La réussite des parents parlons-en !
Construire une solidarité entre des parents pour faciliter la réussite des enfants dans un quartier dit « en zone urbaine sensible » en créant des ponts entre la France et le japon
Cet article présentera le contexte de cette recherche action ainsi que le point de départ de la démarche. Il précisera le déroulement de la partie action et du travail de recherche avec parents et professionnels acteurs en France. Une mise en écho avec le Japon sera rapidement exposée.
Un contexte d’habitat social et beaucoup d’enfants vivant en situation précaire
Cette recherche action se déroule dans une banlieue d’Echirolles ville proche d’une grande ville de France : Grenoble. Echirolles est une ville de 35 826 habitants (INSEE 2012) qui a un taux de pauvreté de 18%. Ce quartier est lui-même divisé en deux entités : Les Essarts qui a lui seul regroupe 4 300 habitant-es, soit 12% de la population. C’est une population plutôt jeune et familiale. 83% des enfants de moins de 15 ans couverts par la Caf vivent dans un ménage sous le seuil de bas revenus soit 990 enfants. Surieux qui regroupe 2 600 habitant-es, soit 7% de la population. Là encore, 81% des enfants de moins de 15 ans couverts par la Caf vivent dans un ménage sous le seuil de bas revenus soit 600 enfants.
Compte tenu des questionnements exprimés par différents acteurs du quartier (professeurs des écoles, médecins, professionnels petite enfance, parents, etc…) sur les difficultés de langage des enfants il a donc semblé important de partager des représentations et des connaissances avec un maximum d’acteurs en situation éducative et pédagogique. La ville d’Echirolles a souhaité prendre en compte le questionnement des parents et des professionnels en mettant en place une recherche-action. L’IFTS d’Echirolles accompagne cette dynamique de recherche-action depuis 4 ans (2013- 2017).
Plutôt que de partir du problème de la mise en échec de ces enfants, il a été décidé par l’ensemble des acteurs concernés de partir sur la notion de réussite des enfants et les enjeux liés à cette réussite. Les parents participants (de façon continue ou irrégulière) directement à la recherche-action sont au nombre de 20. Les parents concernés indirectement par cette démarche sont aujourd’hui au nombre d’environ 300 parents.
Les objectifs initiaux de cette démarche :
Les objectifs de cette démarche sont multiples. Dans un premier temps c’est permettre à l’ensemble des acteurs du territoire d’avoir un cadre de référence commun autour de la réussite des enfants (développement global, langage, identité de l’enfant…). C’est également favoriser la création d’une dynamique entre acteurs (professionnels et habitants citoyens) qui permettrait une plus grande prise en compte des mutations sociales et sociétales. C’est aussi permettre aux parents de mettre en œuvre une réflexion autour de la réussite, du langage et de contribuer à la co-construction d’une solidarité partagée autour des enfants sur le quartier.
Déroulement et modalités pédagogiques
Cette démarche de recherche action s’inspire du pédagogue Paolo Freire « coupée de la pratique, la théorie devient simple verbalisme ; séparée de la théorie, la pratique n’est qu’activisme aveugle. » (Freire, 2001, [1974], p188). Ce travail vise à rendre visibles les représentations que des parents ont de leur rôle, leur place et des moyens dont ils disposent pour assurer l’éducation et la réussite au sens large de leurs enfants. Il vise également à rendre audible la parole de parents issus de quartiers défavorisés, et ainsi à élargir les idées souvent négatives et largement véhiculées à leur propos et auxquelles certains parents peuvent parfois s’identifier.
