Solidarité, solidarités ?
Ce texte a pour ambition de proposer un regard principalement analytique et théorique sur l’évolution des solidarités au sein de sociétés en mutation profonde. Je développe une tentative de réflexion sur les conditions d’un possible développement des solidarités nouvelles, et le rôle possible des travailleurs sociaux. Le cadre théorique est celui de la sociologie critique comme champ disciplinaire principal.
Afin de préserver la cohésion sociale, les États ont organisé durant le XXe siècle la solidarité à l'échelle nationale sur la base d'une logique assurantielle prenant le contrepied de la logique de bienfaisance, et en France le relais des politiques d’assistance mises en place au XIXe siècle (Donzelot, 1994). Ce système a perduré jusqu’à la fin des trente glorieuses (Corm, 2010, Supiot, 2010). Depuis les années 1990, la mondialisation capitaliste s'est imposée sur l'ensemble de la planète. Celle-ci se construit et se développe contre toute forme d'appartenance (familiale, religieuse, communautaire). Le néolibéralisme se met en place sur fond de marchandisation de l'ensemble des activités humaines, réduisant l’ensemble des activités à une rationalité instrumentale (Dardot/Laval, 2010). La vie des individus est annexée par la logique d'entreprise et chacun doit devenir « entrepreneur de soi-même », dans une mise en concurrence généralisée. Relais de la solidarité étatique vers les populations en difficulté, les travailleurs sociaux se trouvent confrontés à l'affaiblissement de la solidarité nationale et à son transfert soit vers des acteurs territoriaux, eux-mêmes en difficulté, soit vers des logiques « d'innovation ». Les anciennes solidarités sont mises en péril au profit d'une promotion de l'individu gestionnaire de sa propre vie. Il est illusoire d'imaginer que le système néolibéral permettra de renforcer les solidarités, alors qu'il ne vise que leur destruction pure et simple (Badiou, 2016). Dès lors, comment créer du lien dans un contexte de désaffiliation (Castel, 1995) ? Face au déficit de réponses politiques satisfaisantes, la recherche de liens de solidarité s'effectue alors dans plusieurs directions : 1) Resserrement autour de liens identitaires (Bancel et alii, 2015) 2) Les classes moyennes s'orientent plutôt vers la remise en cause des modes de production dominants ou d'organisation politique : militantisme écologique et recherche de modes de vie alternatifs (Latouche, 2010) ou modes d'exercice démocratiques horizontaux (Occupy, Indignés, Nuit debout...). 3) Persistance d'anciens modes de solidarité (intergénérationnelle, confessionnelle, professionnelle). Si certaines représentent des formes de résistance face à un ordre social et économique générateur d'inégalités, d'injustices et de désespoir, d’autres (le repli identitaire) représentent des formes de solidarités régressives : renfermement sur soi et rejet de l’autre. En France comme ailleurs en Europe, les replis identitaires visent l’immigration et les populations d’origine étrangère autant que ceux qui les soutiennent, au nom d’une identité culturelle fantasmée. La solidarité ne devrait s’opérer qu’entre ceux qui partagent les mêmes références et la même origine. Sur quelles bases refonder une solidarité citoyenne et sortir de « l’hiver du vivre ensemble » ? Réactiver les solidarités suppose de définir ce que les aspirations des gens ont en commun, explorer les pistes politiques et sociétales susceptibles d'aider à les atteindre en s'appuyant sur celles qui existent déjà (intergénérationnelles, associatives), savoir aller au-delà des différences (distinction) pour saisir les écarts (exploration). Enfin, saisir les enjeux en présence dans leurs dimensions historique (colonialisme), économique (classes) et politique (pouvoir). L’intervention de terrain doit s’appuyer sur une critique théorique indispensable. Il y a là un défi tant pour les travailleurs sociaux eux-mêmes que pour les formations en travail social.
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