Introduction :
Les services de santé de première ligne sont nécessaires au bien-être et à la qualité de vie des individus et des communautés (Goudet, 2009). À l’échelle régionale ou locale, ces services entrent dans la grande catégorie des services de proximité, eux qui sont indispensables au bon développement des communautés. En plus de répondre aux besoins locaux, les services de proximité influencent la cohésion sociale par les liens de réciprocité qu’ils ne manquent pas de générer (Simard, 2005). Or, au Québec, les réformes du système de santé des dernières décennies ont fragilisé l’accès aux services de proximité en santé (Contandriopoulos, 2008), ce qui se traduit par souvent par l’accès difficile à un médecin de famille dans des délais raisonnables (Commissaire à la santé et au bien-être, 2017).
C’est dans ce contexte, au tournant des années 2000, que sont apparues les coopératives de santé québécoise, généralement en réaction au départ du dernier médecin de famille de la communauté (Brassard et Darou, 2012). Une coopérative (CS) est ainsi:
« Une entreprise collective qui produit des services pour promouvoir, maintenir et améliorer l’état de santé et les conditions de vie des communautés tout en impliquant ses membres à l’organisation des services sur une base décisionnelle. Ces derniers définissent et gèrent les services et les investissements de la coopérative en fonction de leurs besoins. cette gestion démocratique assure l’arrimage entre les besoins locaux et les services offerts » (Fédération des coopératives de services à domicile et de santé du Québec, 2009, p. 2)
Ce type d’initiative locale est intéressant à étudier, car il témoigne de cas où des communautés ont pu trouver une solution collective à un problème vécu le plus souvent individuellement. Dans la mesure où ces CS permettent aux milieux de reprendre un contrôle sur des situations qu’elles ne faisaient que subir jusqu’alors, certains auteurs n’hésitent pas à utiliser le terme « d’empowerment » pour parler de projets de ce genre (Girard, 2006). Cela dit, le processus général qui mène à l’empowerment est complexe et encore mal compris (Ninacs, 2008). Les conséquences de ce flou théorique sont réelles : perte du sens originel du terme et appropriation du concept par des intérêts ou causes allant à l’encontre du but originel souhaité (Bacqué & Biewner, 2013).
Méthodologie :
Ces assertions ont attiré notre attention dans le cadre de nos études doctorales. Afin de mieux comprendre comment une CS peut faciliter ou mener à l’empowerment de la communauté, nous avons réalisé en 2013 une étude exploratoire de cas unique (Yin, 2009), soit celui de la Coopérative de santé de la municipalité régionale de comté (MRC) Robert-Cliche (Québec, Canada). À partir du cadre théorique de l’empowerment de Ninacs (2008) nous avons observé les quatre dimensions de l'empowerment communautaire : participation, compétences, communications et capital communautaire. Au total, 27 entretiens de recherche semi-dirigés ont été réalisés avec des membres de la CS et avec des acteurs clés de la communauté. Une analyse de contenu thématique du corpus documentaire relatif à la CS a aussi été réalisée. Toutes les données ont été traitées à l’aide du logiciel Nvivo 10.
Le cas de la MRC Robert-Cliche :
La MRC Robert-Cliche est un territoire peu étendu et populeux d’environ 20 000 habitants de la région de Chaudière-Appalaches (QC). Elle est située en périphérie de la Ville de Québec et, plus près, de la ville de Saint-Georges de Beauce. Sans être nécessairement dévitalisée, la MRC a toujours eu un développement plus stagnant que les MRC voisines. « Coincée » entre les villes de plus grandes importances de Ste-Marie/Québec d’un côté et de St-George de Beauce de l’autre, elle a dû apprendre à vivre avec la fuite des capitaux (et des familles) vers les pôles économiques voisins de plus grandes importances. En 2007, une étude est réalisée sur les besoins en services de santé et les conclusions sont inquiétantes. D’abord, le nombre de médecins est insuffisant pour les besoins locaux. Ensuite, aucun nouveau médecin n’est venu s’installer dans la MRC depuis 1994. Pire encore, la moitié des 11 médecins en pratique en 2007 prendront leur retraite dans un horizon de cinq ans. La MRC est donc au bord de la catastrophe en matière de services de santé de proximité et rien ne semble vouloir infléchir la tendance.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation difficile, mais dans le cas de la MRC Robert-Cliche, le problème venait d’abord de la concentration des effectifs médicaux dans le pôle urbain voisin de St-George de Beauce. Cette iniquité était entretenue par la désuétude des cabinets médicaux (informatisation, travail interdisciplinaire, etc.) de Robert-Cliche. Enfin, entre plusieurs médecins de la MRC, et entre ces mêmes médecins et les gestionnaires du système de santé local, régnait un climat de suspicion, voire de conflit malsain. Les communications entre tous ces acteurs étaient réduites au minimum, ou carrément inexistantes, ce qui entretenait l’individualisation des problèmes et empêchait le travail collaboratif.
Armé de ces constats, le Centre local de développement (CLD) décide de passer à l’action en 2017 et délègue une agente de développement au dossier. Cette dernière fait un inventaire des différentes solutions possibles, visite le modèle japonais de CS et soumet finalement un projet au conseil d’administration du CLD: une coopérative de santé à l’échelle de la MRC. La population est informée et mobilisée autour du projet, avec un succès phénoménal. L’assemblée d’organisation a lieu au mois de mai 2008 et la CS se fixe alors comme mission de développer un réseau de services de proximité en soins de santé dans la MRC Robert-Cliche, de coordonner l’offre globale et d’offrir une approche intégrée en promotion et prévention en santé.