Une proposition de méthodologie « collective » pour réfléchir sur le thème de « réussite des enfants » et ses enjeux a été adoptée, des échanges ont permis de constituer un premier corpus concernant la représentation de ce qu’est la réussite des enfants pour les acteurs de ce quartier. Sur la proposition des parents un jeu a été construit pour servir de support à la rencontre avec d’autres parents, il représente « l’outil méthodologique » à l’enquête de terrain. Les parents du groupe ont intitulé cette recherche action : « la réussite des enfants parlons-en ! »
Construction d’un jeu
Afin de partir à la rencontre des habitants et de récolter de la « matière » pour comprendre ce qu’est la notion de réussite pour les parents de ce quartier, le support du jeu a été proposé par des parents. Les objectifs de ce jeu sont multiples. Il s’agit dans un premier temps de montrer que tout le monde est concerné et recueillir la parole d’adultes qui ne seraient pas venus spontanément dans un groupe fermé. Il est souvent nécessaire de faire tomber la crainte du jugement. Le jeu a aussi pour objectif de valoriser la participation des habitants en les associant à cette démarche. Un dernier objectif est de faire du lien, créer un réseau entre les différents lieux d’accompagnement, valoriser une complémentarité, une vision commune.
Le jeu comporte 4 aspects :
• 117 cartes plastifiées comprenant soit des images soit des mots (traduits en 6 langues) afin de permettre un large choix de représentations potentielles. Ces cartes ont été élaborées par le groupe de parents et de professionnels à partir des notes issues de 3 mois d’échanges à l’intérieur du groupe sur la notion de réussite. Ces cartes sont également éditées sur papier pour permettre à chaque joueur une fois qu’il a fait son choix d’en expliquer les raisons par écrit au verso de la carte en réponse à la question « pour vous la réussite des enfants c’est quoi ? ».
• Un arbre support de récolte des cartes qui permet d’exposer la vision d’une construction collective.
• « Des cartes pistes » vierges qui permettent aux participants de donner des idées pratiques pour favoriser selon eux la réussite des enfants.
• Un immeuble pouvant réceptionner les cartes pistes qui deviennent des fenêtres pour échanger ensemble des pratiques possibles dans l’éducation des enfants.
Le jeu est pratiqué sur le quartier soit en extérieur (place, sortie d’école), soit dans des lieux où se trouvent des parents (établissements d’accueil de jeunes enfants, centre social, ludothèque etc..).
A partir du jeu, des données sont récoltées, saisies et analysées avec un groupe de parents et de professionnels.
A partir de ce jeu deux axes se sont dégagés : une partie recherche et une partie action.
Une démarche de « recherche action » ou « d’action recherche »
La démarche de recherche action est une démarche particulière qui va et peut prendre de multiples formes. Elle a été initiée en partie par Kurt Lewin pendant la guerre mondiale de 1939-1945, mais nous pouvons aussi trouver certaines racines dans les travaux de John Dewey en lien avec les démarches des écoles nouvelles au début du siècle (Thirion, 1981).
Pour nous, au-delà de ces origines, la démarche de recherche action se réfère à deux « penseurs » et « pédagogues » très influents dans le travail social : Paulo Freire, pédagogue brésilien qui a mis en avant les concepts de conscientisation et d’émancipation. Ces deux concepts sont au cœur de la démarche de recherche action. Un autre penseur influent dans notre démarche de recherche action est Henry Desroche, qui a initié également une forme de « recherche-action » reliée de façon plus précise à la dimension apprenante.
