 visiteurs annuels du Site-Mémorial, dont 38 000 scolaires. Ces clés de compréhension seront d’autant plus proches des visiteurs qu’ils pourront s’identifier encore plus directement aux sujets qui ont participé à l’expérience. Au-delà des contenus muséographiques, la diffusion et la valorisation de la recherche ainsi engagée passera également par l’amendement des modules de formations déjà mis en place par la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Education sur le sujet, destinés aux policiers, aux agents préfectoraux et de la fonction publique territoriale, aux travailleurs sociaux et aux enseignants (divers partenariats étant déjà signés en ce sens).
7. Synthèse
D’après le modèle de radicalisation proposé par Moghaddham [2005], on peut figurer le processus psychologique menant de la « perception d’injustices » à « l’action terroriste » sous la forme d’un escalier à cinq niveaux. Le public visé par ce projet de recherche est celui qui n’a pas encore entamé l’ascension ; ou qui se situe pour le moment à la première marche. C’est effectivement à ces deux premiers niveaux que l’adoption d’une « solidarité restreinte », ouvrant la voie à une binarisation du monde le monde (« eux » et « nous »), vient précipiter une mécanique d’extrémisation généralisée.

L’analyse du passé montre qu’il faut réagir fermement dès les commencements, les résistances contre les extrémismes étant de plus en plus difficiles au fil des engrenages et de leur accélération. C’est ce dont témoigne l’histoire du Camp des Milles et de la Shoah dont il fut l’un des rouages. Aujourd’hui nous savons en partie comment, par la combinaison de mécanismes individuels et collectifs, l’extraordinaire du crime de masse a pu naître de l’ordinaire. C’est pourquoi il est urgent de diffuser largement ces connaissances auprès du grand public, de compléter en somme la mémoire révérence par la transmission d’une mémoire référence, afin qu’il s’en saisisse pour résister aux engrenages vers le pire.

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Terestchenko, Michel
2005, Un si fragile vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, Paris, La Découverte.
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TerRa, European Network based prevention and learning program,
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Theureau, Jacques
2010, « Les entretiens d'autoconfrontation et de remise en situation par les traces matérielles et le programme de recherche cours d'action », Revue d'anthropologie des connaissances, 2 (4), p. 287-322.

Wittgenstein, Ludwig
1953, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004.

Résumé en Anglais


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