Lors de notre présence sur le terrain en 2013, la CS accueillait en ses murs sept médecins généralistes, une travailleuse sociale, une psychologue, une nutritionniste, une infirmière bachelière et un infirmier praticien spécialisé (IPS-PL). Elle était à la fine pointe de la technologie et avait développé une offre de services complémentaires en santé (prise de sang, vaccin pour voyages, etc.). Également, elle avait développé une approche axée sur la prévention et la promotion des saines habitudes de vie inspirée de l’expérience japonaise nommée « Hans kaï».
Les composantes identifiées de l’empowerment:
On constate d’abord que la coopérative est un dispositif de participation accessible et significatif pour la population. Au contraire de ce que l’on retrouve dans le secteur public, les membres de la coopérative disposent de plusieurs moyens de s’impliquer dans les questions locales relatives aux services de santé : devenir membre, assemblée générale, conseil d’administration, ambassadeur de la CS, bénévolat, campagne de levée de fonds, Hans kaï, etc. En ce sens, la coopérative constitue une avancée certaine sur le plan de la participation locale. L’un des grands apports de la coopérative est le développement de nouvelles compétences collectives. La CS, est en soi une nouvelle compétence, qui sert d’abord à fournir de manière efficace des services de santé de proximité à la communauté. Ensuite, de par sa forme « coopérative », elle est capable de réseauter les différents acteurs en santé et de créer des liens avec le reste de la communauté (monde municipal ou des affaires). Ce dernier aspect est directement en lien avec les communications. Ces dernières, auparavant presque inexistantes entre les différents acteurs en santé locaux, se sont considérablement déployées et densifiées. L’aspect intéressant de ce phénomène c’est qu’il ne se limite pas au réseau local de santé. En effet, les acteurs du monde municipal et des affaires sont très liés à la CS (certains étant même sur le CA), facilitant ainsi l’élaboration d’une stratégie globale de développement de la communauté. Enfin, un peu en guise de résultat, on constate que le capital communautaire se manifeste par cette fierté palpable qu’ont les membres envers leur coopérative. Le rayonnement de la CS, les prix et les succès récoltés renforcent cette appartenance. La MRC Robert-cliche devient alors un milieu envié par les autres. La conscience citoyenne, elle, s’observe par la forte propension des membres à payer leur cotisation annuelle, non pas pour avoir un accès à un médecin de famille (besoin individuel), mais bien pour permettre à la communauté de se doter de services de proximité nécessaires au bien-être et à la qualité de toutes et de tous (besoin collectif).
Conclusion :
Le concept d’empowerment a été soumis à de nombreuses critiques ces dernières années, parfois avec raison. Sa récupération par des intérêts néolibéralistes est probablement son plus grand péril actuel, car à l’échelle individuelle, il est désormais associé à la responsabilité personnelle, mais aussi à la liberté de choisir, d’agir et de consommer de façon rationnelle : homo œconomicus dans toute sa splendeur! L’une des façons de contrer cette « domestication » (Bacqué & Biewner, 2013, p. 76) de l’empowerment est de le replacer dans un contexte dynamique et d’observer ses relations avec les niveaux organisationnels et communautaires. C’est seulement alors qu’il peut prendre tout son sens, car cela désamorce d’une part l’aspect individualisant du concept, en plus de réaffirmer l’importance des liens de réciprocité dans un milieu de vie afin qu’il favorise l’empowerment du plus grand nombre.
Nos résultats vont en ce sens. Ils démontrent comment des individus, rassemblés par des liens de partage et d’entraide au sein d’une entreprise d’économie sociale, peuvent agir concrètement pour façonner un milieu de vie qui répond plus adéquatement aux besoins locaux. La coopérative de santé, en ce cas, peut certainement être qualifiée de «véhicule» (Chaskin, Brown, Venkatesh, & Vidal, 2001; Ninacs, 2008) de l’empowerment. Grâce à elle, la MRC Robert-Cliche a pu s’engager sur un chemin dont le point de départ était « la collectivité » et se diriger vers une destination qui est « la communauté » et cela, dans sa plus belle acceptation du terme (Bhattacharyya, 2004).
Références:
Bacqué, M.-H., & Biewner, C. (2013). L'empowerment, une pratique émancipatrice. Paris: La Découverte.
Bhattacharyya, J. (2004). Theorizing Community Development. Journal of the Community Development Society, 34(2), 5-34. doi: 10.1080/15575330409490110
Chaskin, R. J., Brown, P., Venkatesh, S., & Vidal, A. (2001). Building community capacity. New York: AldineTransaction.
Commissaire à la santé et au bien-être. (2017). Perceptions et expériences de la population : le Québec comparé – Résultats de l'enquête internationale sur les politiques de santé du Commonwealth Fund de 2016. Québec: gouvernement du Québec. Repéré à http://www.csbe.gouv.qc.ca/fileadmin/www/2016/CWF/CSBE_CWF_2016_Rapport_Resultats.pdf
Contandriopoulos, A.-P. (2008). La réforme du système de santé: un enjeu de société. Santé, société et solidarité, (2), 31-40.
Fédération des coopératives de services à domicile et de santé du Québec. (2009). Qu'est-ce qu'une coopérative de santé. Repéré le 22 novembre, à http://www.fcsdsq.coop/
Girard, J.-P. (2006). Une voie originale d'empowerment des citoyens dans le système de santé: les entreprises collectives. Repéré à http://www.greas.ca/publication/pdf/jpgirard.pdf
Ninacs, W. A. (2008). Empowerment et intervention - développement de la capacité d'agir et la solidarité. Québec: Presses de l'Université Laval.
Simard, M. (2005). Les services de proximité en région rurale: une synthèse des connaissances. Rimouski: Chaire de recherche du Canada en développement rural, UQAR.
Yin, R. K. (2009). Case study research: design and methods (4ème édition). Thousand Oaks: Sage Publications.
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