La démarche de recherche action n’est pas uniforme, ni modélisable. Elle se situe en permanence sur une ligne de tension entre les deux pôles que sont la recherche et l’action. Le terme anglais était « action research » donc l’action était placée en premier, pourquoi l’expression française a-t-elle été choisie en inversant les termes ? Selon la définition et la valeur que l’on va donner à chaque pôle la définition même de la « recherche action » va se modifier. La recherche action n’est pas l’addition d’une recherche avec une action, ou d’une action avec une recherche, elle est une démarche spécifique qui va emmener un processus de transformation des individus en leur donnant les moyens d’agir sur leur environnement au sens large du terme. C’est en cela, dans la mise en œuvre de ce processus que la recherche action est au cœur même de la pédagogie de Paulo Freire. Pour lui, « la connaissance n’est pas quelque chose de donnée, de finie ; c’est un processus social, qui exige l’action transformatrice des êtres humains sur le monde. »
La recherche action est donc un moyen de transformation des pratiques sociales. Elle vient également participer à transformer les rapports entre les « chercheurs » et les « praticiens », mais de façon plus large elle vient transformer le rapport entre le savoir et le monde. La démarche de recherche action participe à faire entendre la parole des personnes les moins entendues dans la société, elle participe normalement à un partage des pouvoirs. La recherche action va avoir différentes fonctions. Elle peut jouer un rôle dans la construction de connaissance en mettant à jour de « nouveaux savoirs » (Desroches, 1991). Ces savoirs sont en général des savoirs partagés et proches des préoccupations des populations concernées. Ce sont en général des savoirs co-construits.
La recherche action vient transformer les rapports entre le ou les chercheurs et les praticiens. Le chercheur devient obligatoirement « chercheur-praticien » et les praticiens deviennent eux-mêmes « praticiens-chercheurs ». Une forme de porosité des places vient progressivement se jouer et peut être déstabilisante.
A Echirolles nous avons tenté de mener une démarche singulière : avec la création de l’objet de recherche, puis la création de l’outil support d’enquête. Dans un troisième temps nous avons récolté ensemble les données et nous en avons fait le traitement. Si certains aspects de cette démarche ont pu rester plus dans l’ombre, parallèlement une partie de cette démarche a généré un certain nombre d’actions directement visibles sur le quartier.
La partie recherche
A partir des données recueillies une catégorisation a été faite par le groupe en 4 grands axes : définitions de la réussite, valeurs qui la sous-tendent, pratiques de l’enfant, pratiques des parents nécessaires à cette réussite.
Ces catégorisations ont elles-mêmes été réparties en items et font l’objet d’une écriture collective par le groupe avec l’idée d’une publication permettant de mettre en valeur la parole des parents de ce quartier. Ce travail est actuellement en cours.
La partie action
Elle se traduit sous plusieurs formes :
Un livre CD : premier travail d’écriture pour donner aux familles du quartier une première vision de ce qu’elles ont pu dire. Le petit groupe de parents et professionnels, porteur de la démarche, accompagné par un auteur compositeur interprète, s’est imprégné de la parole des habitants par la lecture des résultats et a écrit des petits textes dans un style plutôt poétique. Ces textes ont été rassemblés sous la forme d’un livret et mis en musique. Ils ont été présentés au public lors d’un « temps fort » organisé sur les quartiers. A cette occasion ces textes ont été édités. Ils sont également régulièrement diffusés sur le quartier dans le cadre des malles ressources.
Les malles ressources : afin de mettre en pratiques les propositions émanant des parents ayant participé au jeu, il a été décidé de construire des malles ressources qui regroupent : jeux, livres pour enfants, pour adultes, cd, dvd, proposition d’activités et de lieux ressources pour enfants et parents. Une première malle est constituée autour du thème de l’expression, une autre sur le thème de la place de l’enfant dans la société vient juste d’être finalisée. Deux autres thématiques sont en perspectives. L’objectif de ces malles est de participer à la réussite des enfants de ce quartier en s’appuyant sur des propositions de parents et de professionnels. Ces malles sont donc prêtées aux parents en particulier lors de temps de jeu dans les écoles.
Temps de jeux : ces temps de jeux à destination des enfants du quartier avec les malles ressources étaient envisagés dans un premier temps à l’extérieur. Pour différentes raisons (nous n’avons pas le temps de les détailler ici) ces temps n’ont pas pu se mettre en place, mais des parents ont suggéré d’organiser ces temps de jeux dans les écoles maternelles en accord avec les enseignants. Depuis janvier ces temps, animés par les parents eux-mêmes, se sont mis en place une fois par semaine sur une première école. Les malles ont été divisées en « mallette » de jeux et sont prêtées pour une semaine. Le bilan à ce jour est très positif car cette action vient répondre à un besoin du quartier, cela facilite la rencontre et la solidarité entre les parents. Cette action vient également ouvrir les possibles et apporter des jeux que les enfants ne connaissent pas, elle vient aussi encourager pour les parents la mise en place de temps de jeu avec leur ou leurs enfant(s).
Un détour par l’ailleurs : le lien avec le japon
Un lien existe avec la chercheuse Japonaise Yumiko Kinoschita. Un détour par l’ailleurs a également été fait et a permis, par l’intermédiaire du jeu créé, de percevoir quelle représentation de « la réussite des enfants » avaient des parents japonais et de la mettre en écho avec celle des parents d’Echirolles.
Le jeu créé par les parents d’Echirolles a servi de support à des rencontres avec des parents au Japon. Des éléments de réponse donnés par les parents japonais ont étés mis en écho avec les réponses des parents d’Echirolles. Certaines ressemblances sont frappantes dans les réponses des parents. D’autres aspects au contraire montrent des différences liées en particulier au cadre « culturel » préexistant.
Suite à la rencontre entre des parents d’Echirolles et Yumiko Khinoschita, un nouveau projet est né autour de l’alimentation de l’enfant et en particulier le goûter de l’enfant. Des échanges de recettes sont en cours, un atelier de cuisine japonais a été organisé avec des enfants et des parents du quartier.
Ce détour permet en particulier de sortir des représentations classiques et d’aborder la diversité d’une autre manière. Cela engage le débat et la rencontre hors des tensions liées actuellement en France aux questions communautaires et religieuses particulièrement prégnantes sur le quartier.
Conclusion
Ce travail n’est pas encore finalisé, il se poursuit. Il est nécessaire de lutter en permanence pour maintenir des formes de mobilisation. La vie des familles est souvent précaire et la mobilité va engendrer des départs. Plusieurs parents qui sont entrés dans cette démarche ont trouvé un emploi ce qui est plutôt de l’ordre du résultat positif mais rend plus difficile la mobilisation. Une grande énergie s’est dégagée de ce groupe avec une envie de communiquer sur son travail malgré un contexte pas toujours favorable. Les parents se sont constitués de façon récente en association, pour le moment petite association qui comprend les participants au groupe de travail, elle sera peut-être amenée à se développer. Il va s’agir aujourd’hui de construire les liens entre l’association et la municipalité. Il est essentiel que la municipalité ne se décharge pas sur l’association mais vienne au contraire en soutien à celle-ci en mettant la compétence professionnelle au service de l’association pour engager la suite du projet.
Le jeu de départ a également été joué avec les professionnels du service petite enfance (160 personnes) animé par un groupe de parents, et avec des étudiants éducateurs de jeunes enfants. Il serait intéressant de comparer les données recueillies auprès des professionnels et des étudiants avec celles des parents. Le travail d’écriture en cours se poursuit et devrait donc prochainement donné lieu à publication pour rendre visible cette parole de parents. Les malles ressources et les temps de jeu hors les murs se développent avec l’objectif de donner aux parents de ce quartier des outils possibles pour répondre à leurs attentes.
L’ensemble de cette démarche devrait permettre de tendre vers l’approche d’un « inédit possible » (Freire, p. 103).
Le groupe de parents et de professionnels (8 personnes) mobilisé par cette démarche souhaitait venir ensemble à MONTREAL pour témoigner de cette solidarité créée entre les acteurs. Pour le moment les fonds n’ont pu être rassemblés pour cela. La présentation au colloque sera faite cependant seulement à deux voix (un parent et la coordinatrice de la recherche action Marie-Laure Bonnabesse).
Marie-Laure Bonnabesse et le groupe de parents et de professionnels "la réussite des enfants parlons en!"
Bibliographie
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